Les devoirs de la France et la paix 1/2
Psaume 85
Culte du 10 novembre 1918
Prédication de Jules-Emile Roberty
Culte à l'Oratoire du Louvre
Les devoirs de la France et la paix
10 novembre 1918
Prédication par le pasteur Jules-Émile Roberty, le dimanche 10 novembre 1918. Retranscrit en 2025 d'après le recueil Victoire et Délivrance, Fischbacher, 1919.
« J’écouterai ce que dit Dieu, l'Éternel ;
car il parle de paix à son peuple et à ses fidèles,
pourvu qu'ils ne retombent pas dans la folie. »
Psaume 85, 9
Mes frères,
Un homme pieux, croyant à l’action providentielle de Dieu dans le monde, ne peut entendre aujourd’hui cette parole d’un vieux psaume sans que son cœur frémisse.
Le désastre mondial produit par la volonté criminelle de deux grands empires, va prendre fin ; l’un de ces empires s’est déjà écroulé ; l’autre va s’avouer vaincu ; et le visage de la paix, son radieux visage baigné de larmes, pour avoir si longtemps attendu, apparaît tout près de nous, dans le ciel, juste au-dessus des dernières sanglantes nuées qui descendent à l'horizon. La puissance de mort que possède le péché se calme. « L’Éternel Dieu parle de vie et de paix » à toute l'humanité « pourvu qu'elle ne retombe pas dans ses folies. »
Un Français, convaincu que Dieu mène le monde, et en même temps convaincu que le peuple de France, avec son héroïsme de naissance, son intelligence rapide comme l'éclair, son élasticité prodigieuse, son idéalisme que les avances du matérialisme le plus bas ne parviennent pas à détruire, possède aussi des vices qui peuvent le conduire à la ruine, un Français religieux ne peut lire aujourd'hui la parole de mon texte sans que son âme éclate en chants d’allégresse, et aussi, par moments, se sente atteinte d’une sourde inquiétude.
La France est sauvée, la guerre va finir : « l'Éternel Dieu parle de paix à son peuple… » mais, S'il allait retomber dans ses folies ! Alors, tout serait à recommencer !
Notre cause était la justice même : la cause que nous et les Alliés avons défendue avec tout notre Sang — on ne le redira jamais assez — était la cause des petites nations opprimées, de la Serbie humiliée, de la Belgique violée, de la Pologne, de la Palestine, de toutes les Alsaces-Lorraines enchaînées par une puissance d’iniquité. Mais il est arrivé si souvent dans l’histoire que les causes les plus justes ont été vaincues ; tant de prophètes et de saints ont été suppliciés, tant de persécutions religieuses et de tyrannies politiques ont réussi ; et puis, on a beau avoir raison, on se rend compte qu'on n’emploie pas toujours les moyens les plus honnêtes ni les plus efficaces pour défendre la raison, que les mains qui tiennent le flambeau sacré ne sont pas toujours des mains pures, que tout l'héroïsme et toute la patience du monde se combinent souvent avec des péchés sans nombre ; on se sait dans la vérité, et on se sent en même temps tellement coupable, tellement indigne de la grâce de Dieu ! Eh bien, la grâce de Dieu s’est répandue sur nous quand même, justement parce qu'elle est la pure grâce de Dieu. « Il a éloigné de lui nos transgressions, il ne s’est pas souvenu de nos iniquités. » Il nous a délivrés, il nous a donné la victoire, il nous rend à la vie, le sang français ne coulera plus par d’horribles blessures. « Dieu parle de paix à son peuple et à ses fidèles, pourvu qu'ils ne retombent pas dans leurs folies… »
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Vous commencez à vous douter, mes Frères, de ce que, de la part de Dieu, nous devons vous dire, ce matin. Vous voyez sortir du texte sacré la substance presque brûlante qui va descendre sur nous…
Est-ce trop tôt ? Nous nous le sommes demandés. Nous nous sommes demandés si nous ne devions pas continuer, comme nous le faisons depuis quatre ans, à soutenir vos courages et à verser sur vos cœurs déchirés l’eau vive de l'Évangile de la Résurrection. Car la victoire et la paix ne nous font oublier rien, ni personne. Elles ne nous rendent pas ceux qui sont morts pour nous. Et maintenant même que le salut matériel de la patrie est assuré, nous regardons avec d'autant plus d’ardeur autour de nous pour chercher les places de leur agonie… ; nous ne prenons pas notre parti de leur mort ; nos cœurs saignent toujours quand nous prononçons leurs noms chéris, et les acclamations les plus triomphales qui retentiront demain sous le ciel de France ne nous réconcilient pas avec la guerre infâme qui nous les a tués ! Oh ! que les noms des jeunes hommes de cette paroisse qui sont tombés pour la défense des maisons paternelles, soient bientôt gravés, en face de cette chaire, sur les murs même de cette église, et voués ainsi, d'année en année, à la reconnaissance éternelle des générations !
Tel est le vœu que je formule aujourd'hui pour vous, les morts, qui êtes les vainqueurs !
Mais, c'est en leur souvenir précisément que nous vous demandons, mes Frères, de ne pas séjourner sur leurs tombes et de les suivre par la foi dans leur existence d'avant-garde pour le salut moral de la France.
L'Évangile ne laisse rien perdre du passé, mais en projette la lueur dans l'avenir, réclamant de ceux qui restent sur la terre toute leur attention et leur énergie pour réparer les dommages et regarder en face nos défauts et nos tares, et se détourner des folies d’autrefois.
La Victoire n’est pas une excuse. La Victoire n'indique pas, n’entraîne pas nécessairement l'amélioration d’un peuple ni une élévation de la conscience nationale. Il faut avoir l’esprit complètement germanisé pour se repaître d’une telle illusion. D’ailleurs, ne trahirions-nous pas notre mission de ministre du Christ si, de l'Évangile, nous ne vous annoncions que la miséricorde et la joie éternelle qui attend les croyants et jamais ses avertissements sévères, jamais ses paroles de condamnation ?
Nous trahirions même les sentiments de notre peuple si, en ces jours mémorables, nous ne pensions qu'à goûter l'ivresse de la délivrance. Oui, nous ferons bien de pavoiser en l'honneur de la France et de ses splendides alliés ! Honneur aux fils de l'Angleterre et de l’Écosse, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l'Hindoustan et du Canada ; honneur à vous, marins de la flotte innombrable de l'Empire britannique qui, depuis quatre ans et demi, sur toutes les mers du globe, en dépit des monstres qui rôdaient sous les vagues, avez assuré la libre respiration de la civilisation occidentale ! Honneur à vous, citoyens des États-Unis qui, par milliers et par milliers, avez franchi l'Océan immense, pour défendre une idée ! À vous, enfants de la lumineuse Italie qui avez porté le coup mortel à ce qui restait de l’Empire de Charles-Quint ! Honneur à vous, indigènes de l'Afrique, habitants de nos colonies, qui êtes venus verser votre sang et mourir, pour la plupart, dans les brumes froides de nos climats ! Honneur à vous, Serbes, deux fois sacrés par le malheur et par la victoire ; Roumains, délaissés et trahis ; malheureux paysans de la malheureuse Russie, qui avez jonché ide vos cadavres les plaines de la Prusse orientale, de la Galicie et de la Pologne ! Honneur à vous, Belges, et à votre roi, qui, en retardant la marche foudroyante de l'ennemi, avez sacrifié votre pays pour tenir votre parole, et avez ainsi contribué, les premiers, au salut de ma patrie ! Enfin, gloire à toi, cher Poilu de France ! Ah ! nous ne trouvons plus de paroles pour célébrer ta ténacité héroïque et l’ardeur de tes élans, toi qui, presque seul, dans les premiers temps de la guerre, sur l’Yser, au Grand-Couronné de Nancy, en Champagne, en Artois, à Verdun, et deux fois, sur la Marne immortelle, vainquis la plus formidable puissance matérielle de tous les temps !
Oui, nous ferons bien de pavoiser, mais nous ferons bien aussi de cravater de crêpe tous les drapeaux. Le crêpe, signe de souffrance et de deuil. Le deuil, pour les croyants et les gens sérieux, appel au retour sur soi, sur sa vie, sa conduite, sur la vie et la conduite de son pays ; prédication de la repentance et des humiliations salutaires.
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Cependant nous n’entrerons pas aujourd'hui dans le vif de ces redoutables questions. Nous nous réservons d'y revenir dans trois semaines. Ce n’est pas un sermon construit selon toutes les règles que nous vous adressons. C’est un premier avertissement que la parole du psaume nous fait entendre ce matin, et nous n'avons en vue que l'état d'esprit, traduit par les réflexions suivantes, entendues dans différents milieux, ces jours-ci, et qui dénote, nous semble-t-il, une dangereuse tendance pour l’avenir moral de la France.
On s'écrie « Pourquoi tant nous tourmenter ? On s’est, quand même tiré avec honneur de cette effroyable aventure. Sans doute, nous avons des défauts. II y a même longtemps qu'ils nous tiennent compagnie. Ils nous ont si fidèlement suivis, dans les bons comme dans les mauvais jours, que nous ne parvenons plus à nous en défaire. Quel que soit le gouvernement, ils ne nous lâchent pas. Mais la France reste toujours la France. Elle possède un don d'improvisation incomparable. Nos ennemis ont mis quarante ans à monter leur infernale machine de guerre, et nous, avec les Alliés, en quatre ans, nous en sommes venus à bout. On parle de notre frivolité ! La frivolité ou la légèreté française. Ah ! les étrangers nous l'ont-ils assez reprochée ! Mais qu’on nous fasse donc le tableau d'une légèreté comme la nôtre, qui a fait les croisades, a bâti les cathédrales, a déchaîné la plus magistrale Révolution de l’histoire, s'est promenée pendant quinze ans, victorieusement, dans les capitales de l’Europe, et, depuis quatre ans, dans des circonstances plutôt défavorables, a étonné le monde par sa sublime fermeté. Et puis, pourquoi toujours vouloir nous moraliser ? Qu'est-ce que cette manie protestante de nous parler sans cesse de repentance, et de considérer l'unique vie morale, indépendamment de la vie intellectuelle, indépendamment de la vie économique ou esthétique, l’unique vie morale comme la seule base d’une démocratie qui ne veut pas périr… Oui, Montesquieu, un grand écrivain d’ailleurs, enseignait autrefois que la vertu est la condition fondamentale de la République. Et nous ne vous disons pas le contraire. C’est possible, c'est contestable aussi. "Peut-être que si, peut-être que non", comme disent nos amis les Italiens. Mais qu’on ne nous en parle pas ! Qu’on ne nous en rebatte pas les oreilles ! Qu'on nous laisse suivre les libres inspirations de notre génie ! Le métal qui constitue notre race est étincelant et inattaquable. Toute la souillure de Babylone peut couler sur lui sans y laisser une tache. Ni la défaite, ni la victoire, ni la détresse, ni le bonheur, ni la fortune, ni la pauvreté, ni la débauche, ni la sainteté, ne parviennent à lui faire la moindre égratignure. Il reste toujours aussi pur et aussi solide. Nous n'avons pas à nous repentir. Nous n'avons pas à nous humilier. Nous n'avons pas à "faire le compte de nos voies", comme vous dites en votre langage biblique. La France est toujours la France. Qu'elle travaille et s’enrichisse, et tout ira bien pour elle. La France est invulnérable. La France ne peut pas mourir. »
Mes frères, je ne sais pas d'impression que produit sur vous une pareille attitude intellectuelle, mais pour ma part, je ne puis passer auprès d’elle sans me sentir glacé jusqu'aux os. Et pourtant je crois aimer mon pays autant que personne, et être attaché à à la terre de ma province par toutes mes fibres les plus intimes, comme un vieux pommier de Normandie. Si vous négligez certains éléments de vérité, toute de surface d’ailleurs, que contient l’opinion précédemment exposée, qu'est-ce que vous découvrez quand vous en déchirez la brillante apparence ?
D'abord, l'athéisme le plus absolu. La France n’a pas besoin de Dieu, elle se suffit à elle-même. La France n’a pas besoin d’obéir à une morale transcendante, éternelle, immuable, qui entrainerait la condamnation : d’un grand nombre de ses habitudes. La parole de mon texte n'a plus aucun sens pour elle : c’est un son qui frappe l'air. Toute la Bible, depuis la sagesse de l’Ecclésiaste qui recommandait pourtant la crainte de Dieu, jusqu’à la divine lumière du regard de Jésus n’est plus que de la littérature, magnifique dans l'Ancien Testament, plutôt médiocre dans le Nouveau Testament, mais enfin de la littérature, et de la littérature ancienne. La France n’a rien à apprendre des prophètes, ni des apôtres, ni — ô de tous les blasphèmes le plus incompréhensible ! — du Christ, notre Sauveur. La Bible n’est plus pratiquement utilisable pour la vie française d'aujourd'hui.
Voilà une des « folies » qui se cache sous la manière de penser dont je viens de vous parler.
Une autre folie s'y trouve dissimulée : un matérialisme stupide qui nous mènerait à l’abime aussi sûrement que les fleuves de l’enfer.
Oui, il faut que la France travaille et s’enrichisse. Et nous aurons à réformer un grand nombre de nos préjugés et de nos routines dans nos conceptions financières, industrielles, commerciales, surtout commerciales, et plusieurs des chimères socialistes, du moins dans l'ordre économique — car il est d’autres affirmations socialistes qui sont des vérités éternelles — devront être anéanties. Oui, il faut que la France, et chaque Français, se livre à un travail acharné, et refasse ou augmente sa fortune ! Une France qui se serait vouée à la pauvreté, depuis des siècles, n’existerait plus. Quel secours nous aurait apporté une Angleterre où une Amérique rendues impuissantes par le manque de ressources matérielles ? Mais quel est le fondement dernier de la richesse britannique où américaine ? Quel usage fait, de sa richesse, l'élite des citoyens de ces pays ? L’emploient-ils en vue d’une jouissance égoïste ou en vue du bien public ? N'ont-ils pas, au plus haut degré, le sens de l’utilisation sociale, idéaliste, et enfin chrétienne de la puissance de l'argent ?
L'élite britannique et américaine — je ne parle, bien entendu, que de l'élite — a gardé intact au fond du cœur l’amour du royaume de Dieu. Voilà la vérité. Tandis que le matérialisme et l'enrichissement que quelques-uns des nôtres nous prêchent sous des formes charmantes, il est vrai, et avec des voix parfois si musicales — quel dommage ! — c’est le culte pur et simple de la nature, c’est la confiance aveugle dans les facultés naturelles de notre race, c’est l'expansion désordonnée de nos désirs, c'est l’idolâtrie de notre génie. L'idolâtrie, avec l'odeur affreuse qui se dégage à la longue d’un pareil avilissement de l'esprit !...
L'idolâtrie du génie de la race ? Vous voyez où elle a conduit l'Allemagne, qui, depuis cinquante ans, empoisonnée par ses victoires, s’est détournée des principes de l'Évangile, pour placer toute son espérance dans la seule force matérielle, ne gardant, de la piété, que le formalisme misérable des Pharisiens !
Rendre à notre race française un culte idolâtre et fonder ainsi notre avenir sur un matérialisme pratique, même enveloppé de beaucoup de littérature, d’art et de musique, nous arracherait tôt ou tard les fruits de nos magnifiques victoires. C’est alors qu'on pourrait dire que nos frères et nos enfants, ont sacrifié en vain leur vie ou leur santé.
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Mes Frères, nous ne vous donnons ici que quelques indications, quelques sujets de réflexion, surtout à vous, les jeunes survivants de la guerre, jeunes gens et jeunes filles, sur lesquels nous comptons pour organiser, discipliner et moraliser notre grande et triomphante démocratie.
Que pas une des qualités de notre race ne se perde ! Que pas un rayon de sa grâce et de sa beauté ne vienne s'éteindre dans l’ombre d'un puritanisme craintif et rongé de scrupules, bien que le salut soit peut-être plutôt dans cet excès que dans l’excès contraire. Que pas un des pathétiques élans de la France ne soit brisé ! Mais puisque Dieu nous accorde aujourd’hui la Victoire, et nous parle de la Paix, que la démocratie française ne retombe pas dans ses folies !
Amen.
Pour aller plus loin
- Seconde partie : Les devoirs de la France et la paix 2/2
- Prédications de ce recueil : Victoire et délivrance
- Sur la frise chronologique : Première Guerre mondiale
- Sur le plan de l'Oratoire : monument aux morts
Lecture de la Bible
Psaume 85
Traduction Louis Segond 1910.
1Au chef des chantres. Des fils de Koré. Psaume.
Tu as été favorable à ton pays, ô Éternel !
Tu as ramené les captifs de Jacob ;
2Tu as pardonné l'iniquité de ton peuple,
Tu as couvert tous ses péchés ;
Pause.
3Tu as retiré toute ta fureur,
Tu es revenu de l'ardeur de ta colère.
4Rétablis-nous, Dieu de notre salut !
Cesse ton indignation contre nous !
5T'irriteras-tu contre nous à jamais ?
Prolongeras-tu ta colère éternellement ?
6Ne nous rendras-tu pas à la vie,
Afin que ton peuple se réjouisse en toi ?
7Éternel ! fais-nous voir ta bonté,
Et accorde-nous ton salut !
8J'écouterai ce que dit Dieu, l'Éternel ;
Car il parle de paix à son peuple et à ses fidèles,
Pourvu qu'ils ne retombent pas dans la folie.
9Oui, son salut est près de ceux qui le craignent,
Afin que la gloire habite dans notre pays.
10La bonté et la fidélité se rencontrent,
La justice et la paix s'embrassent ;
11La fidélité germe de la terre,
Et la justice regarde du haut des cieux.
12L'Éternel aussi accordera le bonheur,
Et notre terre donnera ses fruits.
13La justice marchera devant lui,
Et imprimera ses pas sur le chemin.