Histoire du protestantisme parisien et de l'Oratoire

1898 : Affaire Dreyfus

Dreyfus est innocent : les défenseurs du droit, de la justice et de la vérité, affiche dreyfusarde publiée dans Le Siècle, 1899.

Le 13 janvier 1898, l'écrivain Émile Zola publie dans le journal L’Aurore un article intitulé « J’accuse… ! ». Il met en cause l’armée et le gouvernement dans la condamnation en décembre 1894 du capitaine Alfred Dreyfus et l'acquittement en mars 1896 du coupable, le lieutenant-colonel Picquart. De nombreux intellectuels protestants s'engagent en faveur de l'officier juif — ils sont Dreyfusards. Face à eux, des nationalistes antisémites, souvent antirépublicains, les accusent de trahir la France.

Cette affiche est publiée en 1898 dans le supplément gratuit au journal Le Siècle, favorable à la révision du procès. Sous le titre Dreyfus est innocent, elle présente les photographies des « défenseurs du droit, de la justice et de la vérité ». Sur onze personnalités, quatre sont issues du protestantisme : Scheurer-Kestner, Clemenceau, Trarieux et Pressensé.

On peut leur adjoindre les intellectuels Ferdinand Buisson, Raoul Allier, Louis Loew, Gabriel Monod, Albert Réville, André Gide, Conrad de Witt.


Auguste Scheurer-Kestner (1833-1899) est vice-président du Sénat au moment de l'affaire Dreyfus.

Carte postale avec le monument à Scheurer-Kestner inauguré en 1908.

Il naît à Mulhouse dans une famille protestante. Il est industriel dans la chimie. Opposant à Napoléon III, il est élu en 1871 député « protestataire » du Haut-Rhin, malgré l'annexion de l'Alsace-Lorraine, démissionne et est réélu député de la Seine. En 1875, il devient sénateur inamovible, c'est-à-dire à vie, et devient une référence morale de la chambre haute.

En 1897, Louis Leblois, l'avocat du lieutenant-colonel Picquart, l'informe en détail de l'affaire Dreyfus. Puis Lazare et Mathieu Dreyfus lui présentent le dossier qu’ils ont constitué pour la réhabilitation de leur ami et frère. Ému par le sort de ce compatriote — Alfred Dreyfus est aussi né à Mulhouse — il alerte le gouvernement, en vain. Il ouvre alors le débat au Sénat et engage le débat public. Cet engagement lui coûte la vice-présidence du Sénat en 1898. Il meurt un an plus tard, le 19 septembre 1899, jour de la signature de la grâce de Dreyfus par le président Émile Loubet.

En 1908, un monument en son hommage est réalisé par le sculpteur dreyfusard et protestant Jules Dalou. Le portrait de profil du sénateur protestant est inscrit dans un médaillon, sur le socle d'un petit obélisque, et est encadré par deux allégories féminines : la Vérité et la Justice. Il est installé dans le jardin du Luxembourg, face au Sénat. Quelques mois après son inauguration, il est tagué par la ligue d'extrême-droite des Camelots du roi.


Statue à Georges Clemenceau, avenue des Champs-Élysées, Paris 8e, 1932.

Georges Clemenceau (1941-1929) est journaliste et député au moment de l'affaire Dreyfus.

Il naît en dans une famille protestante — ses parents se sont mariés deux ans plus tôt au temple de Mouilleron-en-Pareds, en Vendée, où, son grand-père maternel, républicain et protestant, a été le maire entre 1832 et 1834. Il suit son père, devient médecin et s'oppose au Second Empire. Il devient ensuite maire de Montmartre, puis du XVIIIe arrondissement après le rattachement de la commune à Paris. Il épouse en 1969 une protestante américaine, Mary Plummer — ils ont trois enfants. Il lutte pour l'amnistie des Communards. Il est élu député de la Seine.

En 1897, il devient rédacteur au journal L'Aurore. Il est convaincu de la nécessité de réviser le procès par le sénateur protestant Auguste Scheurer-Kestner. Dans ses articles, Clemenceau condamne les milieux catholiques qu'il accuse d'antijudaïsme : « Aimez-vous les uns les autres ! s'écrie le bon prédicateur du Christ qui, en descendant de sa chaire, fait ses délices du journal dont chaque ligne est un cri de mort contre le peuple élu de Dieu. Il est dans sa tradition, le malheureux, dans sa tradition de paroles exquises et d'actes barbares : toute l'histoire de l'Église. » Il convainc le directeur de L'Aurore de publier l'article de Zola en 1898, et a l'idée du titre, « J'accuse... ! »

Il consacre 700 articles à l'affaire Dreyfus, se bat en duel contre le polémiste d'extrême-droite Edouard Drumont. En 1902, il est élu sénateur du Var, puis est ministre de l'Intérieur, ministre de la Guerre à la fin de la Première Guerre mondiale (il signe l'Armistice), président du Conseil des ministres à deux reprises.

En 1923, à 82 ans, il rencontre la protestante Marguerite Baldensperger, dont une fille, amoureuse d'un pasteur marié, vient de se suicider. C'est son dernier amour.
Une statue en bronze à la mémoire de Clemenceau est inaugurée en 1932 devant le Petit Palais, au croisement des Champs-Élysées et de l'avenue Winston Churchill.


Carte postale avec le monument à Ludovic Trarieux à Paris inauguré en 1907.

Ludovic Trarieux (1940-1904) est un avocat, député puis sénateur de la Gironde au moment de l'affaire Dreyfus. Il est le premier président de la Ligue des droits de l'homme, de 1898 à 1903, avant d'être remplacé par Francis de Pressensé. Cette association est fondée dans le cadre de l'Affaire, et le comité central va compter jusqu’à 22 % de protestants - alors que seulement 1,6 % des français sont protestants

Après des études de droit, il est avocat au barreau de Bordeau. Il est élu bâtonnier de l'Ordre des avocats de Bordeaux en 1877. Il est député de la gauche républicaine à la Chambre des députés sur la 4ᵉ circonscription de Bordeaux de 1879 à 1881. Il est ensuite sénateur de la Gironde de 1888 à 1903. Il soutient le sénateur Auguste Scheurer-Kestner qui appelle à réviser le procès de Dreyfus. Les 9 et 10 février 1898, il dépose longuement et fermement en faveur d’Émile Zola, poursuivi en diffamation, à la suite de la publication de « J'accuse… ! ». Il épouse en 1867 la Camille Faure, fille de Lucien Faure, riche banquier protestant, président de la Chambre de commerce de Bordeaux. Trarieux sera caricaturé en protestant par l'extrême-droite maurassienne.

Sa tombe se trouve au cimetière protestant de Bordeaux. À Paris, un monument commémoratif de Jean Boucher est installé en 1907 dans le square Claude-Nicolas-Ledoux, place Denfert-Rochereau. Son buste en bronze a été fondu en 1942 par le régime de Vichy : il n'en reste que les allégories en pierre du Travail et de la Justice, et une veuve montrant à son enfant les tables des Droits de l'homme.


Francis de Pressensé (1953-1914) est journaliste, directeur du quotidien dreyfusard L'Aurore de 1897 à 1905.

C'est le fils du pasteur protestant Edmond de Pressensé, député à l'Assemblée nationale de 1871 puis sénateur inamovible, et d'Élise Françoise Louise du Plessis-Gouret, romancière et poète suisse. En 1898, il cofonde la Ligue des droits de l'homme et en devient le vice-président, puis président de 1903 à 1914, entre Ludovic Trarieux et Ferdinand Buisson. Il est député de la 10ᵉ circonscription du Rhône de 1902 à 1910. En 1903, il dépose une proposition de loi de séparation des Églises et de l'État, qui sert de matrice à la loi de 1905.

En 1914, il meurt à la suite d'un AVC. Le pasteur de l'Oratoire du Louvre Wilfred Monod prie avec sa famille, mais conformément à ses dernières volontés, il n'a pas de funérailles religieuses.


Ferdinand Buisson (1841-1932) est cofondateur de la Ligue des droits de l'homme pendant l'affaire Dreyfus. Il en est ensuite président de 1914 à 1926, à la suite de Francis de Pressensé.

Agrégé de philosophie en 1868, il s'exile en Suisse pour ne pas prêter serment au Second Empire. Il s'engage dans le protestantisme libéral, aux côtés de ses amis pasteurs Jules Steeg et Félix Pécaut. Au début de la IIIe République, il revient en France, et dirige un orphelinat laïque dans le 17ᵉ arrondissement. Il est nommé en 1871 inspecteur de l'enseignement primaire à Paris. Le ministre Jules Ferry le nomme ensuite Inspecteur général de l’Instruction publique puis en 1879 directeur de l’enseignement primaire. Il fonde la Revue pédagogique, le Musée pédagogique et obtient la création des ENS de Saint Cloud et de Fontenay-aux-Roses — il y place ses amis protestants, dreyfusards comme lui.

Il est élu député radical socialiste entre 1902 et 1924. Pacifiste, engagé pour la réconciliation franco-allemande et la création de la Société des nations (SDN), il reçoit en 1927 le prix Nobel de la Paix.

Raoul Allier (1862-1939) est professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Paris. Pendant l'affaire Dreyfus, il publie une étude établissant le lien avec Voltaire et l'affaire Calas. Il écrit une série d'articles dans le journal dreyfusard Le Siècle

Ancien étudiant de l'ENS, agrégé de philosophie en 1885, il est chargé de cours à la faculté de théologie protestante de Montauban puis de Paris. Il est un des fondateurs et premier président de la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants (FFACE), la Fédé, et développe l’Association des étudiants protestants de Paris (AEPP), qu’il préside à partir de 1920. Il participe aux travaux pour la loi de Séparation des Églises et de l'État.


Louis Loew (1828-1917) est un magistrat français. Il obtient la première révision du procès d'Alfred Dreyfus.

Il naît à Strasbourg dans une famille protestante. En 1898, il préside la chambre criminelle de la Cour de cassation. Il subit une violente campagne de diffamation dans la presse, et est accusé d'être juif, alors qu'il est protestant. Il est enterré au cimetière protestant de Mulhouse. Son faire-part de son décès cite un verset éloquent des Béatitudes : « Bienheureux ceux qui ont souffert pour la justice. »


Gabriel Monod (1844-1912) est un universitaire d'histoire médiéval protestant. C'est un des premiers à prendre la défense du capitaine Dreyfus.

Il naît dans une famille protestante éminente, descendant du pasteur de l'Oratoire du Louvre Jean Monod. Il compte quatorze pasteurs parmi ses cousins germains, dont Théodore et son fils Wilfred Monod.

Agréé d'histoire à l'École normale supérieure (ENS), il étudie ensuite dans les universités allemandes de Gerlin et Göttingen. Il dirige et préside la IVᵉ section de l'École Pratique des Hautes Études (EPHE). Il enseigne à l'ENS, au Collège de France et à l'Académie des Sciences morales et politiques. 

Il fait le lien avec l'affaire Calas et déclare « j’espérais que cette initiative viendrait d’un catholique et qu’un nouveau Voltaire surgirait pour défendre le nouveau Calas. J’aurais craint que ma qualité de protestant et les stupides attaques que m’ont valu cette qualité diminuassent auprès d’un certain public la valeur de mes jugements ». Ses prises de positions publiques lui valent la haine du polémiste d'extrême-droite Charles Maurras, qui s'en prend à l'« État Monod ». Il accuse les protestants de préférer l'Allemagne ou les pays anglo-saxons protestants à la France, et écrit sur les « Quatre États confédérés » quatre minorités alliées pour détruire l'identité catholico-royaliste du pays : juifs, protestants, franc-maçons et « métèques ».


Albert Réville (1826-1906) est important universitaire protestant, qui s'engage durant l'affaire Dreyfus. 

Il est longtemps pasteur libéral de la communauté huguenote de Rotterdam. En 1880, il est nommé professeur au Collège de France, où il est titulaire de la première chaire d'histoire des religions. En 1886, il est le premier président de la section des sciences religieuses de l'École pratique des hautes études (EPHE), et le fondateur de la Revue de l'histoire des religions. Il écrit en mai 1898 dans le journal Le Siècle un article remarqué : « Les étapes d'un intellectuel (À propos de l'affaire Dreyfus) ».


André Gide (1869-1951) est un écrivain protestant dreyfusard.

Il grandit dans une famille protestante du 6e arrondissement de Paris, et fréquente les temples du Luxembourg et de l'Oratoire du Louvre. En 1895, il se marie avec une cousine au temple protestant d'Étretat. Mais il assume ensuite son homosexualité

En 1898, il s'engage dans l'affaire Dreyfus et signe une pétition en faveur d'Émile Zola. Il publie cette même année une pièce de théâtre, Philoctète, qui fait référence à l'Affaire. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1947.


Conrad de Witt (1834-1909) est le seul député de droite à avoir voté pour la révision.

Il naît à Paris dans une famille de diplomates hollandais. En 1850, il épouse Henriette Guizot, fille du ministre protestant François Guizot, et son frère cadet, la sœur d'Henriette. Propriétaire agriculteur, il est conseiller général et député du Calvados de 1885 à 1902. Il siège dans l'Union des droites. À cause de son soutien à Dreyfus et au ministère Waldeck-Rousseau, il perd ses sièges et se retire de la politique.