Pierre Bayle
Pierre Bayle (1647-1706), précepteur à Genève et à Caen, puis professeur de philosophie à l’Académie protestante de Sedan, se réfugie en 1681 à Rotterdam. Il y bâtit une œuvre critique et philosophique considérable, de retentissement européen au XVIII°s., fournissant, au prix d’une incompréhension certaine de sa pensée, l’essentiel de ses arguments à la critique religieuse du Siècle des Lumières. Ainsi en 1758, on pouvait lire dans l’Année littéraire : «les ouvrages de Bayle sont l’arsenal où la licence va chercher des armes pour attaquer la religion».
Si Voltaire a salué en Bayle « un des rares apôtres de la raison », « un des plus grands hommes que la France ait produits », évident précurseur des Lumières, s’il a vu en Bayle la figure emblématique du « juste » persécuté, poursuivi tant par le « fanatisme » de « Jurieu l’injurieux » que par « les ours en soutane noire », s’il a reconnu dans le Dictionnaire de Bayle « le premier où l’on puisse apprendre à penser », il est clair qu’il n’a pas compris la spécificité profondément calviniste de la pensée de Bayle, d’une déroutante modernité, préfigurant l’existentialisme chrétien d’un Kierkegaard…
1- l’exigence de la raison critique
Publié en 1696 et 1701, puis réédité tout au long du siècle, le Dictionnaire historique et critique de Bayle a pour but de dévaloriser les diverses orthodoxies affrontées prétendant confisquer le sens du christianisme. Faisant à coups de marteau rationnel une analyse critique des doctrines et des controverses, de l’Antiquité jusqu’à Descartes, il démontre implacablement et malicieusement l’incertitude des systèmes et la fragilité de leurs concepts.
Bayle se veut un professeur de doute et de scepticisme à l’égard de tous les dogmes, de tous les catéchismes, de toutes les orthodoxies : il dresse, avec une étourdissante érudition et une lucidité décapante, un réquisitoire accablant des erreurs, faussetés, illusions et crimes accumulés au long de l’Histoire sous couvert de religion…Il dénonce aussi allègrement l’idolâtrie romaine que les dévotions superstitieuses, le millénarisme anabaptiste que le prophétisme cévenol…
Pour lui, la désacralisation de tous les rites et systèmes théologiques ou philosophiques est une exigence d’honnêteté intellectuelle et morale.
Dans sa Lettre sur la comète, en 1682, Bayle avait déjà démontré que la superstition est le pire des maux, pire même que l’athéisme ! Car « Dieu est moins affecté de voir nier son existence que de se voir décrit comme un être immoral et monstrueux ».
Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer », en 1687, il a aussi démontré que la conscience est libre, qu’on ne peut sans sacrilège tenter de la contraindre, que plusieurs confessions chrétiennes peuvent et doivent coexister sans trouble ni combat. Bayle affirme donc l’indépendance de la morale et de la religion, et prouve que bien des chrétiens orthodoxes vivent mal et se portent à toutes sortes de crimes, alors que nombre de libertins d’esprit vivent vertueusement.
Il montre que l’appartenance confessionnelle ou même la simple conviction sont le fruit de l’éducation et de la culture et qu’elles ne doivent pas séparer radicalement croyants ou incroyants, orthodoxes ou sectaires. Bayle, avec 2 siècles d’avance, prouve qu’indépendante de l’Etat, puisque celui-ci peut s’accommoder d’une pensée athée, l’adhésion à une Eglise se ramène à la pure sphère des intérêts privés.
2 - La critique de la raison triomphante
« Chassez l’ignorance et la barbarie, vous faites tomber les superstitions, et la sotte crédulité du peuple si fructueuse à ses conducteurs…; mais en éclairant les hommes sur ces désordres, vous leur inspirez l’envie d’examiner tout : ils épluchent et ils subtilisent tant qu’ils ne trouvent rien qui contente leur misérable raison ! »
Et en effet , la raison nous démontre qu’il est impossible de rien affirmer, de rien savoir… « Sur les matières les plus mystérieuses de l’Evangile, la raison nous met à bout. »
Bayle réfute donc ses amis pasteurs du Refuge, tels I.Jaquelot, J.Le Clerc, surnommés « les rationaux », qui considèrent que la raison est le souverain juge de la Parole de Dieu, qui écartent tous les dogmes qui choquent la raison, et proposent une religion libérale, dépouillée de toute absurdité, réconfortante pour l’esprit et pour le cœur…A juste titre, et la pensée religieuse la plus répandue parmi les Philosophes des Lumières et les théologiens protestants du XVIII°s.le confirme, Bayle pressent que ces positions mènent au déisme, au Grand Horloger, ou au Grand Architecte de l’Univers, en rien chrétiens… Fidèle à Calvin, Bayle critique le prétendu appui qu’apporterait la raison à la foi ; il pense qu’on affaiblit la religion en voulant la rationaliser, qu’on la vide ainsi de toute tension tragique et de toute assurance salvatrice.
3 - Le pari du fidéisme
Après avoir au nom de la raison sceptique démoli tous les dogmes et tous les clergés, après avoir fondé l’exigence de la liberté de conscience individuelle et de la tolérance, Bayle, en calviniste authentique, prône la vérité existentielle du christianisme : sa théorie de la relativité de l’évidence religieuse lui permet d’en mieux dégager l’authenticité humaine.
Il faut distinguer les croyances et les doctrines -toutes constructions de fortune et d’occasion- de la foi -relation personnelle à un Dieu personnel, enracinée dans l’écoute de sa Parole et dans sa mise en œuvre (par l’amour du prochain, par la lutte contre les injustices, les servitudes, et tout ce qui diminue l’homme, et son éminente dignité)-.
Bayle voit l’absolu de la conscience morale dans la « bonne intention », et non dans la raison.
Il faut donc revenir à la foi seule, restaurer le doute et le tragique au cœur de l’expérience spirituelle. Certes, la Révélation est rationnellement indémontrable ! Mais une chose est de faire usage de notre raison, en en tirant toutes les conséquences contre nos propres tentations idolâtriques (voir la sacralisation du pouvoir, de l’argent, du plaisir…) et en menant sans trêve ni concession le combat de la raison ; et une autre chose est de répondre en confiance (c’est la foi) à l’appel aimant et libérateur d’un Dieu « sensible au cœur, non à la raison », comme le confessait déjà Pascal, dont Bayle apparaît l’héritier, avant que Rousseau ne s’écrie : « conscience, instinct divin ! ».
Le fidéisme de Bayle, incompris et méconnu par les Philosophes rationalistes et déistes du XVIII°s., n’est donc pas une capitulation de la raison, un abandon de poste, une faiblesse…Il est la lucide conséquence de son pessimisme anthropologique issu de la Réforme, constatant la misère de l’Homme sans Dieu, l’infirmité constitutive de sa raison, et concluant logiquement à la nécessité de la Grâce : sola fide, sola gratia !
Caustique certes, sceptique autant qu’on peut l’être, Bayle n’est pas le socinien que dénonçait son ex-ami Jurieu, il n’est pas le déiste que saluaient les Voltairiens, il est un calviniste sincère, préoccupé de fortifier sa foi, en la rendant à elle-même, dégagée de tout obscurantisme (et il y a encore et toujours à faire !) comme de tout rationalisme impudent (et l’on sait dans quelles impasses sinon dans quels crimes certains héritiers des Lumières se sont fourvoyés !).