Histoire du protestantisme parisien et de l'Oratoire

1940-1945 : Seconde Guerre mondiale

Le 29 mai 1942, une ordonnance allemande contraint tous les Juifs âgés de six ans et plus à porter, à partir du 7 juin, une étoile de David jaune cousue au vêtement. Le pasteur Bertrand décide de passer outre l’habituelle circonspection qu’il adopte comme président de la Fédération protestante de France : il réunit le Conseil, le 5 juin, et rédige une lettre à l’adresse du maréchal Pétain ; il la confie au pasteur Boegner qui, le 27 juin, la lit au chef de l’État avant de la lui remettre. C’est la protestation officielle d’une Église, la seule à ma connaissance contre le port de l’étoile jaune. Cette lettre n’est pas une protestation publique, du haut de la chaire. Une telle protestation a pourtant existé, les 7 puis 14 juin, toujours à l’initiative de Bertrand ; si nous connaissons bien la première, l’ampleur et même la réalité de la seconde n’ont été découvertes que récemment. Le dimanche 7 juin, premier jour où le port de l’étoile devient obligatoire, Bertrand prêche sur la première Épître de Pierre : « Si quelqu’un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu ». Pour le pasteur, la vie intérieure du chrétien doit le garder libre à l’égard des pressions du monde extérieur ; mais non pas indifférent : le politique ne peut être prétendu imperméable au spirituel. D’où, dans un troisième temps du sermon, la prise de position, au nom de l’amour pour les hommes, sur le port de l’étoile jaune :

« C’est dans cet esprit qu’il convient de parler des événements du jour, sur lesquels l’Église de Jésus-Christ ne saurait garder le silence. Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants, les principes les plus élémentaires de la dignité humaine. Nous ne sommes pas ici pour protester ou pour récriminer, encore bien moins pour condamner et pour maudire ; nous sommes ici pour aimer, pour prier et pour bénir. Ce sont des droits que personne sans doute ne nous contestera, et dont personne, dans tous les cas, ne peut nous dépouiller sans notre propre consentement. Nous sommes ici pour demander à Dieu qu’il fortifie le cœur de ces hommes et de ces femmes, afin que ce dont on a voulu faire pour eux un signe d’humiliation, ils soient rendus capables d’en faire un signe d’honneur. - Là où des hommes souffrent, quels qu’ils soient, le cœur innombrable du Christ est ému de miséricorde et l’Église a le devoir de dire : Moi aussi je souffre avec eux. - Là où des chrétiens, des hommes et des femmes qui ont été baptisés au nom de Jésus-Christ, sont contraints de porter un signe qui n’est pas celui de leur Maître et de leur Sauveur, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à moi, et je suis avec eux. - Et là où sont frappés des enfants de six ans, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à Dieu, les innocents, et je les bénis.

Ces paroles sont pratiquement inopérantes ? Nous ne le savons que trop ; d’aucuns les trouveront même plus qu’inutiles, dangereuses. L’Église de Jésus-Christ ne saurait se laisser guider par ces considérations subalternes ; il y a des choses qui doivent être dites ; elle les dit. Il y va de quelque chose de plus que son honneur, il y va de l’honneur de Dieu. "Jamais les saints ne se sont tus", disait Pascal, et il prenait ce mot "saints" dans son sens biblique, qui désigne ceux qui sont consacrés à Dieu. Le Pasteur aussi, lorsqu’il est dans la chaire de Jésus-Christ et se souvient de sa consécration, ne saurait recevoir d’ordres de personne, si ce n’est de son Chef ; il n’accueille aucune inspiration, si ce n’est celle de sa foi. Sans cela - qu’il y prenne garde - sans cela il ne parlerait pas comme il convient à la Parole de Dieu. »

Quel a pu être l’effet d’une telle prédication sur l’auditoire ? On possède un élément de réponse directe : à la sortie du culte, la belle-mère du pasteur Jean Médard croise sous les arcades de la rue de Rivoli un « ménage à l’air modeste et distingué qui portait l’étoile jaune. Alors je me suis avancée, leur ai tendu la main en leur disant : "Je suis chrétienne, je sors de l’Oratoire, permettez-moi de vous témoigner ma sympathie. Nous sommes tous des enfants de Dieu". Le monsieur a porté ma main à ses lèvres, il était tout ému et moi j’avais les larmes aux yeux ». Le même jour, des étudiants, dont plusieurs protestants, comme Marie Médard, fille du pasteur de Rouen, ou Henri Plard, ancien catéchumène du même pasteur, arborent dans Paris de fausses étoiles jaunes. On ne sait si l’un ou l’autre sortait de l’Oratoire. Plard, immédiatement arrêté, est interné à Drancy le lendemain, comme « Ami des Juifs », et travaille au bureau administratif du camp, avant d’être libéré le 31 août. Il a expliqué, à la fin de sa vie, les affinités spirituelles et sociologiques qui, selon lui, liaient les protestants français aux juifs.

De cette période, nous possédons le « Journal intime » d’ A.N. Bertrand, publié dans le bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français de juillet-août-septembre 1981, tome 127. Ce texte offre un très grand intérêt. On y découvre quelqu’un de très humain, on pénètre dans son intimité. Il nous livre ses doutes, ses craintes, ses colères, ses dégoûts pour la veulerie ; il nous dit sa lassitude, ses hésitations devant certains choix qui furent peut-être des erreurs ; mais éclatent aussi sa rectitude, son sens aigu de l’honneur et de la fidélité. Il termine ainsi : « Ceux qui auront été dans la fournaise, qui auront vu la veulerie générale, et qui auront subi la pression des circonstances, et de l’atmosphère comprendront qu’il fallait se raidir si on ne voulait pas être courbé ; et il ne faut jamais se courber que devant Dieu. C’est le mot d’ordre que j’ai voulu garder. »

Il organise la desserte des paroisses avec des effectifs très réduits. Les pasteurs ne reviendront pas tous à Paris. Les finances sont inexistantes. Pendant plusieurs mois A. N. Bertrand préside trois cultes par dimanche - Sainte-Marie, Oratoire et Belleville. Il parcourt Paris et la banlieue à bicyclette ou en métro, il monte les étages sans ascenseurs ; la tension nerveuse et la fatigue physique l’épuisent.

On ne peut tout rapporter de son inlassable activité au service du protestantisme français en zone occupée, de juin 40 à mars 43. Il a toujours agi en accord avec le Conseil de la Fédération Protestante de France et celui de l’Église Réformée, mais sans pouvoir consulter le pasteur Bœgner qui se trouvait en zone libre, sûr cependant de son accord tant l’amitié qui les liait était profonde. On trouve le détail de cette activité dans le rapport lu à l’assemblée générale du Protestantisme français, à Nîmes en octobre 1945, et à laquelle sa santé ne lui avait pas permis d’assister. On ne citera ici que quelques éléments marquants.

 Le 20 août 1940, les mouvements de jeunesse sont interdits. Président des Éclaireurs Unionistes, il refuse que ceux-ci entrent dans la clandestinité : trop de risques pour les chefs et cheftaines. Il crée alors une jeunesse confessionnelle rattachée à chaque église.

  •  Il proteste contre la fermeture des salles d’évangélisation de l’Armée du Salut.
  •  Puis contre la fermeture des œuvres sociales de l’Armée du Salut. Finalement, Laval dissoudra l’Armée du Salut.
  •  Il proteste contre le serment de fidélité au chef de l’État pour les fonctionnaires.
  •  Il proteste contre les réquisitions et le S.T.0, et rédige le 14 avril 1943 un message de la F.P.F qu’il fait lire en chaire le 2 mai.
  •  Il entreprend de nombreuses démarches en faveur des juifs persécutés, pour protester contre le port de l’étoile jaune.
  •  Il intervient énergiquement au moment de l’arrestation de milliers de juifs au Vel d’hiv. par la police française
  •  Il exprime sa solidarité au grand Rabbin de Paris.

 Mais surtout, il écrit en 1942 trois lettres, plus douloureuses que révoltées, le 16 février au Commissaire Général aux affaires juives, le 27 juin au Maréchal Pétain (celui-ci se déclare ému, mais ne pouvait rien faire), demandant à M. Bœgner de la remettre en mains propres, et le 3 août à M. de Brinon, chef de la Délégation du Gouvernement Français à Paris, qui ne répond pas.

Il termine son rapport en regrettant l’attitude de la hiérarchie catholique qui refusa d’entreprendre une démarche commune auprès des autorités d’occupation : « J’ai toujours reçu auprès de ces prélats une parfaite courtoisie et bienveillance, mais aussi un refus très net de s’opposer en quoi que ce soit aux interventions des maîtres de l’heure. »

A partir d’octobre 1942 une autre forme d’intervention prends corps. Celle-là exige silence et clandestinité, c’est l’aide physique aux juifs, adultes et enfants, qu’il s’agit de cacher, et tout d’abord de faire échapper des souricières urbaines, dont celle de Paris. Dans une Lettre pastorale qui remplace la Feuille rose, le 30 septembre 1942,  les trois pasteurs de l’Oratoire, sans dire un mot des juifs, appellent chaque chrétien à porter dans son cœur la souffrance du monde et à ne pas la laisser effacer en lui-même par la réalité ou l’appréhension de ses propres souffrances : « Il ne faut pas dire : "À chacun suffit sa peine ! J’ai bien assez à faire à porter la mienne ; pourquoi vouloir m’écraser sous celle du monde ?  Je ne suis pas de force ; j’aime mieux l’oublier ».

Et ce sera des appels, du haut de la chaire de l’Oratoire, au moment des annonces diverses concernant les activités de la paroisses, que souvent était lancé l’appel en direction de familles qui pourraient emmener quelques enfants pauvres ayant besoin de prendre l’air. Les familles comprenaient qu’un ou plusieurs enfants juifs avaient besoin de trouver refuge pour quelques jours ou quelques semaines dans une famille parmi d’autres enfants le temps que l’on trouve le moyen de les évacuer. Cet appel était lancé alors que dans les rangs des fidèles se trouvaient des allemands parmi les plus hauts placés, venant de l’hôtel Meurice, un peu plus bas dans la rue de Rivoli qui avait été réquisitionné par les autorités allemandes pour la Kommandantur du Grand Paris !

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