Une Église entre Louvre et Halles
Nul ne pouvait imaginer, au moment de son attribution au culte réformé, que l’Oratoire du Louvre, par sa localisation géographique, indiquerait si bien son identité. Cet édifice, situé au cœur de Paris, aujourd’hui au confluent de nombreuses lignes de bus, de métro et de RER, a un caractère central qui correspondait bien à sa mission d’église du Consistoire. Mais c’est le fait qu’il soit entre Louvre et Halles qui exprime le mieux la vocation que l’Oratoire assume depuis des décennies.
D’un côté ce musée emblématique, internationalement connu, qui expose le patrimoine culturel qui a forgé l’humanité, qui accueille des conférences, des expositions temporaires, qui héberge l’école du Louvre, lieu de formation, de recherche, qui s’évertue à rendre notre monde plus compréhensible et à donner au plus grand nombre les moyens de penser l’avenir. Cela fait écho à l’Oratoire qui est profondément marquée par la théologie libérale qui dialogue avec les arts, les sciences, la culture. De l’autre côté, le quartier des Halles, quartier populaire où débarquent des familles, des individus à la marge de la société. C’est un quartier où se mêlent diverses misères et une activité économique importante. C’est un quartier de transit, un quartier de commerce, un quartier multiculturel où se côtoient toutes les générations. Cela fait écho au Christianisme social qui est l’autre ligne force de l’Oratoire, enraciné dans ce que le pasteur Jules-Émile Roberty appelait l’Évangile social, l’autre nom du Royaume de Dieu. D’un côté la culture, les arts, les idées, l’intelligence, l’exploration du monde, les sciences et de l’autre les personnes confrontées à un quotidien qui nécessite parfois de hautes luttes pour ne pas sombrer dans la déchéance, la fourmilière où se croisent argent, rêves, délits, flâneurs, paumés, créateurs, histoires d’un jour et grands projets urbains. Et au milieu, l’Oratoire, qui veut se tenir à la ligne de crête de ces deux versants, trouvant là l’occasion de répondre à sa divine vocation de promouvoir ce que le pasteur Wilfred Monod appelait l’Évangile intégral : l’Évangile qui fait lever les yeux vers le ciel et qui fait garder les pieds sur terre, l’Évangile qui édifie les âmes et l’Évangile qui nourrit les corps, l’Évangile spirituel et l’Évangile qui conduit à l’engagement, l’Évangile théorique et l’Évangile pratique. Ces distinctions seraient excessives s’il n’était question de les maintenir unies dans un même projet de vie, dans une même réalité communautaire. Ce n’est pas l’Oratoire qui unifie les quartiers mais l’unité s’exprime, s’incarne, dans un vécu paroissial qui atteste que la coexistence de ces deux dimensions, parmi bien d’autres, est possible.
1. Un lieu pour vivre
L’Oratoire du Louvre est avant tout un lieu tourné vers la vie, un lieu pour apprendre à vivre au contact des autres, dans la présence de l’Éternel. C’est un lieu pour nourrir sa vie spirituelle, pour se réaliser, s’exprimer, grandir, s’épanouir. L’assemblée qui fréquente l’Oratoire est l’une des plus variées de Paris. S’y croisent ceux que Wilfred Monod évoquait dans sa préface à la célébration de la Cène : « Quel rêveur, quel réformateur, quel anarchiste a jamais proposé d’inviter le patron et le manœuvre au même repas, pour les faire boire à la même coupe ? Et pourtant, la sainte cène opère ce miracle ; l’éboueur y porte la coupe à ses lèvres et la passe au député, qui boit après lui. Dans la simplicité de cet acte sans phrase, il y a quelque chose de surnaturel, et qui nous dépasse au point de nous troubler étrangement. » il faudrait ajouter des chômeurs et des étudiants, des personnes sans papier et des hauts fonctionnaires, jeunes et presque centenaires, parisiens, banlieusards et étrangers, pour que le tableau soit plus complet.
L’Oratoire est cette mosaïque de personnes aux origines si diverses qui se retrouvent à ce carrefour spirituel dans le but de progresser dans la foi ou, plus modestement, d’entendre une parole qui fait écho à leur sentiment religieux. La vingtaine de baptêmes d’adulte célébrés dans l’année et les professions de foi rappellent que les nouveaux venus sont issus de milieux souvent éloignés d’une pratique religieuse. Ces personnes trouvent ici un lieu qui correspond à leur démarche spirituelle, à leur désir de vivre au grand jour le frémissement qu’ils ressentent en eux. Ainsi, se fréquentent curieux, nouveaux chrétiens, « recommençants » et descendants de huguenots qui peuvent se targuer d’avoir eu des « rameurs » parmi leurs ancêtres, ceux qui ont été envoyés aux galères durant les guerres de Religion.
Très peu nombreux sont ceux qui habitent le quartier. L’Oratoire est une paroisse d’élection, à l’image de la plupart des Églises parisiennes : on y vient par choix plutôt que par proximité géographique. On vient à l’Oratoire pour l’ambiance qui y règne et non parce que ce serait la paroisse du quartier.
Cette ambiance, nous l’avons dit, tient à cette double identité du protestantisme libéral et du christianisme social. On vient à l’Oratoire essentiellement pour le culte et, comme le souligne Bernard Reymond, plus spécialement pour la prédication que l’on souhaite spirituelle, théologiquement fondée et propre à édifier les consciences sans imposer un prêt à penser religieux. L’architecture du lieu confère une solennité qu’il serait ridicule d’estomper. La présence d’un sacristain, le chant des cantiques du recueil Louange et Prière et du Psautier français, les pasteurs en robe pastorale présidant le culte du haut de la chaire et officiant selon un ordre liturgique qui se répète dimanche après dimanche, peut sembler désuet voire vieillot et passéiste. Ces points de repères qui contribuent à l’atmosphère si particulière du culte à l’Oratoire disent que la nouveauté de l’Évangile réside dans la prédication qui s’efforce d’être originale, novatrice ou, du moins, un fidèle témoignage de ce Dieu qui fait toutes choses nouvelles.
Une assemblée ordinaire rassemble deux cents personnes. Aussi est-il difficile que les uns et les autres fassent vraiment connaissance. D’ailleurs, il est dans la volonté de notre Église de laisser la plus grande liberté qui soit à chaque personne. Certains sont à la recherche d’une vie communautaire et souhaitent que l’Oratoire soit une famille ; d’autres, au contraire, préfèrent profiter de quelques activités seulement, sans avoir l’envie de se lier d’une manière ou d’une autre. Toute liberté est laissée à chacun de prendre la place qu’il souhaite, de s’intégrer à son rythme. La configuration du temple avec ses deux entrées rue Saint-Honoré et rue de l’Oratoire, ses coursives et ses différentes portes d’accès à la salle du culte, fait qu’on peut venir au culte et repartir sans établir de contact personnel. Les conseillers presbytéraux et les diacres clairement identifiés par leur situation dans les bancs qui leur sont dédiés en face de la chaire, les pasteurs qui se tiennent à la sortie pour saluer les paroissiens, s’efforcent d’accueillir chacun en ayant à l’esprit la formule que le pasteur Charles Wagner avait employée pour le Foyer de l’Âme, notre paroisse sœur : « Qui que tu sois, entre ici. Tu ne seras l’hôte d’aucune famille étroite. Tu seras l’hôte de Dieu et ton âme sera chez elle. »
Les liens fraternels se tissent dans la durée, dans la succession des générations qui se suivent. Pour activer ces relations, la convivialité n’est pas oubliée : un repas paroissial est servi chaque premier dimanche du mois dans la maison presbytérale et un verre fraternel est organisé dans la grande sacristie chaque dernier dimanche du mois. Certains parlent de la grande famille de l’Oratoire. Ce n’est pas faux si l’on considère que même au loin, en Province ou à l’étranger, l’attachement à ce petit coin de protestantisme persiste dans le cœur des « oratoriens ». Ces liens fraternels ne consistent pas en un esprit de chapelle qui confinerait à un esprit de sectarisme. C’est une attitude profondément spirituelle qui se traduit par cet élan fraternel, cette « fraternité active » dont la revue du protestantisme libéral Évangile et liberté fait une perspective de la vie chrétienne, et dont la confession de foi de l’Oratoire est entièrement traversée. En effet, l’amour qui fait si cruellement défaut aux confessions de foi traditionnelle est justement au cœur de la confession de foi composée par l’Oratoire, aussi bien dans ce que nous reconnaissons être le ministère du Christ que dans ce que nous comprenons de la vocation chrétienne.
Pour autant, n’ayons pas l’illusion que l’Oratoire serait une paroisse idéale, une sorte de modèle à reproduire. Ici comme ailleurs, la vie de l’Église s’écrit au rythme des joies collectives et des tiraillements voire des conflits. La pluralité clairement recherchée et assumée aussi bien sur le plan théologique que sur le plan humain est une richesse qui permet de surmonter les possibles tensions que l’on trouve dans tous les groupes humains. La pluralité n’a rien d’effrayant dès lors que nous considérons que c’est un gage de fidélité à l’Évangile qui est parole de Dieu pour l’humanité entière et non pour une poignée de sélectionnés. C’était déjà la conviction du Conseil presbytéral de l’Oratoire et des pasteurs en 1905, à la veille de la loi de séparation des Églises et de l’État, lorsqu’ils s’exprimaient ainsi :
« L’Église réformée de l’Oratoire fait appel à quiconque désire réaliser l’idéal chrétien d’une Église fraternelle. Les membres de la paroisse de l’oratoire se regardent comme des frères, alors même qu’il existe entre eux des divergences théologiques qu’ils ne songent pas à dissimuler. Ils sont étrangers à une conciliation diplomatique, obtenue par d’habiles formules susceptibles d’interprétations diverses, et maintenues par un silence prudent sur les points qu’ils n’entendent pas de même ; mais ils pratiquent l’union des cœurs, le respect mutuel et l’entière loyauté dans la parfaite liberté chrétienne. »
On ne saurait mieux dire l’esprit de cette communauté qui, pour cette raison, est une famille à part entière. Ceci explique que l’Oratoire soit étroitement associé aux événements familiaux. On y célèbre les baptêmes, les mariages et les obsèques, y compris lorsque des raisons familiales ou professionnelles ont conduit à un déménagement au loin. Il est fréquent que les personnes se présentent en évoquant telle ou telle cérémonie qui a concerné un membre de leur famille, afin d’exprimer ce lien qui unit l’âme au lieu et à la communauté. Car il est évident que la communauté est portée par la majesté du lieu et les avantages que présente la maison presbytérale située de l’autre côté de la rue de l’Oratoire. Les salles du « 4 » identifiées par le nom d’anciens pasteurs permettent d’accueillir les festivités paroissiales, ses activités et différents groupes et œuvres qui trouvent là un outil précieux. L’Oratoire est un lieu pour vivre la convivialité et tout ce qui participe au dynamisme du protestantisme. Cette maison presbytérale ressemble parfois à une fourmilière où l’on croise des scouts, des personnes qui viennent étudier la Bible ou les langues bibliques, le chœur qui vient répéter, des étudiants, des catéchumènes de quatre ans ou qui ont déjà fait valoir leur droit à la retraite, le groupe protestant des artistes, les salariés du centre social La Clairière en séminaire, l’une des équipes de cuisiniers, les participants aux cycles de conférences du mardi, des personnes qui vont voir un pasteur, qui viennent à la permanence de l’entraide ou qui se rendent au secrétariat.
On se retrouve à la bibliothèque chargée de livres théologiques, de romans, du fonds Annie Valloton ; on prend l’escalier ou l’ascenseur qui menace toujours de s’arrêter entre deux étages ; on parcourt le secrétariat dont les lattes de plancher offrent, chacune, un craquement spécifique ; on observe les bustes et photo des trois Monod figurant dans la salle éponyme ; on astique la cuisine si bien équipée pour la collectivité ; on enjambe le matériel entreposé dans la cave par les louveteaux et les éclaireurs ; on profite de la vue sur le Louvre et la tour Eiffel… avec les coursives et les nombreux recoins aux différents étages du temple, la maison presbytérale est l’occasion de forger des souvenirs qui contribuent largement à la vitalité de la communauté et à l’enthousiasme des oratoriens. L’Oratoire est un archipel.
Il n’est pas étonnant que de nombreux cultes y soient célébrés, en dehors du culte dominical, par des communautés malgaches ou coréennes par exemple, à l’occasion de la réception de nouveaux chevaliers dans l’ordre Saint-Jean, lors d’événements importants — qu’il s’agisse de services funèbres ou de célébrations liées à l’actualité. L’Oratoire, s’il n’est pas à proprement parler la cathédrale du protestantisme parisien, agit à l’image d’une vitrine du protestantisme réformé. Les nombreux concerts qui y sont donnés sont l’occasion d’offrir le même témoignage qu’aux deux milles visiteurs qui viennent à l’occasion des journées du patrimoine : un protestantisme d’ouverture, en dialogue avec tout ce qui fait la vie quotidienne, désireux d’être ambassadeur dans la cité de l’espérance que Dieu forme pour le monde, agissant pour l’éveil spirituel et le réconfort des personnes, symboliquement entre Louvre et Halles, de fait partout où les Oratoriens portent l’Évangile.
2. Un lieu pour expérimenter
Deux cents ans d’histoire… l’Oratoire peut donner l’impression d’être établi pour toujours, d’être dressé à jamais. En réalité ce bicentenaire n’est possible qu’en raison de ce qu’est véritablement l’Oratoire : un projet. Notre Église n’est pas arc-boutée sur des positions, en dépit d’une apparence trompeuse. La forme traditionnelle du culte n’a rien d’une nostalgie d’un âge d’or. La mémoire de nos anciens, que nous sommes heureux d’honorer, n’a rien d’un refus de la modernité, bien au contraire. L’Oratoire n’est pas une entreprise d’entretien du passé mais un projet pour aujourd’hui et pour demain, qui puise dans le terreau fertile où il plonge ses racines les éléments qui lui sont nécessaires pour produire les conditions d’une vie renouvelée.
En tant que lieu, l’Oratoire du Louvre a toujours accompagné l’histoire de France. En tant que communauté, l’Oratoire a toujours fourni à l’Église et à la société civile les serviteurs dont elles ont besoin. Cela s’explique justement par le fait qu’on n’y prône ni un « prêt à penser » ni un « devant être cru ». Penser la foi, pour reprendre une expression chère au protestantisme libéral, c’est justement ne jamais tenir pour acquise l’expression de la vérité. Nous envisageons la vie chrétienne comme une quête et nous nous considérons comme chercheur.
Il ne s’agit là ni d’une posture que nous voulons originale, ni d’une justification a posteriori de la valeur relative que nous accordons aux doctrines, aux énoncés de la foi. C’est l’objet même de la religion qui nous conduit à ne jamais tenir pour acquis le discours qui essaie de dire quelque chose de juste sur Dieu et sur la situation de l’homme devant Dieu. Toute théologie est approximative en ce sens qu’elle ne fait que s’approcher du divin, sans jamais le saisir. C’est la raison pour laquelle nous nous retrouvons dans la théologie dite « symbolo-fidéisme », désignée aussi sous l’appellation « école de Paris » qui souligne la supériorité de la foi sur les doctrines et insiste sur le fait que toute expression de foi ne peut être que symbolique, qu’elle relève toujours de la métaphore, y compris les textes bibliques qui ne sauraient être compris au pied de la lettre. « La connaissance religieuse est condamnée à exprimer l’invisible par le visible, l’éternel par ce qui est temporaire, les réalités spirituelles par des images sensibles », avance Auguste Sabatier dans sa Philosophie de la religion, p. 390, préparant ainsi les esprits à la célèbre formule du théologien Paul Tillich « Dieu est au-dessus de Dieu » : Dieu est plus grand que ce que nous en disons ou pensons, le Dieu de Jésus-Christ déborde largement nos conceptions de Dieu.
On ne s’étonnera donc pas que l’usage de la Bible, à l’Oratoire, ne soit pas littéraliste mais que l’exégèse et l’interprétation aient toute leur place dans la compréhension des textes. On ne s’étonnera pas que la prédication soit l’occasion de remettre en cause telle ou telle traduction habituelle, telle ou telle compréhension traditionnelle. Notre fidélité est liée au bon usage des Écritures et non à la répétition exacte de ce que dirent nos anciens. Non seulement transmettre, c’est traduire, mais c’est aussi innover, créer, permettre à la foi que Dieu suscite en chaque croyant, à la grâce divine qui s’exprime dans les différents aspects de notre existence et dont les textes bibliques ont conservé des traces, de pouvoir donner aujourd’hui encore toute leur mesure. C’est faire droit aux textes bibliques, que nous recevons comme des témoignages d’hommes et de femmes qui tentèrent d’exprimer leur expérience religieuse et leur compréhension de Dieu, de partir à la recherche de leurs intuitions, de dépasser les mots pour accéder au sens qu’ils ont voulu exprimer et nous offrir. Les études bibliques que nous organisons ne sont ni des lectures savantes qui ne traitent que d’histoire et d’archéologie ni des séances pendant lesquelles chacun projette ses idées, ses fantasmes ou ses craintes : à la manière de notre Église, elles sont entre Louvre et Halles ; elles sont l’occasion d’un dialogue critique qui fait droit à la critique historique, à nos expériences et aux différentes sciences parmi lesquelles nous comptons les autres traditions religieuses.
Accusée parfois de chasser le merveilleux, de désenchanter le monde, la théologie libérale que nous pratiquons s’efforce de ne pas s’en tenir à la surface des choses, des mots, qui sont l’écorce des textes, pour aller au-delà, pour s’abreuver de la sève qui irrigue la religion et qui est l’acte même de Dieu, son effort incessant pour nous faire accéder à cette qualité de vie que l’Évangile nomme la vie éternelle. Lorsque le pasteur Roberty entama sa prédication sur le récit des mages, le 13 janvier 1918, en précisant qu’il utiliserait la méthode critique pour comprendre ce récit, c’était précisément dans la perspective de conduire l’assemblée au-delà des légendes composées par des siècles de christianisme, dans cette terre permise de l’interprétation des textes où un face à face avec Dieu est possible.
Pour concrétiser cela, nous favorisons la pluralité : pluralité des approches, pluralité des voix, pluralité des modes d’expression. C’est à la condition d’une pluralité vécue et encouragée que Dieu ne devient pas la possession d’un groupe ou d’une idéologie. C’est à cette condition que le vivant ne devient pas captif de stéréotypes toujours trop exigus. La communauté paroissiale est théologiquement plurielle, embrassant l’ensemble des sensibilités protestantes, accueillant des chrétiens sans dénomination fixe, des chercheurs de Dieu qui se méfient des institutions qui prétendent détenir la vérité, des non croyants qui viennent en curieux ou par intérêt pour une thématique abordée à l’occasion. Nul n’étant tenu de conformer sa foi à une orthodoxie, les échanges peuvent être fructueux et ouvrir de nouveaux horizons qu’il n’aurait pas été possible d’imaginer seul. La pluralité est rendue possible également par la variété des pasteurs titulaires de la chaire de l’Oratoire et ceux qui, chaque mois, sont invités à prêcher ou à animer une rencontre.
Nous comprenons bien qu’il n’est pas attendu des pasteurs qu’ils annoncent la version officielle de la religion à laquelle il faudrait se ranger. Les pasteurs sont des explorateurs qui ouvrent des voies, qui reconnaissent des chemins de traverse que chacun aura la possibilité d’emprunter ou non. Nul besoin d’être d’accord avec le prédicateur ou le catéchète. L’Oratoire est aussi laboratoire dans lequel les pasteurs sont des théologiens qui essaient, proposent de nouvelles hypothèses, qui apportent matière à réflexion pour que les oratoriens puissent exercer pleinement leur libre interprétation des textes. La position est parfois celle d’un funambule qui évite le discours convenu, le conformisme intellectuel et spirituel d’un côté, et l’originalité à tout prix de l’autre côté. Il en résulte un regard parfois étonné, parfois ému, parfois suspicieux à l’égard du corps pastoral de l’Oratoire. C’est ce que le pasteur Paul Vergara soulignait dans son rapport moral prononcé lors de l’assemblée générale de 1953 : « des hommes qui ont été les pasteurs de cette Église dans le passé et qui ont dû supporter toute leur vie d’être appelés des hérétiques, ont lutté pour arracher la foi protestante à la servitude d’un littéralisme biblique qui est le contraire de la spiritualité et pour débarrasser les épaules des hommes de tout un poids de vieilles croyances préscientifiques qui n’avait rien à voir avec le poids de la croix. » La formule pourra paraître arrogante mais, à l’Oratoire, les pasteurs ont la liberté de prêcher l’Évangile ; cela signifie pouvoir le prêcher tel qu’il fait écho en eux et telle que leur conscience et leur science le découvre, sans avoir besoin de s’imposer les figures imposées des formes religieuses conventionnelles.
Oui, nous préférons le doute aux certitudes, la réforme au conforme, la liberté à l’asservissement. Cela fait-il de nous des hérétiques ? c’est possible et c’est heureux si l’on considère que l’hérésie c’est le choix assumé, un choix qui s’oppose au destin, à la fatalité, à l’inexorable. L’hérésie est acte de liberté, de libre adhésion au projet que Dieu forme pour l’humanité, hors de toute autre contrainte que les liens d’obéissance que l’on accepte. Que l’on songe à ce que des hommes dépourvus d’esprit de curiosité ont pu penser de la théologie développée par le pasteur Wilfred Monod qui récusait que Dieu soit tout-puissant, qu’il essaie d’empêcher le mal mais n’y réussit pas toujours. Loin des images conventionnelles et le plus souvent figées, Wilfred Monod appelait Dieu « l’effort, partout manifesté, pour transformer la réalité », dans un ouvrage destinés Aux croyants et aux athées, p. 191. Cela n’était pas déduit immédiatement de sa lecture de la Bible ou des écrits traditionnel chrétiens, mais du dialogue fructueux de la théologie et de la vie quotidienne qu’il fréquentait avec passion, frottant son ministère pastoral à toutes les réalités, y compris les plus sordides, ne rompant jamais le contact avec les plus faibles, les plus démunis, les plus marginaux. Oui, décidément, il s’agit bien d’être entre Louvre et Halles, entre théologie libérale et christianisme social. Essayer de nouvelles formulations de la foi, de nouvelles évocations du divin, telle est la vocation spirituelle d’un oratoire-laboratoire pour aider les uns et les autres à mieux appréhender leur existence, à être acteur responsable au sein de notre société. Les membres de l’Oratoire sont des personnes de conviction dont l’esprit d’humilité met en garde contre l’absolutisme : l’expression de notre foi est toujours relative à notre éducation, à notre culture, à notre environnement et donc toujours appelée à être reprise, reformulée, sans oublier que d’autres formulations peuvent être autant valables que les miennes.
L’expérience n’est donc pas seulement intellectuelle, elle est profondément spirituelle, pour autant que nous ne reléguions pas le spirituel à la part irrationnelle de notre personne mais que nous le comprenions comme ce qui fait l’unité de notre être. Comme toute Église locale, l’Oratoire est un lieu pour essayer la foi chrétienne, pour la confronter aussi bien à la théorie du christianisme qu’à la pratique du quotidien. Vérifier que ce que nous disons, professons, est vrai et non une chimère pour nous rassurer à bons frais ; vérifier que ce que nous comprenons de notre vie est vrai et non une vision malheureusement étriquée ou altérée de la réalité. Essayer la foi chrétienne, c’est rendre notre foi non seulement praticable mais crédible. C’est l’effort du théologien pour mieux informer ce que nous avons sous les yeux et l’effort de l’homme pour que Dieu fasse effectivement histoire.
3. Quelle histoire l’Oratoire propose-t-il à Dieu pour les temps à venir ?
Il y a d’abord la tâche de toujours, la tâche éternelle qui est de faire venir au monde les générations nouvelles. Les religions éduquent et structurent les individus pour les préparer à une vie adulte. Les religions contiennent leur lot de lois qui tentent de traduire en mots l’espérance que Dieu forme pour sa création. La loi, que la Bible résume dans le double commandement de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, est un horizon vers lequel Dieu nous attire inlassablement. La vocation du christianisme est de donner à Dieu les moyens nécessaires pour accompagner les êtres humains dans cette direction en les équipant de telle manière qu’ils puissent aller selon leur propre chemin et contribuer activement à rendre le monde plus vivable. Venir au monde, c’est accéder à cette dimension de l’existence qui dépasse la simple réalisation de nos besoins physiologiques. Venir au monde, c’est réaliser sa divine vocation, c’est faire valoir ses talents, c’est être épanoui. Stimuler, encourager, favoriser les engagements responsables, susciter un esprit d’entreprise, pratiquer l’amour sans abuser du ressort de l’émotion, voilà ce que l’Oratoire accomplit depuis deux cents ans, voilà ce que nous voulons poursuivre.
À cette tâche de toujours s’ajoute le défi contemporain que nous nous apprêtons à relever. Face aux intégrismes qui agitent la peur de l’autre pour attirer à eux des fidèles, le rapport que nous entretenons à la pluralité nous fait voir l’autre, celui qui est différent et ne pense pas de la même manière que nous, comme une source d’enrichissement. À ceux qui brandissent le choc des civilisations, nous voulons opposer le dialogue des cultures. Il n’y a pas là un angélisme naïf qui ignorerait le danger des extrémismes, mais la conviction qu’un véritable respect des créatures de Dieu passe par un dialogue ouvert et franc avec tous. L’identité de l’Oratoire rend possible un tel projet sur des bases éloignées de ce que le dialogue interreligieux est trop souvent : l’espoir de ramener l’autre à des meilleurs sentiments sinon la raison, autrement dit de le convertir.
Les relations œcuméniques qui ne cessent de se tisser avec la paroisse catholique de Saint-Eustache témoignent bien de cet esprit de coopération qui nous anime. Nous nous reconnaissons mutuellement, dans nos spécificités, comme d’authentiques témoins de Dieu. Nos actions communes permettent une ouverture plus grande à l’Esprit de Dieu, chacun offrant à l’autre les lumières qui font parfois défaut. L’attitude de Jésus est édifiante à ce propos : la manière d’être de Jésus est bien une invitation au dialogue et non au monologue où l’un parle et l’autre écoute, l’un sait et l’autre apprend. Jésus parle et il écoute ; mieux, il ne se contente pas d’entendre, il tient compte de ce qui lui est dit et il le prend très au sérieux, y compris quand la société de l’époque considérait l’interlocuteur particulièrement marginal. Le dialogue interreligieux que nous initions entre chrétiens, juifs et musulmans sous l’impulsion du président du Conseil presbytéral, Philippe Gaudin, est fait d’écoute et de compréhension. En prenant le parti d’entreprendre des lectures croisées de nos textes fondateurs sur des thèmes théoriques ou pratiques, nous interrogeons l’autre de la même manière que nous nous laissons interroger par lui.
Ainsi que l’expose Philippe Gaudin, « Il ne s'agit pas de proclamer bruyamment que nous avons tous le même Dieu et que nous sommes frères, mais de prouver que l'on peut travailler ensemble comme on prouve la marche en marchant. Nous parions aussi dans le fait que ces lectures croisées feront jaillir des vérités dont nous n'avons pas à préjuger de la nature et de la forme qu'elles prendront. »
C’est là une attitude qui nous semble propice à éviter le repli sur soi ou l’entrée dans une logique d’affrontement. Notre monde n’a besoin ni de ghettos ni de champs de bataille supplémentaires. Sans avoir l’illusion de faire de l’Oratoire un havre de paix, nous essayons d’être fidèles à l’orientation que cette Église connaît depuis deux siècles et qui a été rappelée par le pasteur Paul Vergara en 1953 :
« Être un lieu où la liberté est défendue, la liberté religieuse d’abord, mais aussi les libertés fondamentales et inaliénables que Dieu a attribuées à l’être humain. Demeurer l’un des hauts lieux de France où le caractère sacré de la vie humaine est proclamé sans relâche ni lassitude, et où toute discrimination de race, de couleur ou de condition sociale est dénoncée comme antichrétienne. »
Nous mesurons à la fois la haute responsabilité qui nous incombe et l’humilité dont nous devons faire preuve, humilité dont tout oratorien se rappelle par le verset biblique 1 Samuel 7, 12 qui a été inscrit en lettres capitales dans la grande sacristie : « jusqu’ici, l’Éternel nous a secourus ! »
James Woody
extrait du livre du bicentenaire