Le pasteur André-Numa Bertrand par Pierre Fath
Le pasteur André-Numa Bertrand (1876-1946)
« Une voix chrétienne dans la tourmente »
Soixante ans seulement nous séparent de la dernière guerre… mais trois générations déjà ! Pierre Fath nous raconte, à travers la personne du pasteur de l’Oratoire A.N. Bertrand, comment le protestantisme a vécu cette période à Paris.
À la déclaration de la guerre, en septembre 1939, le pasteur A.N. Bertrand n'est pas un inconnu. Il a atteint, en 1938, le but de toute son existence : restaurer l'unité de l'Église Réformée de France, dont il est devenu vice-président du Conseil National. Il est, par ailleurs vice-président de la Fédération Protestante de France et président du Consistoire de Paris. Il vient aussi d'être élu président des Éclaireurs Unionistes de France. Mais surtout, depuis 1926, il est pasteur de l'église de l'Oratoire du Louvre.
Il a un tempérament de chef. Ses remarquables dons intellectuels et ses qualités de cœur lui confèrent une autorité spirituelle et morale que tous admirent et acceptent. Son premier souci sera toujours ce qu'il considère comme la priorité des priorités du ministère pastoral : le souci des âmes. On ne saura jamais le nombre de ceux qui trouvèrent auprès de lui un guide spirituel, une écoute fraternelle.
La « drôle de guerre » (39-40) ne va pas changer grand-chose à la vie quotidienne. Une fausse sécurité s'installe. La France n'est pas prête à supporter le choc de mai 1940. Un mois suffit pour que tout s'écroule.
Le 21 mai 1940, le conseil de la Fédération souhaite que son président, le pasteur Marc Bœgner reste en contact avec le gouvernement, même si celui-ci doit s‘éloigner de Paris, et que le pasteur Bertrand reste à Paris pour assurer la présidence par intérim.
Le 10 juin le gouvernement quitte Paris et M. Bœgner le suit à Bordeaux. A.N. Bertrand assure seul la responsabilité du protestantisme parisien. Il a ordonné à tous ses collègues qui le peuvent de partir. Lui-même a fait partir sa famille à Castres. Il se réjouit que Dartigue à Pentemont, Puech à Bois-Colombes, Picard à l'Étoile et Pfender à Saint-Maur soient restés et puissent le seconder. Panier va s'occuper des prisonniers. Ses collègues à l'Oratoire, Vidal et Vergara sont partis. Vidal reviendra le 16 août. Vergara sera là pour prêcher le 17 novembre.
Le 14 juin les Allemands entrent dans Paris.
Le 16 juin, A. N. Bertrand prêche à l’Oratoire sur « l'Épreuve » ; il termine ainsi : « C'est aujourd'hui l’heure de la croix, mais un jour viendra l'heure de la résurrection. »
Le 14 juillet, son sermon commente Luc 4,8 : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte. »
Tout au long de cette période douloureuse, sa prédication courageuse, lucide, explicite, réconforte ses auditeurs qui viendront – même de très loin – l'écouter avec reconnaissance et émotion. Ils trouveront toujours là « Lumière, nourriture et Vie ».
« Quand il y a des choses à dire, il faut les dire » (23 juin) ; « Il faut parler droit » (10 août) ; « Il faut rejeter la prudence ecclésiastique » (18 août).
pasteurs protestants en 1936
Les pasteurs A.N. Bertrand, Émile Guiraud, Wilfred Monod et Paul Vergara (photo prise en 1936-37)
De cette période, nous possédons son « Journal intime », publié dans le bulletin de la Société d'histoire du protestantisme français de juillet-août-septembre 1981, tome 127.
Ce texte offre un très grand intérêt. On y découvre quelqu'un de très humain, on pénètre dans son intimité. Il nous livre ses doutes, ses craintes, ses colères, ses dégoûts pour la veulerie ; il nous dit sa lassitude, ses hésitations devant certains choix qui furent peut-être des erreurs ; mais éclatent aussi sa rectitude, son sens aigu de l'honneur et de la fidélité. Il termine ainsi : « Ceux qui auront été dans la fournaise, qui auront vu la veulerie générale, et qui auront subi la pression des circonstances, et de l'atmosphère comprendront qu'il fallait se raidir si on ne voulait pas être courbé ; et il ne faut jamais se courber que devant Dieu. C'est le mot d'ordre que j'ai voulu garder. »
Il organise la desserte des paroisses avec des effectifs très réduits. Les pasteurs ne reviendront pas tous à Paris. Les finances sont inexistantes. Pendant plusieurs mois A. N. Bertrand préside trois cultes par dimanche – Ste Marie, Oratoire et Belleville. Il parcourt Paris et la banlieue à bicyclette ou en métro, il monte les étages sans ascenseurs ; la tension nerveuse et la fatigue physique l'épuisent.
On ne peut tout rapporter de son inlassable activité au service du protestantisme français en zone occupée, de juin 40 à mars 43. Il a toujours agi en accord avec le Conseil de la Fédération Protestante de France et celui de l'Église Réformée, mais sans pouvoir consulter le pasteur Bœgner qui se trouvait en zone libre, sûr cependant de son accord tant l'amitié qui les liait était profonde. On trouve le détail de cette activité dans le rapport lu à l’assemblée générale du Protestantisme français, à Nîmes en octobre 1945, et à laquelle sa santé ne lui avait pas permis d’assister. On ne citera ici que quelques éléments marquants.
Le 20 août 1940, les mouvements de jeunesse sont interdits. Président des Éclaireurs Unionistes, il refuse que ceux-ci entrent dans la clandestinité : trop de risques pour les chefs et cheftaines. Il crée alors une jeunesse confessionnelle rattachée à chaque église.
Il proteste contre la fermeture des salles d'évangélisation de l'Armée du Salut.
Puis contre la fermeture des œuvres sociales de l'Armée du Salut. Finalement, Laval dissoudra l'Armée du Salut.
Il proteste contre le serment de fidélité au chef de l'État pour les fonctionnaires.
Il proteste contre les réquisitions et le S.T.0, et rédige le 14 avril 1943 un message de la F.P.F qu'il fait lire en chaire le 2 mai.
Il entreprend de nombreuses démarches en faveur des juifs persécutés, pour protester contre le port de l'étoile jaune.
Il intervient énergiquement au moment de l'arrestation de milliers de juifs au Vel d'hiv. par la police française
Il exprime sa solidarité au grand Rabbin de Paris.
Mais surtout, il écrit en 1942 trois lettres, plus douloureuses que révoltées, le 16 février au Commissaire Général aux affaires juives, le 27 juin au Maréchal Pétain (celui-ci se déclare ému, mais ne pouvait rien faire), demandant à M. Bœgner de la remettre en mains propres, et le 3 août à M. de Brinon, chef de la Délégation du Gouvernement Français à Paris, qui ne répond pas.
Il termine son rapport en regrettant l'attitude de la hiérarchie catholique qui refusa d'entreprendre une démarche commune auprès des autorités d'occupation : « J’ai toujours reçu auprès de ces prélats une parfaite courtoisie et bienveillance, mais aussi un refus très net de s'opposer en quoi que ce soit aux interventions des maîtres de l'heure. »
Rentré à Paris en mars 1943, M. Bœgner reprend ses fonctions de Président. A. N. Bertrand, tout en restant à ses cotés peut se consacrer davantage à son ministère pastoral de l'Oratoire.
La « Clairière », œuvre sociale de l'Oratoire fondée en 1910 par Wilfred Monod, dont le pasteur Vergara était le directeur et Mlle Guillemot l’assistante sociale, aida au sauvetage de 63 enfants juifs en février 1943 et servit de « boîte aux lettres » à la Résistance. P. Vergara et Mlle Guillemot ayant dû fuir la Gestapo en juillet ne purent assurer la rentrée d’octobre. A.N. Bertrand demanda à la Générale Sarrail (veuve du célèbre général de la guerre de 1914-18) d’assurer la direction de la Clairière qui ne fut plus inquiétée.
Nous terminerons en évoquant la richesse de sa prédication, qui marquera des générations de fidèles. Un fonds Bertrand existe à la Société d'Histoire du Protestantisme Français, comportant des sermons inédits de la période 1943-46.
Il continua avec joie et sérénité son ministère jusqu'au bout. Nous avons les notes inachevées de sa dernière prédication (29 septembre 1946) : « Éternel je n'ai ni un cœur qui s'enfle, ni des regards hautains, je ne m'occupe pas de choses trop grandes et trop relevées pour moi, loin de là. J'ai l'âme calme et tranquille comme un enfant sevré qui est auprès de sa mère. » (Ps 131,1-2)
Son dernier message parut dans le bulletin de l’église de l'Oratoire d'octobre 1946 : « La paix de Dieu qui dépasse toute compréhension gardera vos cœurs et vos esprits. » (Ph 4,7)
Il mourut le mercredi 9 octobre 1946. Dans son testament il avait laissé un court message destiné à la paroisse : « Je voudrais que l'on dise seulement aux fidèles de l'Oratoire que je sais combien j'ai été inférieur à ma tâche. Mais que je les ai aimés autant qu'il était en moi et que je remercie ceux qui m’ont aimé. »feuille
Pierre Fath
Évangile et Liberté, Numéro 177, mai 2004