Chants et musique protestants
La place de la musique au temple de l’Oratoire
Quasiment dès son ouverture, Saint-Louis du Louvre, premier « temple » concédé au culte protestant, a été doté d’un orgue offert par L. Féline, un membre du consistoire de Paris. Ce premier instrument a été ensuite transféré à l’Oratoire lors de son affectation au culte réformé. Pour le protestantisme français, c’était une innovation marquante. Dès le seizième siècle, en effet, les réformés de France et de Suisse avaient banni de leurs édifices cultuels ces « instruments de la papisterie ». Les arguments en faveur de cette abolition furent de divers ordres. Les principaux en ont été les suivants : il n’y avait pas d’orgues dans les temps bibliques ; instrument du chœur et non de la nef, cet instrument rappelait par trop la mainmise sacerdotale sur la célébration de la messe ; il distrayait inutilement les fidèles et les dissuadait de concentrer leur attention sur l’essentiel, à savoir l’écoute de la parole de Dieu ; ou encore, comme le disait le réformateur Pierre Viret, « la voix de l’homme est bien plus excellente [pour louer Dieu] que tous les instruments de musique qui sont chose morte ».
Les réformés des Pays-Bas, il est vrai, ont conservé des orgues dans leurs temples, mais jusqu’au 19ème siècle, elles n’étaient jamais jouées pendant le culte, seulement après sa conclusion ou dans l’après-midi à titre de distraction culturelle. Chez les réformés de France et de Suisse, en revanche, l’usage a été dès le 16ème siècle de chanter les psaumes – uniquement les psaumes – a capella et à l’unisson. Le chant de l’assemblée était en général dirigé par un chantre (ou un préchantre, comme on disait dans le Midi) qui, installé près de la chaire, chantait d’ordinaire en solo la première strophe du psaume annoncé pour en rappeler la mélodie aux fidèles. Il semble que, dans bien des cas, le chantre lisait à haute voix le texte de chaque strophe avant qu’elle ne soit chantée par l’assemblée ; une partie des fidèles n’était en effet souvent pas assez alphabétisée pour lire par elle-même le texte à chanter.
Si la Bible ne mentionne nulle part l’existence d’orgues, on y trouve en revanche des trompettes : celles de Jéricho, celles de l’Apocalypse et les allusions que l’apôtre Paul a faites à cet instrument. Les réformés de l’époque classique n’ont donc pas vu d’inconvénient à ce que, dès la fin du 17ème siècle, des ensembles de cuivres (le plus souvent quatre trompettes correspondant aux quatre voix des harmonisaations) fassent ici ou là leur apparition dans le culte pour accompagner ou mieux encore stimuler le chant de l’assemblée. Dès le début du 18ème siècle sont apparu dans quelques temples de Suisse romande des chœurs qui intervenaient dans le déroulement du culte par des chants à quatre voix, ce qui auparavant était réservé à la musique exécutée « ès maisons ». Et c’est encore vers le milieu de ce même 18ème siècle que des orgues ont commencé à être installées dans quelques temples urbains de Suisse romande.
En France, ce ne pouvait évidemment être le cas, sauf probablement pour les cultes célébrés à Paris dans l’enceinte de l’ambassade de Suède où, selon toute vraisemblance et selon l’usage luthérien, les chants devaient être accompagnés par un instrument, peut-être un petit orgue positif (on appelle positif un orgue de petites dimensions qui se « pose » dans un local, à l’égal d’un meuble). On peut donc penser que les protestants parisiens, du moins ceux qui avaient eu le privilège de fréquenter les assemblées de l’ambassade de Suède, étaient déjà accoutumés à l’intervention de cet instrument dans le déroulement du culte. Mais dans le cadre général du protestantisme français de l’intérieur, on peut considérer que la manière musicale de célébrer le culte à l’Oratoire a marqué une date : celle de l’avènement d’une nouvelle sensibilité, grosso modo celle du romantisme, dans la manière de concevoir l’exercice du culte. Si, en effet, les réformés francophones du 16ème siècle n’eussent pu concevoir de culte qui ne fasse large place au chant des psaumes, dès le 19ème siècle s’est imposée l’idée qu’un culte, dans toute la mesure du possible, doit aussi comporter l’intervention des orgues ou du moins du substitut qu’en a été l’harmonium dès les années 1840 (certains ont qualifié ce dernier d’orgue des paroisses pauvres).
Si les images ont pris davantage de temps à se faire leur place dans l’exercice de la piété réformée (leur usage en catéchèse ne s’est généralisé que dans la seconde moitié du 19ème siècle), la musique y a rapidement joui d’un indubitable faveur, essentiellement pour deux raisons : a) le Réveil a beaucoup misé sur le chant de nouveaux cantiques pour stimuler la piété de tout un chacun ; b) les réformés ont vécu dans la persuasion que leur piété relevait d’une religion de l’ouïe et non de la vue. Il était donc grand temps, au début du 19ème siècle, de faire sa place à la musique dans le culte, non seulement en renouvelant et élargissant le répertoire des cantiques, mais aussi en conférant à la musique organistique, jouée en ouverture, en intermède ou en conclusion du culte, la capacité de contribuer dans son ordre à la piété des fidèles. Les protestants se sont trouvés à cet égard implicitement d’accord avec Balzac pour qui la musique n’est pas tellement sentiment, mais avant tout pensée, donc capacité non verbale de réflexion et de méditation.
Quand donc on se demande quels sont le rôle ou la place de la musique à l’Oratoire, il faut avant tout songer à sa fonction dans l’exercice du culte, les concerts qui sont organisés dans cet édifice n’étant qu’un aspect secondaire du problème, même si lesdits concerts se recommandent par leur qualité, voire par leur apport spirituel implicite. Sur la lancée de la fonction que les premiers réformés assignaient à la musique dans le culte, il faut donc prendre garde à l’importance que revêt sous cet angle le chant de l’assemblée. Dans un édifice de cette dimension, il peut difficilement avoir sur la sensibilité des participants tout l’impact qu’il est susceptible d’avoir dans des édifices plus petits et plus spécifiquement conçus pour l’exercice du culte protestant. Il ne semble pas que le culte à l’Oratoire ait jamais recouru aux services d’un chantre digne de ce nom, c’est-à-dire d’un homme ou d’une femme capable de conduire et stimuler le chant des fidèles. D’emblée, on a fait confiance à l’orgue, comme si l’organiste devait désormais assumer avec son instrument et du haut de sa tribune les fonctions que le chantre assurait jadis par le geste et la voix au vu et au su de tous les fidèles. Dans le courant du 19ème siècle, toutes les paroisses protestantes de la francophonie ont fini par se ranger à cette manière de faire. On peut le regretter, d’autant que l’accompagnement des chants de l’assemblée a désormais été abandonné au savoir-faire des organistes.
Nous n’avons pas d’informations topiques sur la manière dont les organistes qui se sont succédé à la console de l’Oratoire ont assumé cette fonction. Certains doivent s’être contentés, mais à juste titre, de simplement soutenir le chant de l’assemblée, pour qu’il soit vraiment un chant au gré duquel les fidèles prient ensemble et s’entendent chanter les uns les autres. D’autres organistes, au contraire, doivent s’être crus obligés de mettre les pleins jeux quand ils avaient l’impression que l’assemblée ne chantait pas assez bien, et ils écrasaient et assourdissaient ainsi les fidèles qui, ne s’entendant plus les uns les autres, pouvaient en perdre le goût et la signification du chant au cours du culte. Autant dire que, concerts mis à part, les bons organistes ne sont pas nécessairement les plus brillants solistes, mais ceux qui participent à la piété de l’assemblée et savent quasiment d’instinct s’associer par leur manière de jouer à la prière chantée de l’assemblée. Marie-Louise Girod est de ceux-là, alliant le grand art à un authentique service du culte.
Le problème, à l’Oratoire, serait en fait du côté des textes des cantiques plutôt que de celui de leur mélodie. Certaines de ces mélodies sont reprises par l’assemblée comme s’il s’agissait de « marseillaises » de la foi protestante, par exemple le cantique « A toi la gloire » qui, sur une musique de Haendel, chante la foi pascale. Mais bien des textes de nos recueils, très marqués par le Réveil ou par une théologie de connotation expiatoire, ne correspondent hélas pas, ou guère, à ce que les pasteurs de cette église prêchent effectivement en chaire, voire à ce que proclame la confession de foi de l’Oratoire. Le problème, en fait, n’est pas propre à cette seule église, mais mérite d’être signalé au passage, d’autant que les recueils de cantique protestants accueillent parfois d’excellentes mélodies, mais assorties de textes qui, théologiquement, devraient laisser très songeurs les fidèles attentifs aux paroles qu’ils sont invités à reprendre à leur compte pour les chanter. Les psaumes, heureusement, viennent sauver la mise. Seuls admis à être chantés lors du culte dans les églises de la Réforme jusqu’au mitan du 18ème siècle, ils restent des pièces maîtresses de l’hymnologie réformée et, à l’Oratoire comme dans la plupart des autres lieux de culte réformés, ils conservent à juste titre leur place au début du culte, voire à d’autres moments encore. C’est à la fois maintenir une tradition et conserver des repères de qualité hymnologique.
Dernier aspect à évoquer ici : les préludes, interludes et postludes qui interviennent dans le déroulement du culte. Dans le meilleur des cas, pasteurs et organistes s’entendent à l’avance pour que les pièces choisies correspondent à la tonalité du message délivré en chaire. Ce n’est pas toujours possible, faute de temps ou de disponibilité. Mais si l’on veut faire à la musique sa juste place dans le culte, cette coordination s’impose comme nécessaire. Et pour éviter que certaines pièces de musique n’envahissent indûment l’espace-temps du culte, cette coordination devrait aussi permettre de déterminer la durée, souvent trop longue, des pièces qui seront proposées comme interludes. Il y a là un programme d’action qui, dans toutes les églises de la Réforme, reste toujours à mettre ou à remettre en œuvre.
Bernard Reymond
extrait du livre du bicentenaire
Voir "Anthologie de la musique protestante à l'orgue "
Voir "La maîtrise de l'Oratoire (1934-2001)" par Édith Weber
Voir aussi le dossier "L'orgue et le chant dans le culte"