Transformations de l'Oratoire du Louvre après 1789

Pasteur André-Numa Bertrand (1876-1946)

De vieille famille libérale et pastorale, André-Numa Bertrand, après avoir fait ses études à Genève et à Paris, a envisagé de partir en mission à Madagascar, mais on lui en refuse l’autorisation en raison de ses conceptions dogmatiques libérales.

Protestant libéral, il l’est certainement, d’une façon intelligente et pleine de spiritualité. Il prend ses distances avec certaines tendances qui limitent parfois la foi chrétienne à une bonne conduite morale, dédaignant la question théologique et la pratique religieuse.

Après la guerre de 1914, Bertrand devient président de l’Union des Eglises réformées. Il va jouer un très grand rôle dans la naissance de l’Église réformée de France grâce à un esprit de paix et de compromis. Depuis le milieu du XIX, deux courants s’opposaient radicalement dans le protestantisme réformé. Un courant issu du réveil et dit « orthodoxe » (au sens de personnes très attachées à la lettre de la doctrine) tenait fermement à ce qu’un socle de croyances théologiques soit défini et imposé comme unissant l’Église. Le courant libéral trouvait cette contrainte contraire à l’essentiel qui est l’Évangile et la liberté de chacun de penser et de croire.

André-Numa Bertrand propose de définir effectivement une confession de foi, mais de la faire précéder par un préambule permettant aux libéraux de bonne volonté d’adhérer à ce texte « Vous lui donnerez votre adhésion joyeusement, comme une libre et personnelle affirmation de votre foi. Sans vous attacher à la lettre de ses formules, vous proclamerez le message de salut qu’elles expriment ». S’attacher à l’esprit plus qu’à la lettre étant une idée forte de l’Évangile la grande majorité des « orthodoxes » accepta ce compromis, suffisamment rassurés sur le libéralisme modéré de ceux qui accepteraient de signer ce texte.

À la déclaration de la guerre, en septembre 1939, le pasteur A.N. Bertrand n’est donc pas un inconnu. Il a atteint, en 1938, cet exploit de restaurer l’unité de l’Église Réformée de France, dont il est devenu vice-président du Conseil National. Il est, par ailleurs vice-président de la Fédération Protestante de France et président du Consistoire de Paris. Il vient aussi d’être élu président des Éclaireurs Unionistes de France. Mais surtout, depuis 1926, il est pasteur de l’église de l’Oratoire du Louvre.

Il a un tempérament de chef. Ses remarquables dons intellectuels et ses qualités de cœur lui confèrent une autorité spirituelle et morale que tous admirent et acceptent. Son premier souci sera toujours ce qu’il considère comme la priorité des priorités du ministère pastoral : le souci des âmes. On ne saura jamais le nombre de ceux qui trouvèrent auprès de lui un guide spirituel, une écoute fraternelle.

La « drôle de guerre » (39-40) ne va pas changer grand-chose à la vie quotidienne. Une fausse sécurité s’installe. La France n’est pas prête à supporter le choc de mai 1940. Un mois suffit pour que tout s’écroule.

Le 21 mai 1940, le conseil de la Fédération souhaite que son président, le pasteur Marc Bœgner reste en contact avec le gouvernement, même si celui-ci doit séloigner de Paris, et que le pasteur Bertrand reste à Paris pour assurer la présidence par intérim. Le 10 juin le gouvernement quitte Paris et M. Bœgner le suit à Bordeaux. A.N. Bertrand assure seul la responsabilité du protestantisme parisien. Il a ordonné à tous ses collègues qui le peuvent de partir. Lui-même a fait partir sa famille à Castres. Il se réjouit que Dartigue à Pentemont, Puech à Bois-Colombes, Picard à l’Étoile et Pfender à Saint-Maur soient restés et puissent le seconder. Panier va s’occuper des prisonniers. Ses collègues à l’Oratoire, Vidal et Vergara sont partis. Vidal reviendra le 16 août. Vergara sera là pour prêcher le 17 novembre.

Le 14 juin, les Allemands entrent dans Paris. Le 16 juin, A. N. Bertrand prêche à l’Oratoire sur « l’Épreuve » ; il termine ainsi : « C’est aujourd’hui l’heure de la croix, mais un jour viendra l’heure de la résurrection. » Tout au long de cette période douloureuse, sa prédication courageuse, lucide, explicite, réconforte ses auditeurs qui viendront - même de très loin - l’écouter avec reconnaissance et émotion. Ils trouveront toujours là « Lumière, nourriture et Vie ».

Arrive le 29 mai 1942 et l’ordonnance allemande contraignant tous les juifs âgés de six ans révolus et plus à porter, à partir du 7 juin, une étoile jaune. Affaire de zone occupée, en quelque sorte. Cette fois-ci, Bertrand décide de passer outre l’habituelle circonspection du président de la FPF : il réunit le Conseil, le 5 juin, et rédige une lettre à l’adresse du maréchal Pétain ; il la confie à Boegner qui, le 27 juin, la lit au chef de l’État avant de la lui remettre. C’est la protestation officielle d’une Église, la seule à ma connaissance contre le port de l’étoile jaune. Cette lettre n’est pas une protestation publique, du haut de la chaire. Une telle protestation a pourtant existé, les 7 puis 14 juin, toujours à l’initiative de Bertrand ; si nous connaissons bien la première, l’ampleur et même la réalité de la seconde n’ont été découvertes que récemment. Le dimanche 7 juin, premier jour où le port de l’étoile devient obligatoire, Bertrand prêche sur la première Epître de Pierre : « Si quelqu’un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu ». Pour le pasteur, la vie intérieure du chrétien doit le garder libre à l’égard des pressions du monde extérieur ; mais non pas indifférent : le politique ne peut être prétendu imperméable au spirituel. D’où, dans un troisième temps du sermon, la prise de position, au nom de l’amour pour les hommes, sur le port de l’étoile jaune :

« C’est dans cet esprit qu’il convient de parler des événements du jour, sur lesquels l’Église de Jésus-Christ ne saurait garder le silence. Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants, les principes les plus élémentaires de la dignité humaine. Nous ne sommes pas ici pour protester ou pour récriminer, encore bien moins pour condamner et pour maudire ; nous sommes ici pour aimer, pour prier et pour bénir. Ce sont des droits que personne sans doute ne nous contestera, et dont personne, dans tous les cas, ne peut nous dépouiller sans notre propre consentement. Nous sommes ici pour demander à Dieu qu’il fortifie le cœur de ces hommes et de ces femmes, afin que ce dont on a voulu faire pour eux un signe d’humiliation, ils soient rendus capables d’en faire un signe d’honneur. - Là où des hommes souffrent, quels qu’ils soient, le cœur innombrable du Christ est ému de miséricorde et l’Église a le devoir de dire : Moi aussi je souffre avec eux. - Là où des chrétiens, des hommes et des femmes qui ont été baptisés au nom de Jésus-Christ, sont contraints de porter un signe qui n’est pas celui de leur Maître et de leur Sauveur, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à moi, et je suis avec eux. - Et là où sont frappés des enfants de six ans, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à Dieu, les innocents, et je les bénis.

Ces paroles sont pratiquement inopérantes ? Nous ne le savons que trop ; d’aucuns les trouveront même plus qu’inutiles, dangereuses. L’Église de Jésus-Christ ne saurait se laisser guider par ces considérations subalternes ; il y a des choses qui doivent être dites ; elle les dit. Il y va de quelque chose de plus que son honneur, il y va de l’honneur de Dieu. "Jamais les saints ne se sont tus", disait Pascal, et il prenait ce mot "saints" dans son sens biblique, qui désigne ceux qui sont consacrés à Dieu. Le Pasteur aussi, lorsqu’il est dans la chaire de Jésus-Christ et se souvient de sa consécration, ne saurait recevoir d’ordres de personne, si ce n’est de son Chef ; il n’accueille aucune inspiration, si ce n’est celle de sa foi. Sans cela - qu’il y prenne garde - sans cela il ne parlerait pas comme il convient à la Parole de Dieu. »

Quel a pu être l’effet d’une telle prédication sur l’auditoire ? On possède un élément de réponse directe : à la sortie du culte, la belle-mère du pasteur Jean Médard croise sous les arcades de la rue de Rivoli un « ménage à l’air modeste et distingué qui portait l’étoile jaune. Alors je me suis avancée, leur ai tendu la main en leur disant : "Je suis chrétienne, je sors de l’Oratoire, permettez-moi de vous témoigner ma sympathie. Nous sommes tous des enfants de Dieu". Le monsieur a porté ma main à ses lèvres, il était tout ému et moi j’avais les larmes aux yeux ». Le même jour, des étudiants, dont plusieurs protestants, comme Marie Médard, fille du pasteur de Rouen, ou Henri Plard, ancien catéchumène du même pasteur, arborent dans Paris de fausses étoiles jaunes. On ne sait si l’un ou l’autre sortait de l’Oratoire. Plard, immédiatement arrêté, est interné à Drancy le lendemain, comme « Ami des Juifs », et travaille au bureau administratif du camp, avant d’être libéré le 31 août. Il a expliqué, à la fin de sa vie, les affinités spirituelles et sociologiques qui, selon lui, liaient les protestants français aux juifs.

De cette période, nous possédons le «Journal intime» d’ A.N. Bertrand, publié dans le bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français de juillet-août-septembre 1981, tome 127. Ce texte offre un très grand intérêt. On y découvre quelqu’un de très humain, on pénètre dans son intimité. Il nous livre ses doutes, ses craintes, ses colères, ses dégoûts pour la veulerie ; il nous dit sa lassitude, ses hésitations devant certains choix qui furent peut-être des erreurs ; mais éclatent aussi sa rectitude, son sens aigu de l’honneur et de la fidélité. Il termine ainsi : « Ceux qui auront été dans la fournaise, qui auront vu la veulerie générale, et qui auront subi la pression des circonstances, et de l’atmosphère comprendront qu’il fallait se raidir si on ne voulait pas être courbé ; et il ne faut jamais se courber que devant Dieu. C’est le mot d’ordre que j’ai voulu garder. »

Il organise la desserte des paroisses avec des effectifs très réduits. Les pasteurs ne reviendront pas tous à Paris. Les finances sont inexistantes. Pendant plusieurs mois A. N. Bertrand préside trois cultes par dimanche - Ste Marie, Oratoire et Belleville. Il parcourt Paris et la banlieue à bicyclette ou en métro, il monte les étages sans ascenseurs ; la tension nerveuse et la fatigue physique l’épuisent.

On ne peut tout rapporter de son inlassable activité au service du protestantisme français en zone occupée, de juin 40 à mars 43. Il a toujours agi en accord avec le Conseil de la Fédération Protestante de France et celui de l’Église Réformée, mais sans pouvoir consulter le pasteur Bœgner qui se trouvait en zone libre, sûr cependant de son accord tant l’amitié qui les liait était profonde. On trouve le détail de cette activité dans le rapport lu à l’assemblée générale du Protestantisme français, à Nîmes en octobre 1945, et à laquelle sa santé ne lui avait pas permis d’assister. On ne citera ici que quelques éléments marquants.

 Le 20 août 1940, les mouvements de jeunesse sont interdits. Président des Éclaireurs Unionistes, il refuse que ceux-ci entrent dans la clandestinité : trop de risques pour les chefs et cheftaines. Il crée alors une jeunesse confessionnelle rattachée à chaque église.

  •  Il proteste contre la fermeture des salles d’évangélisation de l’Armée du Salut.
  •  Puis contre la fermeture des oeuvres sociales de l’Armée du Salut. Finalement, Laval dissoudra l’Armée du Salut.
  •  Il proteste contre le serment de fidélité au chef de l’État pour les fonctionnaires.
  •  Il proteste contre les réquisitions et le S.T.0, et rédige le 14 avril 1943 un message de la F.P.F qu’il fait lire en chaire le 2 mai.
  •  Il entreprend de nombreuses démarches en faveur des juifs persécutés, pour protester contre le port de l’étoile jaune.
  •  Il intervient énergiquement au moment de l’arrestation de milliers de juifs au Vel d’hiv. par la police française
  •  Il exprime sa solidarité au grand Rabbin de Paris.

 Mais surtout, il écrit en 1942 trois lettres, plus douloureuses que révoltées, le 16 février au Commissaire Général aux affaires juives, le 27 juin au Maréchal Pétain (celui-ci se déclare ému, mais ne pouvait rien faire), demandant à M. Bœgner de la remettre en mains propres, et le 3 août à M. de Brinon, chef de la Délégation du Gouvernement Français à Paris, qui ne répond pas.

Il termine son rapport en regrettant l’attitude de la hiérarchie catholique qui refusa d’entreprendre une démarche commune auprès des autorités d’occupation : « J’ai toujours reçu auprès de ces prélats une parfaite courtoisie et bienveillance, mais aussi un refus très net de s’opposer en quoi que ce soit aux interventions des maîtres de l’heure. »

A partir d’octobre 1942 une autre forme d’intervention prends corps. Celle-là exige silence et clandestinité, c’est l’aide physique aux juifs, adultes et enfants, qu’il s’agit de cacher, et tout d’abord de faire échapper des souricières urbaines, dont celle de Paris. Dans une Lettre pastorale qui remplace la Feuille rose, le 30 septembre 1942,  les trois pasteurs de l’Oratoire, sans dire un mot des juifs, appellent chaque chrétien à porter dans son cœur la souffrance du monde et à ne pas la laisser effacer en lui-même par la réalité ou l’appréhension de ses propres souffrances : « Il ne faut pas dire : "À chacun suffit sa peine ! J’ai bien assez à faire à porter la mienne ; pourquoi vouloir m’écraser sous celle du monde ?  Je ne suis pas de force ; j’aime mieux l’oublier ».

Et ce sera des appels, du haut de la chaire de l’Oratoire, au moment des annonces diverses concernant les activités de la paroisses, que souvent était lancé l’appel en direction de familles qui pourraient emmener quelques enfants pauvres ayant besoin de prendre l’air. Les familles comprenaient qu’un ou plusieurs enfants juifs avaient besoin de trouver refuge pour quelques jours ou quelques semaines dans une famille parmi d’autres enfants le temps que l’on trouve le moyen de les évacuer. Cet appel était lancé alors que dans les rangs des fidèles se trouvaient des allemands parmi les plus hauts placés, venant de l’hôtel Meurice, un peu plus bas dans la rue de Rivoli qui avait été réquisitionné par les autorités allemandes pour la Kommandantur du Grand Paris !

Après guerre, il continua avec joie et sérénité son ministère jusqu’au bout. Nous avons les notes inachevées de sa dernière prédication (29 septembre 1946) : « Éternel je n’ai ni un cœur qui s’enfle, ni des regards hautains, je ne m’occupe pas de choses trop grandes et trop relevées pour moi, loin de là. J’ai l’âme calme et tranquille comme un enfant sevré qui est auprès de sa mère. » (Ps 131,1-2)

Son dernier message parut dans le bulletin de l’église de l’Oratoire d’octobre 1946 : « La paix de Dieu qui dépasse toute compréhension gardera vos cœurs et vos esprits. » (Ph 4,7)

Il mourut le mercredi 9 octobre 1946. Dans son testament il avait laissé un court message destiné à la paroisse : « Je voudrais que l’on dise seulement aux fidèles de l’Oratoire que je sais combien j’ai été inférieur à ma tâche. Mais que je les ai aimés autant qu’il était en moi et que je remercie ceux qui m’ont aimé. »


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