La querelle entre les évangéliques et les libéraux à Paris

L’Église réformée de Paris de 1802 à 1870 III.

1802 : le Concordat et ses "articles organiques"

Naturellement, dans le cadre de cet ouvrage il ne nous est pas possible de retracer l’intégralité de cette querelle, qui affecte l’ensemble du protestantisme français et possède de nombreuses implications, tant doctrinales qu’ecclésiastiques*. Nous allons donc simplement esquisser les grandes lignes de ses répercussions à Paris.

Au début du XIXe siècle, à Paris comme dans le reste de la France, c’est la tendance que l’on appellera peu à peu libérale (voire libérale modérée) qui domine. Comme nous l’avons vu à propos d’A. Coquerel, les partisans de cette tendance veulent poursuivre l’élaboration théologique du XVIIIe siècle, en atténuant les affirmations doctrinales des Réformateurs, sans les contester explicitement, et en insistant sur la morale. Par ailleurs, ils sont très hostiles à toute confession de foi obligatoire, quelle qu’elle soit, parce qu’ils pensent que les textes de ce type sont un obstacle au libre examen des Écritures, essentiel à leurs yeux. Samuel Vincent écrit ainsi à ce propos : « Pour moi […] le fond du protestantisme c’est l’Évangile ; sa forme, c’est la liberté d’examen*. »

Durant les premières décennies du XIXe siècle ce libéralisme modéré domine à Paris tant le corps pastoral (Marron, Mestrezat, Rabaut-Pomier, Jean Monod, notamment) que le Consistoire. Toutefois, à partir de la fin des années 1810 le mouvement du Réveil commence à gagner des adeptes*. Ce mouvement, nous le savons, mêle une spiritualité romantique (elle insiste sur la conversion du cœur), une volonté de retour à une partie de la dogmatique de la Réforme, et une tendance à l’activisme, à l’action joyeuse dans le siècle au service de l’Évangile. Il se marque, tout particulièrement à partir de 1818 par la fondation d’une série de sociétés religieuses, comme nous l’avons déjà signalé.

Le premier pasteur parisien gagné à cette tendance est Frédéric Monod, nommé pasteur adjoint en 1819 (et titulaire en 1832) et particulièrement actif au sein de plusieurs sociétés religieuses ; quant à H. F. Juillerat, nommé en 1816, il y adhère progressivement. Mais, assez vite, une bonne partie des anciens du Consistoire peuvent être classés parmi les revivalistes convaincus. Toutefois, jusqu’aux années 1840 cette évolution ne provoque guère de problèmes, même si, nous l’avons vu, A. Coquerel polémique (sous un pseudonyme) contre les prédicateurs revivalistes.

Athanase Coquerel fils (1820-1875), photographie de Nadar. Collection de l'Oratoire

De fait, ce pasteur devient sans problème pasteur titulaire en 1832 ; tandis que, toujours en 1832, A. L. Montandon est choisi comme pasteur adjoint. Il est vrai que son libéralisme, très modéré, est plus ecclésiastique que doctrinal. Certes, en 1836, l’élection du libéral J. Martin-Paschoud est un peu plus difficile*. Mais, encore en 1850, le libéral Matthieu Rouville est choisi comme pasteur auxiliaire*. D’ailleurs, nous le savons, en 1850, les deux tendance ont chacune autant de représentants parmi les pasteurs. On le voit, la majorité – évangélique – du Consistoire tient à ce que les libéraux puissent bénéficier du ministère de pasteurs en accord avec leurs convictions. Cela s’explique sans doute par le fait que les libéraux sont alors des modérés. De ce fait, au point de vue dogmatique, ils ne sont pas très éloignés des évangéliques modérés, même si ces deux groupes ne partagent pas la même spiritualité (nettement plus sentimentale chez les évangéliques). Et, dans les deux camps, rares sont ceux qui ne considèrent pas l’existence de ces deux tendances comme légitime et normale dans le sein d’une Église protestante.

Toutefois, il est clair que l’ambiance se tend peu à peu entre ces deux groupes. On s’en aperçoit, par exemple, en 1844, quand il devient nécessaire pour le Consistoire d’élire un pasteur pour la paroisse des Batignolles qui – rappelons-le – a été fondée par A. Coquerel. Or le Consistoire choisit l’évangélique très convaincu, J.-H. Grandpierre bien que ce dernier ait déclaré que sa conscience lui interdirait de céder, occasionnellement, sa chaire à un pasteur libéral.

On le voit aussi en 1850, quand J. Martin-Paschoud demande au Consistoire d’agréer Athanase Coquerel fils comme son suffragant. Or la majorité évangélique du Consistoire se méfie des positions doctrinales de ce pasteur. Et, bien que, d’ordinaire, les suffragants soient agréés sans limite de temps, A. Coquerel fils n’est acceptée que pour trois ans renouvelables. Naturellement, cette défiance déplait aux libéraux qui sont convaincus que si la majorité du Consistoire est bien évangélique, les paroissiens, dans leur majorité, sont libéraux. Mais, nous le savons, en 1852-1853 l’élection des anciens au suffrage universel conduit à une défaite électorale des libéraux. Si bien que lors des élections de 1856 et de 1859 c’est une liste de conciliation qui est présentée. Comme on y pratique la réélection des sortants, les évangéliques gardent la majorité au conseil presbytéral et au Consistoire. Et, durant ces années 1850, la vie de l’Église ne se ressent guère des dissensions doctrinales.

Il n’en est pas de même durant les années 1860. Et la querelle, qui prend peu à peu le tour d’un véritable affrontement s’explique par l’évolution du libéralisme. Certes la grand majorité des libéraux restent des modérés, dans la ligne du libéralisme de la première moitié du siècle. Mais, à partir de 1850, et en particulier autour de la Revue de théologie et de philosophie chrétienne (dite Revue de Strasbourg), se constitue un petit groupe de libéraux extrémistes, avec en particulier E. Scherer, T. Colani, F. Pécaut ou A. Réville.

Ces hommes ne se contentent pas, comme leurs devanciers, d’affaiblir la dogmatique traditionnelle, ils se mettent peu à peu, dans le courant des années 1850, à en contester explicitement presque tous les points, ce qui scandalise les évangéliques*. Plus qu’une affaire d’hommes, c’est l’affrontement de deux principes ecclésiologiques qui explique la vivacité de la querelle. D’un côté les libéraux modérés – ils se solidarisent avec les libéraux extrémistes sans partager leurs opinions – soutiennent avec force que ces extrémistes ont toute leur place dans une Église protestante, qui doit être fondée sur le libre examen des Ecritures. En face les évangéliques considèrent que les doctrines professées par les libéraux extrémistes sont, pour reprendre la formule adoptée en 1864 par la Conférence pastorale de Paris : « entièrement destructrices de la religion chrétienne et de l’Église réformée »*. En effet, ils estiment qu’une Église est un groupe d’hommes qui possèdent un minimum de foi commune – qu’on peut résumer dans une Confession de foi – et qu’ils commettraient une véritable infidélité s’ils laissaient des libéraux extrémistes (et non pas les modérés qui, à leurs yeux, ont toute leur place dans l’Église) professer leurs croyances dans les chaires dont ils ont la charge. De l’affrontement de ces deux principes naît une vive querelle.

A Paris, l’occasion (plus que la cause) du début de la lutte est la réorganisation de 1860. On se souvient que le Consistoire obtient à cette date la création de deux places de pasteur. Aussitôt les libéraux demandent la nomination de deux pasteurs libéraux déjà à l’œuvre à Paris, A. Coquerel fils et A.L. Montandon. Le Consistoire accepte sans difficulté de nommer Montandon, libéral très modéré. Mais, il se méfie de plus en plus d’A. Coquerel fils, à tel point qu’en 1859 sa suffragance n’a plus été renouvelée que pour deux ans ; il n’est donc guère surprenant que le Consistoire refuse de le nommer pasteur titulaire. Et il choisit L. Rogon bien connu pour la fermeté de ses convictions évangéliques.

Les libéraux en sont très mécontents, d’autant plus que, pour remplacer Montandon, le consistoire choisit un autre évangélique, H. Paumier, de préférence à M. Rouville, pourtant au service du Consistoire de Paris depuis plus longtemps*.

Les libéraux décident donc de s’organiser pour tenter de gagner les élections presbytérales de 1862*. Et, en janvier 1861, un laïc libéral (par ailleurs homme politique républicain) Jean-Jules Clamageran (1827-1903) parvient à rassembler des fonds (25 000 F.) et à fonder une société nommée Union protestante libérale, qui possède un agent général, l’ancien pasteur Antoine Carénou. Comme Clamageran l’écrit lui-même, elle a pour but « de nous opposer aux envahissements du parti orthodoxe »*. Il s’agit donc de centraliser les effort des libéraux, d’encourager les fidèles libéraux à s’inscrire sur les listes électorales et à participer aux scrutins, et d’accroître l’audience des idées libérales par tous les moyens opportuns et, notamment, en soutenant les publications libérales. Seuls des laïcs peuvent être membres de cette U.P.L., sans doute pour que les pasteurs libéraux de Paris ne soient pas accusés de se placer en rébellion contre le corps qui les a choisis. Quelques années plus tard, ses animateurs reconnaîtront, d’ailleurs, que l’un de ses principaux objectifs est d’obtenir la nomination d’A. Coquerel fils à Paris comme pasteur titulaire*. Théoriquement, elle souhaite se montrer également active en province, mais elle n’y parvient guère et elle ne joue de véritable rôle qu’à Paris. Dans la capitale, elle organise des comités de bienfaisance – ce que les évangéliques regardent comme une sorte de « contre-diaconat » – puis, (en 1862) une société auxiliaire de dames et enfin (en 1864) un orphelinat. Cependant l’essentiel de son action est tournée vers la lutte électorale.

Surpris, et mécontents de voir les libéraux transporter dans l’Église les méthodes de la lutte politique, les évangéliques hésitent sur la conduite à tenir. Assez vite, certains pensent qu’il serait bon de mettre sur pied une « union évangélique », qui s’opposerait ouvertement à l’U.P.L. Mais les dirigeants évangéliques ne s’y résolvent pas. D’abord parce qu’ils ne souhaitent pas alimenter une polémique permanente dans le sein de l’Église, ce qui ne manquerait pas de se produire. Mais aussi parce que certains font remarquer que ce serait reconnaître que la tendance évangélique ne représente qu’une partie de l’Église alors que, pour eux, elle est la seule héritière légitime des Églises réformées fondées au XVIe siècle. En effet, font-ils remarquer, au XVIe siècle lorsque les huguenots ont voulu s’organiser ils ont rédigé une confession de foi, adoptée en 1571 au Synode de La Rochelle. De ce fait, pour eux seuls ceux qui reconnaissent le principe des confessions de foi sont les véritables héritiers des huguenots.

Les élections presbytérales de 1862 sont l’occasion d’un premier affrontement. L’U.P.L. déploie une grande activité, insistant particulièrement sur la nécessité pour les fidèles de s’inscrire sur les listes électorales et polémiquant par l’intermédiaire d’articles dans Le Lien, et de circulaires envoyées aux électeurs. De fait, le nombre d’électeurs augmente, mais à nouveau les libéraux sont nettement battus. Les candidats évangéliques remportent 1060 voix et les candidats libéraux seulement 472*.

Déçus, mais non découragés, les libéraux décident de continuer la lutte ; elle se poursuit dans une atmosphère qui voit les relations entre évangéliques et libéraux se dégrader aussi dans l’ensemble de la France*. Mais à Paris, la lutte est de plus en plus vive. En effet, une fois les élections passées, l’U.P.L. ne cesse pas son activité, au contraire elle se livre à une critique systématique des actes du conseil presbytéral et du Consistoire. Or les évangéliques acceptent bien la polémique pendant les semaines qui précèdent les élections, mais ils comprennent mal que les libéraux leur fassent ce qu’ils regardent comme une guerre permanente. Normale dans le cadre de la vie politique, ce comportement leur semble anomal dans le sein d’une Église. Cela tend évidemment le climat et, d’autant plus que l’U.P.L. fait ouvertement campagne pour la désignation d’A. Coquerel fils comme pasteur titulaire et que ce pasteur se garde bien de la désavouer. Or les évangéliques ont du mal à accepter cette attitude qu’ils ne sont pas loin de regarder comme une sorte de rébellion contre le corps qui l’a choisi. D’autant plus que Le Lien, qui ne cesse de critiquer la majorité évangélique, est la propriété de la famille Coquerel, et qu’A. Coquerel fils en est le directeur.

Divers incidents se produisent donc en 1862 et 1863. Mais c’est en 1864 que l’affrontement est le plus brutal. En effet, en février 1864 le conseil presbytéral de Paris décide de ne pas renouveler la suffragance d’A. Coquerel fils. En fait, nous le savons, dès l’origine les dirigeants parisiens se méfiaient de lui et fin 1859, sa suffragance n’avait été renouvelée que pour deux ans. Il en avait été de même au début de l’année 1862, et il avait fallu toute l’insistance de F. Guizot pour que la majorité de conseil presbytéral, d’abord hostile à cette idée, accepte finalement de renouveler sa suffragance.

Mais, en 1864 les évangéliques parisiens refusent. Non pas qu’A. Coquerel fils soit lui-même un libéral extrémiste, mais ils ont noté qu’il avait cédé, ponctuellement, sa chaire à des libéraux extrémistes et donc qu’il s’était ouvertement solidarisé avec eux. De plus, ils lui reprochent de mal comprendre son devoir en se posant plus en pasteur de la minorité libérale de Paris qu’en pasteur de l’ensemble des fidèles.

Aussitôt connue, cette nouvelle provoque l’indignation des dirigeants libéraux parisiens. Ils se livrent pendant plusieurs mois à une très vive polémique, font signer une pétition, qui rassemble plus de 5 000 signatures, etc. L’affaire prend même un tour national, puisque les libéraux parisiens obtiennent l’appui de 16 consistoires et de 30 conseils presbytéraux provinciaux ; cependant la décision du conseil presbytéral de Paris est approuvée par 18 consistoires et 32 conseils presbytéraux. Et, en avril 1864, les conférences pastorales de Paris, où les évangéliques sont en très nette majorité, sont l’occasion d’une vive polémique entre les deux camps. En fait, c’est peu à peu dans l’ensemble de l’Église réformée de France qu’on constate une sorte d’affrontement entre évangéliques et libéraux, ces derniers se révélant en minorité, et leur nombre se réduisant peu à peu depuis 1860, probablement en raison de la hardiesse des positions défendues par les libéraux extrémistes.

Mais, à Paris, les libéraux sont bien décidés à prendre leur revanche de leur échec électoral de 1862. L’U.P.L. étoffe donc son action, fonde trois écoles du dimanche, deux bibliothèques, une petite maison d’édition, etc. ; et elle se dote d’un hebdomadaire, Le Protestant libéral, dirigé par son agent général A. Carénou. Diverses affaires ponctuent encore l’année 1864*, mais l’essentiel se concentre sur la campagne électorale de 1865. Les libéraux se montrent d’ailleurs à cette occasion particulièrement actifs, et fort vifs dans leur polémique. Mais rien n’y fait, les évangéliques remportent les élections, d’une courte tête il est vrai*. 

Devant ce résultat, les évangéliques demandent naturellement la suspension de la polémique jusqu’aux prochaines élections. Mais, évidemment, les libéraux refusent. Et les positions continuent à se durcir. Les évangéliques décident donc de s’organiser à leur tour. En 1866 ils fondent une Société fraternelle pour l’évangélisation paroissiale de l’Église réformée de Paris, qui ressemble fort à l’U.P.L et qui prendra le nom d’Union évangélique en 1868 ; et, en 1867 ils se dotent eux aussi d’un hebdomadaire intitulé Le Vrai protestant.

Par ailleurs, les problèmes se multiplient. En effet, en 1863 A. Coquerel père annonce qu’il souhaite obtenir l’aide d’un suffragant. Le conseil presbytéral en accepte le principe et, selon l’usage, il lui demande de proposer un candidat. Or A. Coquerel avance le nom d’un libéral que les évangéliques regardent comme un extrémiste, H. Valès ; après quelques péripéties, le Consistoire refuse en 1864 d’agréer ce candidat. Dans une période plus sereine, l’affaire se serait probablement réglée à l’amiable. Mais en 1864 le conflit tourne à l’affrontement de principes. Les libéraux veulent faire admettre le principe du libre choix des pasteurs quant à leur suffragant, et aussi celui du droit pour les libéraux extrémistes de prêcher dans les chaires de l’Église réformée. Et les évangéliques tiennent à affirmer que leur conscience leur interdit de laisser les libéraux extrémistes prêcher dans les chaires dont ils ont la responsabilité. De ce fait, A. Coquerel père propose plusieurs candidats, qui sont tous des libéraux extrémistes ; et le Consistoire refuse de les accepter. Dans ces conditions,

A. Coquerel père décide de ne plus proposer de suffragant et de remplir lui-même les devoirs de son ministère, en dépit de son âge avancé. Les évangéliques se voient alors accusés de persécuter un pasteur âgé et malade.

Par ailleurs, le problème du suffragant de Martin-Paschoud se pose aussi. En effet, ce dernier, malade depuis de longues années, n’a plus de suffragant depuis février 1864. Le conseil presbytéral lui demande donc de présenter un candidat. Il répond en janvier 1865 en présentant à nouveau A. Coquerel fils. Naturellement, le conseil refuse. Alors Martin-Paschoud annonce qu’il ne présentera pas d’autre candidat. Considérant que Martin-Paschoud se met en rebellion contre lui, en janvier 1866 le Consistoire le met à la retraite, avec une pension de 6 000 F.

Mais cette décision a l’inconvénient de n’être prévue par aucun texte. Et le ministre des cultes, Jules Baroche – très favorable aux libéraux –, refuse de confirmer cette mise à la retraite. Le Consistoire riposte en révoquant Martin-Paschoud. Très mécontent, le ministre envisage d’emblée d’annuler cette décision ; toutefois, il pose la question en conseil des ministres le 15 juin 1866. Ce conseil étant divisé, et l’Empereur hésitant, la question est ajournée. Elle ne sera réglée qu’en …janvier 1870 dans un tout autre contexte ; Emile Ollivier écrivant alors à Guizot qu’il se refuse à confirmer la destitution d’un homme auquel l’unit « une vieille affection »*.

En fait, en 1866 l’ajournement de la décision concernant Martin-Paschoud s’explique parce qu’une question plus générale se pose. En effet, les libéraux déçus par leur nouvel échec électoral de 1865 cherchent une solution pour obtenir la nomination de pasteurs libéraux à Paris. Or ils ont remarqué que, minoritaires dans l’ensemble de l’Église de Paris, ils sont majoritaires dans le cadre de la paroisse officieuse de l’Oratoire.

D’où l’idée de demander à l’État la division de l’Église en cinq paroisses officielles, avec chacune un conseil presbytéral comptant sept membres laïcs. Si, comme ils l’espèrent, ils remportent les élections dans la paroisse de l’Oratoire et si celle-ci est désignée comme chef-lieu consistorial (le conseil presbytéral de l’Oratoire entrerait en entier dans le Consistoire et les paroissiens de l’Oratoire participeraient à la désignation des « membres doublants »*), les libéraux peuvent espérer contrôler non seulement la paroisse de l’Oratoire, mais aussi le Consistoire de Paris. Certes, une telle division est contraire aux habitudes des huguenots. Mais ils s’estiment en droit de le demander parce qu’il considèrent que la (très courte) majorité évangélique opprime la (très vaste) minorité libérale et qu’il est normal de faire cesser cette oppression. Leur seul espoir réside donc dans l’appui du ministre des cultes, Jules Baroche, sur lequel ils savent qu’ils peuvent compter.

À la fin de l’année 1865 une pétition, revêtue de 66 signatures et réclamant la division de Paris en sept paroisses officielles, parvient donc sur le bureau du ministre des cultes. Consulté, le Consistoire s’oppose fermement à cette division. Mais Baroche n’en décide pas moins de tenter de la mettre en œuvre. Le 17 mars 1866, il pose donc la question en Conseil de ministres. A la suite d’une longue discussion, le Conseil l’autorise à commencer de mettre en œuvre la procédure. Mais Baroche, et les libéraux, se heurtent alors à un obstacle de taille. En effet, dans un telle affaire, l’avis du préfet de la Seine est évidemment nécessaire. Baroche transmet donc le dossier au protestant G. Haussman qui, d’opinion évangélique lui-même, émet un avis défavorable à la division en soutenant que ce projet « s’inspire exclusivement d’un intérêt électoral »*. Et Rouher, ministre d’État, et que l’on considère souvent comme le « vice Empereur », s’y oppose lui aussi. Baroche se voit donc contraint d’ajourner sa décision d’autant plus que, toute cette procédure ayant été longue, les élections de 1868 se profilent à l’horizon.

Force est donc pour les libéraux de s’en remettre à nouveau au sort des urnes. Début 1868, la campagne électorale est assez brève et elle n’apporte guère d’éléments nouveaux. Et, une fois de plus, les libéraux sont battus : tous les candidats évangéliques sont élus au premier tour et leur avance moyenne est plus forte qu’en 1865. Pour les libéraux la situation est donc difficile, d’autant plus que les évangéliques, poussant leur avantage, décident de remplacer A. Coquerel, décédé en janvier 1868, par un pasteur évangélique, H. Paumier qui est, de plus, affecté à la paroisse de l’Oratoire (alors que les élections ont montré que les libéraux y sont majoritaires). Certes Baroche, qui continue à soutenir les libéraux, refuse de confirmer cette nomination (E. Ollivier le fera en janvier 1870). Il reste qu’à Paris les libéraux ne disposent plus que de trois pasteurs : Martin-Paschoud, Montandon et Rouville.

Ils pourraient naturellement organiser une Église libre libérale. Mais ils s’y refusent parce qu’ils tiennent à défendre le principe du droit pour les libéraux extrémistes à se faire entendre dans les chaires concordataires. Toutefois, ils considèrent de leur devoir de permettre aux fidèles libéraux d’entendre des pasteurs dont ils partagent les opinions. L’U.P.L. décide donc de fonder l’œuvre des prédications protestantes libérales et, en mars 1868, les pasteurs A. Coquerel fils, A. Dide et B. Grawitz, obtiennent l’autorisation d’ouvrir non pas des temples, mais deux « salles de prédication libérale».

Pour bien montrer qu’ils ne sont pas des « dissidents », ils décident que des cultes y seront célébrés, mais que la Sainte Cène n’y sera pas distribuée. Elles sont situées 84 rue de Grenelle (c’est une salle de la Société d’horticulture) et 1, bd Richard-Lenoir. Un peu plus tard, en décembre 1869, la salle de la Société d’Horticulture est remplacée par la « Salle Saint-André », située 29, Cité d’Antin. Puis, lors de l’ouverture d’un orphelinat de garçons, la seconde salle transférée dans cet établissement, 17, bd Richard-Lenoir. Naturellement tous les actes pastoraux (baptêmes, mariages, etc.) continuent à être célébrés par des pasteurs libéraux dans les temples officiels.

On le voit, à la veille de la guerre de 1870 à Paris, la situation des libéraux est difficile. Leur seul espoir réside dans l’appui de l’État et donc dans la division autoritaire de Paris en paroisses officielles. Mais les pouvoirs publics, lassés de devoir trancher des questions qui possèdent des implications doctrinales alors qu’ils ne possèdent guère de compétences en la matière (la plupart des ministres ne sont ni protestants ni théologiens), songent de plus en plus à provoquer la réunion d’un synode national (comme le demandent les évangéliques). Or les libéraux y sont hostiles parce qu’il savent qu’ils y seront en minorité, et que ce synode a toutes les chances d’adopter une confession de foi, ce qui est contraire à leurs principes. Pourtant, en mars 1870 E. Ollivier décide de convoquer un synode national ; mais la guerre franco- allemande éclate avant que le synode n’ait été convoqué officiellement.

André Encrevé 
extrait du livre du bicentenaire

Notes :

* Consulter, notamment, à ce sujet André Encrevé, L’Expérience et la foi, Genève, Labor et Fides, 2001 ; en particulier les p. 40-90.

* Samuel Vincent, Vues sur le protestantisme en France, Nîmes, 1829, 2 vol. ; vol. 1, p. 19.

* Voir André Encrevé, « Le Réveil en France (1815-1850) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, t. 155 (2009), p. 529-540.

* Voir André Encrevé, « Le disciple de Jésus-Christ revue du pasteur Martin-Paschoud », communication présentée au colloque intitulé « Les sources du protestantisme libéral », organisé à Genève en avril 2010 ; à paraître prochainement dans les Actes de ce colloque.

* Il a été pasteur aux Batignolles de 1841 à 1844, puis suffragant de Martin-Paschoud de 1844 à 1850.

* Consulter André Encrevé, Protestants français…, p. 597-678.

* Ibid. p. 733.

* Paumier a été nommé pasteur auxiliaire en 1852, tandis que Rouville, suffragant de Martin-Paschoud de 1844 à 1850, à été nommé pasteur auxiliaire en 1850.

* Rappelons que, depuis 1860 les parisiens ne nomment plus de membres doublants au consistoire ; les élections parisiennes concernent donc seulement les anciens du conseil presbytéral.

* Cité par André Encrevé, Protestants français…, p. 707 ; rappelons qu’en général les libéraux appellent leurs adversaires ecclésiastiques « orthodoxes » et non pas « évangéliques ».

* Voir Le protestant libéral, du 23 mars 1865.

* Les deux listes portent les noms des trois sortants ; les moyennes citées ont donc été calculées sur les trois candidats propres à chaque liste.

* Pour plus de détails, consulter André Encrevé, Protestants français…, en particulier p. 714-718.

* En particulier l’affaire de règlement électoral adopté par le consistoire en juillet 1864. Les libéraux ayant protesté contre ce règlement, le ministre des cultes, Baroche, se propose de l’annuler ; mais il pose la question en conseil des ministres et il se voit désavoué.

* Un candidat est porté sur les deux listes et élu facilement. Pour les autres, au premier tour quatre candidats évangéliques sont élus à la majorité absolue. Mais Guizot est en ballottage défavorable (il est devancé par deux libéraux) ; toute fois il est élu au second tour (il obtient 1298 voix et son adversaire libéral 10 voix de moins !).

* Lettre d’E. Ollivier à Guizot du 30 janvier 1870, cité par André Encrevé, Protestants français…, p. 758.

* Pour la composition des consistoires, voir note 16.

* Ibid., p. 763.