Hommage au pasteur A.N. Bertrand

Pendant la Guerre, 1940-1944

  • Journal de ma solitude, tenu par par le pasteur André-Numa Bertrand du 10 juin au 18 août 1940
  • A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)

8 Prédications du recueil Berger d'âmes, 1945-1949

Méditation par le Pasteur A. N. Bertrand

In memoriam


La Paix de Dieu

Lecture biblique : Et la paix de Dieu qui dépasse toute compréhension, gardera vos cœurs et vos esprits. (Philippiens 4:7)
Dernier message d'A.-N. Bertrand paru dans le Bulletin mensuel de l'Église réformée de l'Oratoire du Louvre (octobre 1946)
 

La paix de Dieu. En écoutant en moi-même le retentissement de cette expression, il me semble suivre des yeux un beau voilier aux prises avec la tempête. Fouetté par le vent, battu par les vagues, il continue sa route, parce que chaque homme à bord est à son poste et tient bon.

La paix de Dieu, sera-ce pour ce navire le port où il va entrer, où il trouvera un refuge parce que tout le monde a tenu ferme ? Non, la paix dont une semblable comparaison nous offrirait l'image ne serait pas la paix que Jésus donne ; ce serait plutôt la paix comme le monde la donne. Le chrétien n'est pas un homme qui se réfugie dans un havre de grâce, pendant que les autres continuent de lutter et de mourir dans la tempête ; il n'est pas occupé à carguer ses voiles, alors que, de toute part, gisent encore les nefs brisées et que les flots n'ont pas encore fini de rejeter des cadavres sur les rives de tous les océans. Il n'est pas un homme qui ne tient bon quelques instants que pour gagner un refuge égoïste, loin du danger commun.

Qu'il nous soit permis de présenter une autre image de la paix de Dieu ; une image plus réelle à la fois et plus conforme à la parole de notre texte, qui nous avertit que cette paix dépasse toute compréhension. Voici, le navire est toujours dans la tempête: tous les dangers le menacent encore; mais le pilote, à la barre, a le cœur paisible comme si les vents étaient favorables. Il sait où il va, et que sous un ciel sans étoiles, sa boussole le guide infailliblement ; il sait que s'il laissait altérer un instant la clarté de son regard ou la fermeté de sa main, le navire courrait à sa perte. Mais il tient ferme et les matelots qui s'agitent autour de lui et qui peut-être s'inquiètent, reprennent courage rien qu'à voir sa silhouette immobile dans la nuit, calme comme la force, paisible comme la foi. Ils s'étonnent de cette maîtrise de soi ; ils ne comprennent pas d'où elle lui vient et où elle les conduit, elle dépasse leur compréhension, mais sans qu'ils le sachent, elle les garde, elle assure leur salut et les conduit à la vie.

Telle est la paix de Dieu ; elle est refusée à ceux qui désertent l'effort, elle est offerte à ceux qui savent pourquoi ils luttent, quel Chef ils servent et à quelle étoile ils ont demandé de fixer leur terrestre chemin.


Service funèbre de M. le pasteur A.N. Bertrand
Allocution de M. le Pasteur Marc Boegner

Une fraternelle amitié, qui restera l'un des précieux trésors de mon ministère et de ma vie, me vaut d'être seul autorisé par les dernières volontés de notre frère à manquer à la règle du silence, et, dans notre commune douleur, d'offrir à Dieu, devant son cercueil, l'action de grâces des Églises protestantes de France.

Au nom de l'Église Réformée de France, de son Conseil national et de son Conseil académique, au nom de la Fédération Protestante, du Comité de la Société des Missions, des Eclaireurs unionistes, de tant d'autres oeuvres qui bénéficiaient de son inspiration et de sa sagesse, je rends grâces à Dieu de nous avoir donné le pasteur André-Numa Bertrand. Si préoccupés que nous ayons pu être de son état de santé, nous sommes bouleversés par la soudaineté de son départ, et nous voyons s'ouvrir dans la vie de nos Églises, dans notre propre vie, un vide que personne, à parler humainement, ne pourra jamais combler. Mais notre reconnaissance triomphe de notre immense tristesse, et le "merci" que nous disons ici voudrait être un chant, non pas à la gloire d'un homme, mais à la gloire de Dieu dont il n'a voulu être que le serviteur.

« Toute autorité vient de Dieu », a dit l'apôtre Paul. Affirmation dont la vie de notre frère manifeste la vérité avec une force singulière. D'année en année, son autorité est devenue plus étendue, mais surtout plus pénétrante, plus assurée d'un acquiescement unanime. Non pas parce que la confiance de tous l'appelait à des charges plus hautes, à des responsabilités plus redoutables, mais parce que son intelligence si fine et si compréhensive, sa sagesse si persuasive, l'excellence de ses conseils si nuancés, et plus encore, la pureté de son âme pastorale et sa bonté toujours patiente et toujours prévenante, faisaient accueillir son influence comme un don de Dieu.

Oui, vraiment, lorsque, grâce en très grande partie à son initiative, à son labeur persévérant et à sa foi généreuse, la question de la restauration de l'unité de l'Église réformée de France fut posée devant nos Églises, il apparut à tous comme l'homme que Dieu avait préparé pour nous guider et nous inspirer sur la voie, non pas des concessions ou des compromis, mais d'une découverte commune de notre communion vivante dans le Christ et de notre obligation de lui rendre témoignage en mettant fin à des séparations que ne justifiait plus aucune exigence de la foi. Avec quelle spiritualité et quel sens de la véritable unité chrétienne il présidait à nos délibérations, avec quel respect des pensées divergentes de la sienne I Nous éprouvions que tout ce qu'il nous donnait, il l'avait d'abord demandé avec l'humilité du chrétien qui attend tout de son Dieu et qui, sans aucune recherche d'un succès personnel, n'a d'autre ambition que la gloire de Jésus-Christ !

Et c'est pourquoi nous nous inclinions devant son autorité, faite de patiente douceur, de total désintéressement, et d'amour filial pour l'Église Réformée de France. Comme il l'aimait, notre Église ! Président du Comité général de l'Union des Eglises Réformées, il lui avait donné son temps, ses forces, son intelligence, sa foi, sa prière... Mais dès que l'unité de l'Eglise Réformée de France se fut imposée à son esprit comme la volonté de Dieu, il n'hésita pas à renoncer au premier rang, où il brillait d'un tel éclat, pour qu'aucune considération personnelle ne risquât d'en retarder l'achèvement.

Son autorité, vous le savez tous, n'en devint que plus grande, et son service de l'Église plus généreux et plus efficace. Au mois de mai 1940 le Conseil de la Fédération Protestante de France, en prévision d'événements tragiques dont la menace devenait chaque jour plus proche, le nommait l'un de ses vice-présidents. Il était déjà le président respecté et aimé du Consistoire de l'Eglise Réformée de Paris. Il avait qualité désormais, en plein accord avec les autres Églises de la Réforme, pour parler et pour agir au nom du protestantisme français tout entier. Il en eut la redoutable responsabilité à partir du 16 juin 1940 et pendant près de trois années. Tous, dès le premier jour, le reconnurent comme leur chef. Non pas qu'il eût jamais la pensée de se présenter comme tel, mais Dieu lui avait fait la grâce de dons magnifiques et complémentaires que, sans se lasser jamais, ou plutôt en faisant toujours comme s'il ne pouvait être atteint par la lassitude, il mettait jour après jour, et presque heure après heure, au service des pasteurs, des paroisses, des oeuvres, sans parler de toutes les victimes de l'oppression dont il sut prendre la défense avec quel simple et noble courage devant ceux qui détenaient alors l'autorité.

Plus que jamais, dans les mois qui suivirent le désastre de juin 1940, il fut le pasteur des pasteurs. Qu'ils sont nombreux aujourd'hui les pasteurs de France qui, pleurant son départ, bénissent Dieu de l'avoir mis sur leur chemin, d'avoir éprouvé la tendresse de son cœur fraternel, toujours prêt à porter leurs fardeaux, et trouvé en lui le conseiller, le guide, l'ami, plus encore le pasteur dont ils avaient besoin. Ils savent, eux, plus que tous peut-être, que son autorité venait de Dieu, et qu'elle ne s'exerçait que pour conduire les âmes vers une communion plus intime avec Jésus-Christ.

En servant l'Eglise, il a servi la France. Son ardent patriotisme était enraciné dans sa foi chrétienne. Sa prédication, son enseignement, la formation religieuse et morale de centaines de catéchumènes, tout cela a valu à la France et lui vaudra longtemps encore d'immenses bienfaits, parce que tout cela signifie des hommes et des femmes, dont la conscience, le caractère sont nourris, pénétrés de sève chrétienne, qui veulent, non pas être servis mais servir, et qui savent que Jésus-Christ possède seul le secret des communautés humaines vivant dans la justice et la paix. Pour tout ce qu'ainsi notre frère bien-aimé a donné à l'Église et à la Patrie nous lui disons merci. Mais plus encore nous disons merci à Dieu, un merci dont nous savons bien qu'il n'a de valeur que s'il retentit au plus profond de notre vie pour en faire une vie consacrée à servir, à aimer, à sauver, par amour pour Celui dont A.N. Bertrand savait nous rappeler que toujours Il aime le premier.

Notre action de grâces, ma chère Sœur, et vous tous qui êtes les siens, ne nous fait pas oublier votre douleur. Oserai-je dire que, en quelque mesure, elle est nôtre, tellement nous le sentions notre frère et que, désormais, vous ne pourrez être absents de notre intercession ? Mais je sais qu'en vous aussi la reconnaissance sera plus forte que la souffrance, car la lumière qu'il a mise dans vos vies ne cessera d'éclairer vos chemins de la terre. Avec vous, avec tous ceux dont il a été le pasteur, avec nos Églises de France, nous redisons, « l'âme calme et tranquille », dans l'acceptation de la foi « L'Eternel l'avait donné, l'Eternel l'a repris ; que le nom de l'Eternel soit béni ! »


Prédication de M. le pasteur P. Vergara
le dimanche après la mort de A.N. Bertrand

Chers Frères et Sœurs,

La plupart d'entre vous connaissent déjà le triste événement qui pèse sur nos cours d'un poids si lourd. Il se peut, pourtant, que certains l'aient ignoré jusqu'à cette heure. Ils doivent être informés.

M. le Pasteur Bertrand nous a été soudainement enlevé mercredi dernier. Frappé d'une crise cardiaque à midi, il a rapidement perdu conscience et a passé insensiblement du sommeil à la mort, survenue à 9 heures du soir.

Dieu a fait la grâce à ce vaillant et distingué serviteur de l'Évangile de l'emporter du milieu de nous sans souffrances ni angoisses d'aucune sorte. Venu auprès de lui, à six heures, pour lui dire la reconnaissance de l'Église pour son magnifique labeur, il n'a point entendu mes paroles, il était déjà dans l'Eternité. Il reposait « calme et tranquille comme un enfant sevré auprès de sa mère », pour employer les mots mêmes du Psaume 131 et qu’il nous commenta dans sa dernière prédication et qui traduisaient certainement l'état de son âme. Votre pasteur n'était point de ceux qui attendent la dernière heure pour se préparer à comparaître devant Dieu. Il était prêt depuis longtemps.

Ne pleurons donc point sur lui. Pour lui tout est bien.

Pleurons sur nous-mêmes qui sommes privés d'une grande lumière qui nous était si nécessaire, à l'heure où tant de ténèbres envahissent le monde. Pensons, avec une chrétienne sympathie, à ceux qui sont directement frappés, sa femme, ses enfants et petits-enfants. Prions pour eux afin que, de notre prière, se dégage une force consolatrice qui les soutienne. Soyons auprès d'eux des messagers de la Pitié Suprême.

Demain lundi, à 10 heures du matin, nous nous réunirons dans cette Égljse pour rendre à notre bien-aimé pasteur les derniers devoirs sous la forme qu'il a désirée et pour laquelle il avait laissé des instructions. Nous y entourerons les siens de notre affection et nous remercierons Dieu du don qu'il nous avait fait.

Tout est bouleversant dans les instants que nous traversons. Nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir que dimanche dernier encore il était au milieu de nous, présidant la Table Sainte et nous nourrissant de sa prière : et aujourd'hui même c'est notre cher disparu qui devait présider notre culte. Dans l'état d'esprit et de cœur qui est le nôtre nous pouvons difficilement chercher dans nos Saints Livres autre chose que ce qui nous fait le plus besoin : une divine consolation et des raisons de nous affermir dans l'espérance et dans la foi. La parole que nous méditerons donc, en toute simplicité, c'est cette parole du Seigneur que nous trouvons dans l'Évangile de Jean (14-28) : « Je m'en vais et je reviens à vous ». L'auteur du IVe Évangile place cette promesse aux disciples dans la bouche de Jésus, à la veille de ses souffrances et de sa mort. Le grand auteur inconnu qui fait ainsi parler le Christ savait, par sa propre expérience et par celle de ses frères en la foi appartenant à la Primitive Église, que cette promesse était devenue une réalité. Et les Chrétiens de tous les âges se lèvent pour porter témoignage à sa vérité.

Non, Jésus n'a pas déçu les siens. Et si, à la veille de son sacrifice, il a vu par delà la mort la vie éternelle, il ne s'est pas trompé lui-même. Le Consolateur promis vint en effet, après la sanglante tragédie, visiter les âmes des disciples dispersés, les fortifier et leur donner l'assurance que désormais rien ne pourrait rompre leur spirituelle communion avec lui. Sa foi et sa haute espérance ont vaincu la mort, et il en donna une preuve inoubliable à ses disciples immédiats comme à ceux de tous les temps. « Je m'en vais et je reviens à vous » ; cette promesse du Maître est-elle pour vous aussi, mes frères, une réalité personnelle ?

Hélas, nous sommes si incurablement matérialistes que, même dans notre religion, même dans nos relations avec Dieu et avec le monde spirituel, nous avons la plus grande peine à trouver consolation et force dans une foi qui s'exprime sous la forme de la parole de notre texte. Nombreux sont ceux qui ne peuvent concevoir et accepter l'invisible qu'à travers le visible seulement. Les formes de la religion qui matérialisent les vérités de l'ordre spirituel pour les mettre à la portée de l'infirmité humaine ont encore de beaux jours devant elles. Il nous est, évidemment, plus facile de ne croire qu'aux témoignages de nos sens, si fallacieux soient-ils parfois.

Nos sens ne nous révèlent jamais le retour parmi nous de ceux que la mort nous a pris ; ils proclament au contraire que tout s'achève à la tombe « un peu de terre sur la tête et en voilà pour jamais ».

Cela demande une science plus profonde, une vision intérieure, qui, quoique accessible à toute âme éveillée, n'est guère le fait de la multitude, pour comprendre que notre vrai moi est esprit, pour établir de spirituelles relations avec l'invisible, pour croire ce que Jésus croyait, pour voir ce qu'il voyait quand l'ombre de la Croix s'étendait déjà sur la Chambre Haute.

Pur nous, libres disciples de Celui qui, malgré toutes les apparences contraires, crut à l'invisible, à cette heure où un ami précieux nous a été retiré et où nous sommes cruellement appauvris, nous voulons dire notre foi en Jésus-Christ, en ce qu'il crut lui-même, et remplir notre âme de la grande espérance qui emplissait la sienne et ne fut pas trompée.

« Je m'en vais et je reviens à vous ». Magnifique et consolante promesse qui, si dépouillés que nous soyons, ne nous est pas complètement étrangère. C'est, à tout le moins, un fait d'expérience très générale que ceux qui nous ont quittés corporellement, reviennent à notre pensée et à notre affection. S'ils sont perdus pour nos yeux et nos sens, ils ne le sont ni pour notre mémoire, ni pour notre cour, si nous leur demeurons fidèles.

Cependant nous sommes accoutumés, par les conditions même de notre existence corporelle, à penser que la présence matérielle d'un être est indispensable, s'il veut exercer une influence profonde sur ceux qui l'entourent. Nous croyons généralement qu'un homme ne peut agir puissamment que lorsqu'on le voit et l'entend. Peut-être en est-il ainsi, en effet, dans la majorité des cas, mais cette affirmation ne saurait être généralisée, car il n'en est pas toujours ainsi. Nous dirons même qu'il en est rarement ainsi lorsqu'il s'agit des plus hauts esprits, des plus saintes âmes, des plus nobles caractères, et, en général, de tous ceux qui ont exercé sur nous une influence morale ou spirituelle. Ce qui nous les rendait justement chers est toujours notre bien après leur mort. L'appropriation que nous nous faisons du meilleur d'eux-mêmes est certainement plus complète lorsqu'ils ont cessé d'être physiquement parmi nous. Tout l'encombrement des petites choses matérielles insignifiantes, timbre de la voix, prononciation, attitudes du corps, réactions inconscientes du tempérament, qui venaient jeter leurs scories à la surface du flot limpide, ont disparu. Il ne reste plus que la pensée pure, que les sentiments dans toute leur noblesse, débarrassés de leur enrobement matériel. De sorte que la séparation corporelle est souvent la condition de la compréhension spirituelle; tout ce que la chair voilait, troublait, apparaît plus clairement, se dessine avec un relief imprévu à la conscience et s'impose plus profondément. J'ai souvent pensé - et quel esprit attentif et sérieux n'a fait la même remarque - j'ai souvent pensé, qu'en raison de ce dégagement charnel, nous pouvions mieux pénétrer dans l'intimité de l'esprit, du caractère et du cœur d'un saint Paul, d'un saint Augustin, d'un Calvin, d'un Pascal, que ceux qui furent leurs contemporains.

Et la plus extraordinaire illustration de la réalité de cette promesse « Je m'en vais et je reviens » qu'ait enregistrée l'histoire est celle-là même qui fonda l'Église Chrétienne, celle que fournit l'Évangile de la Résurrection. Ce fut lorsque la mort physique eut séparé corporellement Jésus de ses disciples que ceux-ci mesurèrent sa grandeur, comprirent quelque chose à son idéal, à son message religieux.

Aussi longtemps qu'ils foulèrent, à son côté, les routes de la Palestine ils demeurèrent spirituellement loin de lui, ils n'entendaient ni ne voyaient. Mais quand la mort eut saisi sa chair, alors le cœur plein de lui, ils le virent partout, il chemina à leur côté jusqu'au bourg d'Emmaüs dans le déclin du jour, il se dressa dans la fraîche lumière de l'aube sur le rivage de la mer de Galilée, il apparut parmi les fleurs et les feuillages du jardin du Sépulcre et dans la chambre où ils s'assemblaient pour prier. Oui, en vérité, comme le disait le Maître « si le grain ne meurt il demeure seul mais s'il meurt il porte beaucoup de fruits ».

Un moderne disciple du Crucifié s'indignait un jour de l'inique condamnation du Saint et du Juste et de sa mort prématurée. « Si j'eusse vécu de son temps je n'aurais pas permis cela, je l'aurais empêché ». s'écriait-il. Oh cœur généreux, est-ce bien sûr ? Hélas, nous en pouvons douter, comme nous pouvons douter que nous eussions été de plus intelligents et fidèles disciples que ceux que Jésus avait choisis lui-même. Nous avons toujours la tentation de croire que les rapports sensibles sont plus efficaces pour éveiller l'esprit que les rapports de l'âme seule. L'exemple des disciples est là pour prouver le contraire, nous n'eussions vraisemblablement point été différents d'eux.

On rencontre encore de nos jours certaines communautés chrétiennes, nous devrions dire plus exactement certains conventicules, qui rêvent d'un retour matériel du Christ parmi nous. Ces chrétiens égarés par un littéralisme sans discernement, sondent les moindres détails, des Écritures et scrutent avidement l'horizon, chaque fois qu'un accident du terrain où serpente la route des hommes paraît présenter une lointaine analogie avec quelque mystique prophétie, pour voir si le Messie attendu ne va pas soudain surgir de la nuée. Nulle déception ne les décourage, mais pendant qu'ils usent leurs forces dans cette. inutile vigie, ils ne discernent rien de son véritable retour. Car il est revenu, il revient par son esprit de siècles en siècles, d'années en années plus complètement parmi nous, il revient dans nos cultes qui se spiritualisent davantage, dans notre notion moins anthropomorphique de Dieu, dans nos champs de mission qui s'étendent, dans les exigences de nos consciences qu'il pénètre et qui s'épurent malgré tout, dans les aspirations des peuples vers plus de justice, de fraternité nationale et internationale, il revient jusque dans nos révoltes contre le mal et la souffrance. Il s'est couché trois jours dans l'ombre du sépulcre puis il s'est remis en marche et rien ne peut plus désormais entraver cette marche qui est celle de la vérité, de l'espérance et de l'amour.

« Je m'en vais et je reviens à vous ». Elargissant la portée de cette grande promesse nous pouvons aussi dire qu'elle brille sur nos deuils, nous console et nous éclaire. C'est lorsque ceux que nous aimions ont quitté nos charnelles demeures, qu'ils reviennent s'asseoir au foyer de nos âmes et que nous les voyons enfin tels qu'ils furent en réalité. « Nous ne possédons éternellement que ce que nous avons perdu », fait dire magnifiquement Ibsen à l'un de ses personnages. Oui, alors, nous possédons, nous connaissons et nous aimons comme nous ne l'avions jamais pu auparavant. Je sais que ce langage n'aura rien d'étrange pour ceux d'entre vous qui pleurèrent sur une tombe, mais qui aiment et se souviennent. Oui, ceux qui nous ont quittés reviennent à notre pensée, à notre mémoire toujours, à notre imagination, à notre coeur ; mais l'expérience chrétienne que l'évangéliste traduit par la parole que nous méditons est plus riche encore : elle affirme qu'un contact direct, par ce qu'il y a de plus intime en nous, s'établit d'esprit à esprit, d'âme à âme entre les vivants et les morts. C'est cette réalité troublante, sublime, que proclament les diverses réapparitions de Jésus à ses disciples après la Crucifixion.

N'ayant à notre disposition que la pauvre langue des hommes construite surtout pour estimer le sensible, il convient de ne parler qu'avec réserve de ce sujet, de crainte de le vulgariser.

Qu'arriva-t-il au matin de Pâques, nous ne le saurons jamais exactement. Nous pouvons cependant deviner que le vaincu du Vendredi Saint avait tenu sa mystique promesse. Un cri retentit, une extraordinaire nouvelle se propage : « le Seigneur est apparu à Simon » Puis d'autres font, à leur tour, cette même expérience, et les disciples tremblants deviennent d'enthousiastes apôtres qui défient la mort.

Voilà la foi, voilà l'expérience, qui fonda l'Église. L'Église n'est pas fondée sur la foi à un tombeau vide, mais sur l'expérience d'un Christ vivant qui manifesta sa survie à ses disciples. Se peut-il que, depuis deux mille ans, l'Église repose sur une illusion ? Il y a de la part des témoins l'affirmation d'une conviction si profonde, si vitale, si féconde en résultats pratiques, qu'il est impossible de ne pas la considérer comme solidement fondée. Leur affirmation est formelle, répétée, troublante, « nous l'avons vu », « il nous a bénis, puis il a disparu de nos yeux ». Perception spirituelle du monde invisible évidemment, où les yeux ni les organes ordinaires des sens n'ont joué de rôle, mais qui a laissé cependant dans leur esprit et leur coeur la permanente certitude de la réalité éternelle. Ce que nous percevons par les organes de nos sens ne sont pas les seuls faits réels, ni les plus hauts. Dans toutes les races, toutes les philosophies, toutes les grandes religions ont affirmé que l'univers physique n'est qu'une surface, et qu'une vie immense s'écoule en dehors et au-delà de ce que nos sens peuvent percevoir. Le caractère limité de nos états de conscience, voilà, pour le présent et sur le plan terrestre, notre plus grande infirmité ; mais parfois, par un furtif regard de l'âme, nous nous en évadons, nous voyons, pour ainsi dire au-delà du mur ; et un seul de ces regards suffit à bouleverser une vie ; et rien ne peut effacer l'empreinte que laisse alors la pierre ardente du Séraphin.

La promesse du Christ sur son retour parmi les siens a une portée universelle et éternelle. Elle proclame l'immortalité de la personne humaine, l'impuissance de la mort à annihiler ce qui en nous pense, aime et prie.

Le cœur humain dans ses profondeurs ne croit pas que l'accident de la mort puisse rendre impossible toute relation et toute communion avec les disparus.

Cette espérance, cette certitude, est partagée par les cœurs de milliers d'êtres humains, bien qu'ils n'aient jamais tenté de donner de leur foi une expression verbale. S'ils éprouvent une véritable aversion pour les prétendues manifestations physiques d'un spiritisme qui vulgarise les sentiments les plus délicats et les plus sacrés en les ravalant au plan matériel, ils ne s'écartent pas moins résolument de la croyance que la mort marque la définitive séparation ; la mort n'est que l'invisibilité.

La communion avec Jésus-Christ, la communion des Saints, la communion avec ceux qu'ils ont aimés et ne sont plus, est pour eux bien autre chose qu'une simple commémoration.

De la même manière que les disciples assemblés après la Croix sentaient que Quelqu'un était au milieu d'eux, ils le sentent aussi. Le monde invisible n'est pas pour eux un monde lointain, un futur incertain, un article de croyance intellectuelle convenable, il est une réalité dans laquelle ils se meuvent.

Lorsque Jésus, à la veille de son supplice, promit à ses disciples de revenir vers eux et de les consoler, il reconnaissait implicitement la possibilité, pour tous les hommes, d'une relation fraternelle entre les vivants et ceux que nous appelons les morts, car le Fils de l'Homme ne s'est jamais placé en dehors de l'humanité.

S'il est un gouffre qui sépare les âmes, ce n'est pas la mort qui le crée, c'est notre caractère moral, notre esclavage charnel, notre superficielle mondanité, notre péché.

Frères et Sœurs, à l'occasion de ces jours de deuil pour notre communauté affligée, revivifions notre foi dans l'invisible, renouons notre spirituelle communion avec l'éternel Esprit du Christ présent au milieu de nous, comme il était présent parmi les disciples. Si Dieu nous accorde la grâce d'avoir été, en quelque mesure, spirituellement enrichis par notre culte en commun, maintenons ce trésor par les seuls moyens efficaces qui soient à notre disposition; la méditation, la prière, la pieuse observation de notre culte avec nos frères, la discipline morale et l'obéissance fidèle à la volonté de Dieu.

Nous communions avec Dieu dans la mesure où nous lui obéissons, où nous l'aimons, nous communions avec Jésus-Christ dans la mesure où nous lui ressemblons, nous communions aussi avec tous ceux qui nous ont quittés dans la mesure où nous reproduisons dans notre caractère ce qu'il y avait de meilleur en eux et où leur foi devient la nôtre.

C'est ainsi seulement que la promesse du Maître deviendra pour nous une réalité : « Je m'en vais et je reviens à vous »,

O Dieu, Père des vivants et des morts, ouvre nos yeux pour qu'ils voient.

Amen.