Traces de l'Oratoire dans la littérature

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    Les dames de Barbezieux

    Le pamphlet d’Alphonse Daudet

    Roland Barthes : une adolescence protestante

    Madame de Sévigné à l’Église de l’Oratoire

    La Première communion de Pierre Loti à l’Oratoire

    L’Oratoire dans l’œuvre de Marcel Proust

    Dernière page du Paludes d’André Gide

et de notre voisine Saint-Germain-l'Auxerrois

    La Saint-Barthélémy dans le roman populaire

Des charentaises à l'Oratoire

Les dames de Barbezieux de Jacques Chardonne fréquentaient l'Oratoire du Louvre 

[Jacques Chardonne, auteur des Destinées sentimentales, n’est plus guère lu aujourd’hui. L’histoire de la littérature de Lagarde et Michard, qui a formé les générations de lycéens d’après-guerre, ne lui consacre que deux pages. Si « Les destinées sentimentales » provoquent un petit sursaut de mémoire, c’est parce qu’elle ont été portées à l’écran en juillet 2000 par Olivier Assayas.]

L’hiver dans la capitale

Jacques Chardonne (1884-1968) avait une double ascendance provinciale. Son père, qui était Charentais, dirigea une importante maison de cognac tandis que sa mère, une Haviland, Américaine quaker, était héritière d’un des plus grands porcelainiers de Limoges. Il fut élevé dans la religion protestante pour laquelle il manifesta un goût modéré.

L’œuvre romanesque de Chardonne se déroule dans ce double cadre provincial : la Charente d’abord avec sa ville natale de Barbezieux, Limoges ensuite. Elle est empreinte du charme désuet d’une époque révolue qui vit les grandes dynasties industrielles bourgeoises sombrer progressivement pour n’avoir pas su s’adapter aux mutations du monde de l’après- guerre de 1914-1918.

Ainsi en fut-il des Pommerel de Barbezac (Barbezieux) arc-boutés sur la commercialisation de cognacs de plus de 70 ans d’âge vieillis en fûts de chêne, qui n’ont pas su prendre le virage de la mise en bouteille et qui furent progressivement évincés du marché international. Il en fut de même pour les Barnery de Limoges qui, longtemps, produisirent la porcelaine la plus raffinée que l’on puisse trouver, mais qui perdirent, eux aussi, leur clientèle américaine qui se tourna vers les porcelaines allemandes moins belles mais beaucoup moins chères.

Les Pommerel et les Barnery étaient de vieilles familles protestantes, unies par des liens d’amitié. Les chefs de ces dynasties vivaient sobrement, sans ostentation, logeant à proximité de leurs chais ou de leur fabrique, mais les familles possédaient des châteaux où toute la jeunesse se retrouvait lors de grands bals. On allait faire du tennis, on canotait sur la Charente ou sur la Vienne. On vivait avec les principes immuables de la bourgeoisie de province. Ces familles possédaient toutes des appartements dans les quartiers chics de la capitale, où les douairières venaient passer les rigueurs de l’hiver.

Les destinées sentimentales

Chardonne est surtout considéré comme le romancier du couple dont il décline à longueur de pages toutes les figures du sentiment amoureux dans un style admirable et précieux. Dans Les destinées sentimentales il met en scène le couple de Jean Barnery, un héritier des porcelainiers qui, ayant répondu à une vocation pastorale, était venu alors qu’il était un jeune célibataire prendre la paroisse de Barbezac, chaudement recommandé par la famille Pommerel.

Mais un pasteur de province ne doit pas rester célibataire longtemps, ce n’est pas convenable, aussi épousa-t-il Nathalie, la fille d’un contremaître de la fabrique de sa famille avec qui il eut une fille, Aline. Cette mésalliance fut désastreuse et se termina par un divorce. Jean Barnery se remaria avec une jeune fille de Barbezac, Pauline, nièce des Pommerel, mais il dut renoncer à sa carrière de pasteur et quitter la ville.
Venons-en aux liens de ces familles avec l’Oratoire du Louvre. Quand une des jeunes femmes de cette société revenait d’un voyage à Paris, avec « des ondulations profondes, une veste nouvelle à col Médicis, une voilette à gros pois, l’attitude dégagée, laissant voir sous sa jupe verte des volants de taffetas changeant », on l’interrogeait :

- As-tu été au théâtre ?
- Je suis allée à l’Opéra, au Français… J’ai entendu un beau sermon de M. Roberty à l’Oratoire.
- As-tu été au temple de M. Wagner, boulevard Beaumarchais ?
- Non, il y a tant de monde qu’il faut arriver très tôt. Et puis mes parents n’aiment pas les libéraux, qui ne croient pas à la divinité de Christ… Cela mènerait loin.
- Gardons nous d’aller trop loin, dit Pauline. »

Pauline, qui devait plus tard épouser le pasteur Jean Barnery, avait pourtant fait son instruction religieuse avec le pasteur Wagner. Sollicitée par Jean de devenir monitrice à l’école du dimanche de Barbezac, elle refusa catégoriquement.

- Pourquoi ? Vous avez bien fait votre instruction religieuse ?
- Je l’ai faite à Paris, avec un pasteur admirable, un paysan de génie : Charles Wagner. Et pourtant, je vous l’avoue, pas un jour, même enfant, un sentiment religieux ne m’a effleurée.
- Vous avez perdu la foi ?
- Pardon, je ne l’ai pas perdue. Je ne l’ai jamais eue. Je n’ai jamais éprouvé rien qui en approchât. Je n’enseignerai pas à des enfants ce que je ne crois pas.

La visite au pasteur

Quand Jean Barnery prit la décision de se remarier avec Pauline, il voulut assurer une vie confortable à Nathalie, sa première femme et à leur fille Aline qu’il installa dans un appartement de l’avenue de Messine à Paris. Nathalie se préoccupa de l’instruction religieuse de sa fille devenue adolescente, parce que ses fréquentations lui donnaient du souci. Elle alla voir le pasteur de l’Oratoire, M. Théophile Sabatier qui habitait depuis longtemps rue de Miromesnil dans un vaste appartement où il recevait ses visiteurs deux fois par semaine. La cheminée de son bureau était surmontée d’un Coligny en bronze, la main sur son épée et figé dans toute l’énergie de sa foi.

« Aline avait passé l’âge de la première communion, mais elle ne pouvait toujours différer cette cérémonie. Une telle infraction à la coutume ne se concevait pas, même à une époque de révolution des mœurs.

«Tu feras ta première communion cette année.

- Oui maman ».

Une Première Communion à l’Oratoire

« Au second étage de la maison presbytérale, face au temple de l’Oratoire, dans une salle tapissée d’un papier brun, les jeunes auditeurs sont assis autour d’une longue table présidée par M. Sabatier. A sa gauche se tiennent les garçons, le visage encore enfantin, avec leurs cols ouverts, les cheveux drus partagés par une raie, les mains bien lavées ; à sa droite les filles bouffies et molles ou futées, ou qui ressemblent déjà à de petites vieilles anguleuses et jaunes. Tous de conditions différentes, pauvres ou riches, c’est à peine si l’on distingue les variétés d’origine à un détail du vêtement.

Lorsque Aline s’assit au bout de la table, elle ôta son manteau de petit-gris, découvrant sa robe de velours souple, les manches courtes, un cercle d’or gravé au dessus du coude. Personne ne parut la remarquer.

Nathalie avait toujours écrit les lettres de sa fille. C’est elle qui rédigeait les devoirs que M. Sabatier demandait à ses catéchumènes. De son écriture enfantine, tout engourdie, Aline recopiait péniblement le texte enflammé et un peu incohérent. M. Sabatier fut frappé par l’accent des devoirs d’Aline. »

Un peu plus tard, raccompagnant la jeune fille par le jardin des Tuileries, avec des gestes qui faisaient flotter les pans de sa redingote, il dit : « La première communion est tardive dans notre religion, parce que nous voulons que l’enfant ait conscience de ses actes et de ses engagements. Vous entendez souvent une parole dont il faut avant tout se pénétrer : « Nous sommes nés dans la corruption ». Quand vous prendrez conscience du mal qui est en vous, vous serez sur le chemin du salut. Si le mal est en nous, il y a aussi une voix (…) il y a un ami (…) Apprenez à l’entendre (…) écoutez-le (…) Alors tout sera transformé par une nouvelle naissance (…) par l’union avec Dieu (…) »

« Nous sommes enfants du péché (…) Dieu châtie celui qu’il aime (…) Aline courba les épaules et remonta sa fourrure ».

Une scène glaciale

Ces paroles du pasteur Sabatier pèseront comme une chape de plomb sur les épaules de la jeune fille et l’enfonceront dans une solitude que l’on peut imaginer. Pour faire bonne mesure, il la dirigera quelques années plus tard vers la communauté des diaconesses de Reuilly. Le jour de sa consécration, son père Jean Barnery, qui s’était glissé incognito dans l’assemblée entendra le cœur brisé le pasteur questionner la jeune fille : « Aline Barnery, vous sentez vous pénétrée d’une telle reconnaissance envers votre Dieu Sauveur qui nous a rachetés à un si grand prix, que vous voulez lui consacrer, dans le service des diaconesses, votre corps et votre esprit qui lui appartiennent ? »

Ceux qui ont vu le film ont gardé de cette scène un sentiment glacé.

François Lerch

L'Interdiction, Honoré de Balzac, 1836

L'Interdiction est un roman des Scènes de la vie parisienne, dans La Comédie humaine de Balzac, publié d’abord en 1836. L'histoire se déroule en 1828, et commence in medias res par le dialogue rue du Faubourg Saint-Honoré entre le dandy Rastignac et le médecin Bianchon à propos de la marquise d'Espard, qu'ils viennent de rencontrer dans son hôtel particulier. Bianchon doit demander à son ongle, le juge d'instruction Popinot, d'aider la marquise face à son époux, qui est parti vivre rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans le 5e arrondissement, avec leurs deux fils. On comprend que le procès concerne l'héritage d'une famille protestante, dont les descendants, Mme Jeanrenaud et son fils, habitent 8 rue de La Vrillière, à côté de la place des Victoires dans le quartier de l'Oratoire. Le marquis d'Espard, passionné par ailleurs de la Chine, les aide financièrement depuis 1814, pour réparer le tort fait par son ancêtre au leur lors à la révocation de l'édit de Nantes.

« — Cette conduite est bien singulière, dit Popinot en prenant l’air d’un homme convaincu. Avez-vous vu cette dame Jeanrenaud ?

— Un jour, mon beau-frère, qui, par intérêt pour son frère…

— Ah ! monsieur, dit le juge en interrompant la marquise, est le frère de monsieur d’Espard ?

Le chevalier s’inclina sans dire une parole.

— Monsieur d’Espard, qui a suivi cette affaire, m’a menée à l’Oratoire où cette femme va au prêche, car elle est protestante. Je l’ai vue, elle n’a rien d’attrayant, elle ressemble à une bouchère ; elle est extrêmement grasse, horriblement marquée de la petite vérole ; elle a les mains et les pieds d’un homme, elle louche, enfin c’est un monstre. »

[...]

« Nous sommes Nègrepelisse en notre nom. D’Espard est un titre acquis sous Henri IV par une alliance qui nous a donné les biens et les titres de la maison d’Espard, à la condition de mettre en abîme sur nos armes l’écusson des d’Espard, vieille famille du Béarn, alliée à la maison d’Albret par les femmes : d’or, à trois pals de sable, écartelé d’azur à deux pates de griffon d’argent onglées de gueules posées en sautoir, avec le fameux : Des partem leonis pour devise. Aux jours de cette alliance, nous perdîmes Nègrepelisse, petite ville aussi célèbre dans les guerres de religion, que le fut alors celui de mes ancêtres qui en portait le nom. Le capitaine de Nègrepelisse fut ruiné par l’incendie de ses biens, car les protestants n’épargnèrent pas un ami de Montluc. La Couronne fut injuste envers monsieur de Nègrepelisse, il n’eut ni le bâton de maréchal, ni gouvernement, ni indemnités ; le roi Charles IX, qui l’aimait, mourut sans avoir pu le récompenser ; Henri IV moyenna bien son mariage avec mademoiselle d’Espard, et lui procura les domaines de cette maison ; mais tous les biens des Nègrepelisse avaient déjà passé dans les mains des créanciers. Mon bisaïeul le marquis d’Espard fut, comme moi, mis assez jeune à la tête de ses affaires par la mort de son père, lequel après avoir dissipé la fortune de sa femme, ne lui laissa que les terres substituées de la maison d’Espard, mais grevées d’un douaire. Le jeune marquis d’Espard se trouva donc d’autant plus gêné qu’il avait une charge à la cour. Particulièrement bien vu de Louis XIV, la faveur du roi fut un brevet de fortune. Ici, monsieur, fut faite sur notre écusson une tache inconnue, horrible, une tache de boue et de sang, que je suis occupé à laver. Je découvris ce secret dans les titres relatifs à la terre de Nègrepelisse, et dans des liasses de correspondances. [...]

— La révocation de l’édit de Nantes eut lieu, reprit-il. Peut-être ignorez-vous, monsieur, que, pour beaucoup de favoris, ce fut une occasion de fortune. Louis XIV donna aux grands de sa cour les terres confisquées sur les familles protestantes qui ne se mirent pas en règle pour la vente de leurs biens. Quelques personnes en faveur allèrent, comme on disait alors, à la chasse aux protestants. J’ai acquis la certitude que la fortune actuelle de deux familles ducales se compose de terres confisquées sur de malheureux négociants. Je ne vous expliquerai point, à vous, homme de justice, les manœuvres employées pour tendre des pièges aux réfugiés qui avaient de grandes fortunes à emporter : qu’il vous suffise de savoir que la terre de Nègrepelisse composée de vingt-deux clochers et de droits sur la ville ; que celle de Gravenges, qui jadis nous avait appartenu, se trouvaient entre les mains d’une famille protestante. Mon grand-père y rentra par la donation que lui en fit Louis XIV. Cette donation reposait sur des actes marqués au coin d’une épouvantable iniquité. Le propriétaire de ces deux terres croyant pouvoir rentrer en France, avait simulé une vente et allait en Suisse rejoindre sa famille, qu’il y avait envoyée tout d’abord. Il voulait sans doute profiter de tous les délais accordés par l’ordonnance, afin de régler les affaires de son commerce. Cet homme fut arrêté par un ordre du gouverneur, le fidéicommissaire déclara la vérité, le pauvre négociant fut pendu, mon père eut les deux terres. J’aurais voulu pouvoir ignorer la part que mon aïeul prit à cette intrigue ; mais le gouverneur était son oncle maternel, et j’ai lu malheureusement une lettre par laquelle il le priait de s’adresser à Déodatus, mot convenu entre les courtisans pour parler du Roi. Il règne dans cette lettre, à propos de la victime, un ton de plaisanterie qui m’a fait horreur. Enfin, monsieur, les sommes envoyées par la famille réfugiée pour racheter la vie du pauvre homme furent gardées par le gouverneur, qui n’en dépêcha pas moins le négociant.

Le marquis d’Espard s’arrêta.
— Ce malheureux se nommait Jeanrenaud, reprit-il. Ce nom doit vous expliquer ma conduite. Je n’ai pas pensé, sans une vive douleur, à la honte secrète qui pesait sur ma famille. Cette fortune permit à mon grand-père d’épouser une Navarreins-Lansac, héritière des biens de cette branche cadette, beaucoup plus riche alors que ne l’était la branche aînée de Navarreins. Mon père se trouva dès lors un des plus considérables propriétaires du royaume. Il put épouser ma mère, qui était une Grandlieu de la branche cadette. Quoique mal acquis, ces biens nous ont étrangement profité ! Résolu de promptement réparer le mal, j’écrivis en Suisse, et n’eus de repos qu’au moment où je fus sur la trace des héritiers du protestant. Je finis par savoir que les Jeanrenaud, réduits à la dernière misère, avaient quitté Fribourg, et qu’ils étaient revenus habiter la France. Enfin, je découvris dans monsieur Jeanrenaud, simple lieutenant de cavalerie sous Bonaparte, l’héritier de cette malheureuse famille. À mes yeux, monsieur, le droit des Jeanrenaud était clair. Pour que la prescription s’établisse, ne faut-il pas que les détenteurs puissent être attaqués ? À quel pouvoir les réfugiés se seraient-ils adressés ? leur tribunal était là-haut, ou plutôt, monsieur, le tribunal était là, dit le marquis en se frappant le cœur. Je n’ai pas voulu que mes enfants pussent penser de moi ce que j’ai pensé de mon père et de mes aïeux ; j’ai voulu leur léguer un héritage et des écussons sans souillure, je n’ai pas voulu que la noblesse fût un mensonge en ma personne. Enfin, politiquement parlant, les émigrés qui réclament contre les confiscations révolutionnaires doivent-ils garder encore des biens qui sont le fruit de confiscations obtenues par des crimes ? J’ai rencontré chez monsieur Jeanrenaud et chez sa mère une probité revêche : à les entendre, il semblait qu’ils me spoliassent. Malgré mes instances, ils n’ont accepté que la valeur qu’avaient les terres au jour où ma famille les reçut du Roi. Ce prix fut arrêté entre nous à la somme de onze cent mille francs, qu’ils me laissèrent la facilité de payer, à ma convenance, sans intérêts. Pour obtenir ce résultat, j’ai dû me priver de mes revenus pendant longtemps. Ici, monsieur, commença la perte de quelques illusions que je m’étais faites sur le caractère de madame d’Espard. Quand je lui proposai de quitter Paris et d’aller en province, où avec la moitié de ses revenus, nous pourrions vivre honorablement, et arriver ainsi plus promptement à une restitution dont je lui parlai, sans lui dire la gravité des faits, madame d’Espard me traita de fou. Je découvris alors le vrai caractère de ma femme : elle eût approuvé sans scrupule la conduite de mon grand-père, et se serait moquée des huguenots ; effrayé de sa froideur, de son peu d’attachement pour ses enfants, qu’elle m’abandonnait sans regret, je résolus de lui laisser sa fortune, après avoir acquitté nos dettes communes. »


Gustave Braastad

Le pamphlet d'Alphonse Daudet  

L'enquête approfondie d'Alphonse Daudet sur le protestantisme parisien.
À partir d'un fait réel sur une affaire de secte dénoncée à l'Oratoire.

Beaucoup d'entre vous seront surpris en découvrant que le Daudet de notre enfance, celui des Contes du Lundi, du Petit Chose, ou de Tartarin de Tarascon, publia en 1883, dans un roman intitulé L’Évangéliste, un pamphlet fracassant contre les mouvements évangéliques protestants, préfiguration des sectes que l'on dénonce aujourd'hui. L'évènement fit grand bruit à l'époque et a suscité par la suite de nombreuses études de la part de nos coreligionnaires. Nous nous inspirons largement, pour vous présenter ce roman, dont l'un des chapitres est entièrement consacré à l'Oratoire, des travaux que notre paroissien et ami, monsieur Jacques Poujol a publiés en 1984 dans le Bulletin de la Société d'Histoire du Protestantisme Français.

Alphonse Daudet est parti d'un fait réel. En 1881, son fils aîné Léon, prenait des cours d'allemand avec une institutrice allemande, Mme Lima. Un jour, Daudet trouvant cette personne en larmes l'interrogea sur les causes de ce chagrin. Elle lui raconta que « sa fille de vingt ans était tombée dans les mains d'une fanatique illuminée, la femme d'un banquier protestant célèbre, qui attirait dans un ouvroir religieux qu'elle avait fondé aux environs de Paris, des jeunes filles qu'elle envoyait ensuite travers l'Europe pour y porter la bonne parole et qui, désormais fanatisées par la dame évangéliste, oubliaient et reniaient toute vie antérieure y compris leur parents. »

Daudet qui songeait alors à écrire un grand roman sur la religion, tenait son sujet.

Il commença par se livrer à une enquête approfondie sur le protestantisme parisien, ses temples, ses pasteurs, ses cultes, sa liturgie, ses courants théologiques. C'était l'époque du « Réveil », et de l'implantation en France de « l'Armée du Salut » qui nous arrivait tout droit d'Angleterre. Dans ce roman, la malheureuse mère ne sait plus à qui s'adresser pour obtenir de l'aide. Toutes ses relations, avocats ou hommes politiques, se récusent quand elle prononce le nom de Madame « Autheman » et de son tout puissant mari. La seule âme compatissante est le Pasteur Aussandon, doyen de la Faculté de Théologie de Paris, qui n'écoutant que sa conscience viendra prêcher à l'Oratoire pour prendre publiquement la défense de Madame Lima lors d'un culte pathétique à l'issue duquel il refusera de donner la Sainte Cène à madame Autheman, la femme du banquier.

Nous reproduisons de larges extraits de ce culte à l'Oratoire tel qu'il est rapporté dans L’Évangéliste. Si vous en avez l'occasion, lisez ce roman d'Alphonse Daudet, et reportez-vous à l'étude de Jacques Poujol qui tente d'identifier les personnages du roman et d'en donner des clefs.

François Lerch

Quelques clés de l'Évangéliste

Madame Autheman, personnage principal du roman de Daudet, est la femme d'un banquier juif très puissant qui s'est converti au protestantisme. Un premier rapprochement a tout de suite été fait entre le patronyme de ce banquier et « l'Ottoman », autrement dit le Président de la banque Ottomane, une des grandes banques protestantes françaises appartenant aux Mallet. Le profil de Madame Autheman a suggéré un autre rapprochement avec Madame André-Walter, une grande dame des oeuvres protestantes de l'époque. Quant aux méthodes employées par l'Evangéliste, elles font penser à celles de Catherine Booth, qui lançait alors en France depuis l'Angleterre, les premiers éléments de l'Armée du Salut.

Dans le roman, la famille Autheman possède une résidence secondaire appelée Port Sauveur, dans la région de Corbeil. La description de cette demeure en fait une copie conforme de la propriété « Les Ombrages » que Madame Walter possédait à Versailles, devenue depuis la Maison des diaconesses et le Centre 8. Le nom du pasteur Aussandon, doyen de la faculté de théologie, semble avoir été construit à partir de deux patronymes de pasteurs authentiques, l'un s'appelant Ausset, et l'autre Montandon. Les contemporains ont tout de suite reconnu dans cette figure imposante, celle du pasteur et théologien libéral Auguste Sabatier. Ce dernier, qui connaissait Daudet, a, dans un article envoyé au Journal de Genève le 28 janvier 1883, exprimé sa reconnaissance envers l'auteur.

Dernier rapprochement, le refus de communion opposé à Madame Autheman, n'est pas sorti de l'imagination du romancier. il y avait eu un précédent avec le pasteur Adolphe Monod qui avait refusé de donner la communion à une paroissienne lyonnaise. Il avait été révoqué à la suite de ce refus, comme cela est arrivé au pasteur Aussandon dans « L'Evangéliste ».

Un culte pas comme les autres

Voici de larges extraits de la description de l'Oratoire et de la scène qui s'y déroula telles que les rapporte Alphonse Daudet dans L'Evangéliste.

« Dans le vestiaire ou s'habillent les prédicateurs au temple de l'Oratoire, deux petites pièces à grands placards, avec des chaises de paille, la table de bois blanc, le poêle de faïence d'un poste de douaniers, Aussandon entouré de pasteurs, de collègues à la Faculté, cause à mi-voix, serre des mains tendues, tandis qu'on entend les voitures rouler, s'arrêter aux deux perrons du temple, et comme un flot montant qui bat toutes les entrées, se répand dans les couloirs aux sombres murailles lézardées.

Le vieux doyen, prêt à paraître en chaire, a revêtu la robe noire, le rabat blanc, cette tenue sévère, plutôt de palais que d'église, allant bien au sacerdoce du ministre, considéré par la Réforme comme un simple avocat de Dieu. C'est bien aujourd'hui le rôle d'Aussandon, avocat et même avocat général (...). Son discours est prêt, achevé en deux soirs. Il y a si longtemps que ces idées bourdonnent dans sa tête ! Il a prié un des prédicateurs inscrits à la porte de l'Oratoire de lui céder son dimanche et, depuis huit jours, tout le Paris protestant se dispose à venir entendre l'illustre doyen faisant tonner une suprême fois cette voix que les chaires ne connaissent plus.

La vieille église des Oratoriens, cédée aux protestants par le Concordat, est le temple le plus vaste, le plus imposant de Paris (...). L'Oratoire, lui, résume et symbolise tout le dogme de la Réforme et du pur christianisme, cierges éteints, images absentes, grands murs nus portant seulement en cartouches des fragments de cantiques et de versets. Dans le cintre des chapelles presque entièrement murées, on a réservé quelques tribunes, supprimé le chœur, mis l'orgue à la place de l'autel et toute la vie du temple se groupe devant la chaire, autour d'une longue table, à l'ordinaire couverte d'un tapis, les dimanches de communion, chargée de corbeilles et de coupes en vermeil.

C'est le seul appareil religieux et cette simplicité, agrandie de la hauteur des voûtes et du mystère des vitraux, devient solennelle quand l'Oratoire est plein comme aujourd'hui, noir de foule sur ses bancs, ses tribunes débordantes, et les marches irrégulières de ses entrées. Au-dessus de la porte principale, flambe en vitrail une croix énorme de la Légion d'honneur au large ruban pourpre, souvenir du premier pasteur décoré après le Concordat, irradiée avec orgueil sur tout le temple, rosant les murs, les tuyaux de l'orgue, et les coupes de la communion au pied de la chaire, où tous les yeux cherchent le pasteur.

Aussandon vient de sortir de l'ombre et portant droit ses soixante-quinze ans, sa tête puissante qu'éclaire le long rabat blanc sur sa robe de juge, il accentue le verset qu'il a pris pour texte : « Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en ton nom, chassé les démons en ton nom, accompli plusieurs miracles en ton nom ». Ensuite, il commence très simplement, le ton baissé, l'homme parlant après Dieu (...).

Maintenant le doyen, descendu de la chaire, se tient debout devant la longue table où le vin tremble dans les coupes entre les quatre corbeilles débordant de pain et tandis qu'il récite les belles et simples prières qui précèdent la communion

« Écoutez mes frères de quelle manière Notre Seigneur a institué la Sainte Cène ». Il tressaille en apercevant la femme du banquier, immobile et droite à son banc. Que fait-elle là cette orgueilleuse, après ce qu'elle vient d'entendre.

Pourquoi n'est-elle pas sortie, quand le pasteur a béni et prié de se retirer en bon ordre ceux qui ne communiaient pas ? Aurait-elle vraiment l'audace ? Elle n'a pas bougé (...)

Au rythme large et puissant de l'orgue, les premiers rangs s'ébranlent, se déroulent, viennent se former en demi- cercle dans l'espace vide autour de la table (...). Après une courte oraison mentale, le pasteur, relevant la tête, voit Mme Autheman près de lui à sa droite. C'est par elle qu'il doit commencer la communion et sa bouche serrée, sa pâleur en défi disent qu'elle vient là révoltée, non repentante, bravant celui qui n'a pas craint de la dénoncer publiquement. Aussandon lui aussi est très pâle. Il a rompu le pain, le tient au-dessus de la corbeille, pendant que l'orgue adouci s'éloigne comme le flot à marée descendante, laissant entendre le murmure très distinct des paroles consacrées : Le pain que nous rompons est la communion au corps de jésus- Christ Notre Seigneur. Une petite main dégantée s'avance, frémissante. Il ne paraît pas la voir et tout bas, sans un mouvement, sans un regard : « Passez... vous êtes indigne... Il n'y a rien pour vous à la table du Seigneur. »

Roland Barthes : une adolescence protestante


A 15 ans, il voulait devenir pasteur mais, à la fin de sa vie il s’était éloigné du protestantisme.

Le célèbre essayiste et sémiologue - professeur au Collège de France - Roland Barthes (1915-1980) était, de par sa mère, Henriette Binger, le descendant d'une lignée protestante de maîtres de forges alsaciens. Dans le catalogue de l'exposition qui lui fut consacrée, de novembre 2002 à mars 2003, au Centre Beaubourg, on peut lire dans les repères biographiques pour la période 1930-1934 :

" Roland Barthes, poursuit alors ses études à Paris, au Lycée Louis-le-Grand, de la troisième à la classe de philosophie. A quinze ans, Roland Barthes veut devenir pasteur. Il lit le Nouveau Testament, et racontera avoir beaucoup fréquenté le culte de l'Oratoire du Louvre, considéré à cette époque comme le repaire du protestantisme libéral " (1).

Référence au pasteur Bertrand

Dans l'ouvrage qui fit date "oland Barthes par Roland Barthes, publié en 1975, l'auteur, dans les pages appelées « Pause : amnanèses » convoque, par ailleurs, le souvenir d'un "M. Bertrand, pasteur de la rue de l'Avre, à Grenelle", qui " parlait lentement, solennellement les yeux fermés. A chaque repas, il lisait un peu d'une vieille Bible recouverte d'un drap verdâtre et frappée d'une croix en tapisserie. Cela durait très longtemps ; les jours de départ, on pensait manquer le train " (2).

Il s'agit du pasteur André-Numa Bertrand, l'une des figures les plus emblématiques du protestantisme français pendant la première moitié du XXème siècle. Né à Milhaud-lès-Nîmes, en pays cévenol, le 14 février 1876 et décédé à Paris le 9 octobre 1946, il exerça son ministère tour à tour à Montauban, à Castres (1902-1914), à Lyon Guillotière (1919-1926) puis, succédant à Jules Emile Roberty, pendant 20 ans à l'Oratoire de 1926 à 1946.

Chef de file du protestantisme libéral et évangélique, ayant reçu une double formation philosophique et théologique, il travailla à l'unité des églises protestantes de 1933 à 1938. Il fut vice-président du Conseil de la Fédération protestante de France assumant un courageux mandat pour la zone occupée pendant la guerre. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux notamment "Protestantisme ", devenu un classique, de recueils de prédications tels L’Évangile de la grâce (où l'on trouve les textes des conférences de carême prononcées en 1934) d'un Journal de ma solitude (10 juin-18 août 1940), publié par Pierre Bolle en 1981.

L’italien avec un pasteur milanais

Selon la « Feuille Rose » de cette époque, le Pasteur Bertrand multipliait entretiens, causeries, cours paroissiaux, repas fraternels et tenait des "cercles d'études religieuses ", axés plutôt sur l'aspect intellectuel de la culture chrétienne et destinés au développement intérieur de ses jeunes paroissiens. "N'oubliez pas, parents, qu'il y a là pour vos enfants une source de joies pures et de souvenirs précieux, qui pourront leur être secourables, au cours de la jeunesse, et même au-delà " pressentait-il en octobre 1931...

Dans le même recueil Roland Barthes par Roland Barthes, l'écrivain avouait également avoir "pris du plaisir à l'italien, dont un ancien pasteur milanais (bizarre conjonction) lui donna quelques rudiments " (3). D'autres sources, notamment des interviews accordées par Roland Barthes, ici et là, mentionnent son appartenance à la religion réformée. Nous avons tenté de les répertorier, et nous nous en remettons à une libre succession de fragments (formes brèves très prisées par Roland Barthes) composant des sortes de " biographèmes"...Mais ne nous y trompons pas, dans les années 1970, le dernier Barthes, se définissait, philosophiquement et éthiquement, comme un matérialiste hédoniste, plutôt bouddhiste, n'aimant plus la foi, tout en éprouvant la nostalgie des rites... (4).

L'exemple d'André Gide

Dans un entretien publié dans le Nouvel Observateur du 19 janvier 1977, intitulé "A quoi sert un intellectuel ?" , le philosophe Bernard-Henri Lévy interrogeait Roland Barthes sur ses années de formation et recueillait les propos suivants :

BHL : "Vous avez connu Gide ?
RB : Non, je ne l'ai pas connu. Je l'ai aperçu une fois de très loin, à la brasserie "Lutétia" : il mangeait une poire et il lisait un livre. Je ne l'ai donc pas connu; mais comme beaucoup d'adolescents de l'époque, il y avait mille données qui faisaient que je m'intéressais à lui.
BHL : Par exemple ?
RB : Il était protestant. Il faisait du piano. Il parlait du désir. Il écrivait.
BHL : Qu'est-ce que cela signifie, pour vous, être protestant ?
RB : Difficile de répondre. Parce que, quand c'est vide de foi, il ne reste plus que l'empreinte, l'image. Et l'image, ce sont les autres qui l'ont. A eux de dire si j'ai "l'air" protestant.
BHL : Je veux dire : qu'en avez-vous tiré , là encore, dans votre apprentissage ?
RB : Je pourrais dire à la rigueur avec la plus grande prudence, qu'une adolescence protestante peut donner un certain goût ou une certaine perversion de l'intériorité, du langage intérieur, celui que le sujet se tient constamment à lui-même. Et puis, être protestant, c'est, ne l'oubliez pas, ne pas avoir la moindre idée de ce qu'est un prêtre ou une formule... Mais il faut laisser cela aux sociologues des mentalités, si le protestantisme français les intéresse encore."
A propos de l'œuvre confidente de Gide qui l'a beaucoup influencé, Roland Barthes considère qu'elle est une voie d'intercession, fleurdelisée d'imaginaire, - ce qu'il nomme de manière quelque peu elliptique "perversion" -, soit le récit d'une âme qui se cherche, se répond, s'entretient, se confronte avec elle-même. C'est une perpétuelle remise au point de soi-même. "Les hommes d'éducation protestante se complaisent dans le Journal et dans l'autobiographie, avait-il déjà expliqué dans ses fameuses " Notes sur André Gide et son Journal" ; outre que la nature morale les obsède et à leurs yeux les excuse de se mettre en avant, ils trouvent dans la confession publique une sorte d'équivalence de la confession sacramentelle. Ils font cela aussi par la nécessité d'abaisser en grand un orgueil qu'ils ont bien reconnu comme le péché capital ; c'est enfin qu'ils croient toujours pouvoir se corriger. "(5)

Castellion contre Calvin

Sollicité par Jacqueline Sers, à propos de la violence, Roland Barthes confie en préambule, avec beaucoup de gentillesse, combien il est heureux d'être interviewé pour le journal "Réforme" du 2 décembre 1978 :

"C'est sentimental. J'ai eu une enfance protestante; ma mère était protestante, et j'ai bien connu le protestantisme au temps de mon adolescence. Il m'a même intéressé, posé des questions et j'y ai pris parti. Puis je me suis éloigné. Mais j'ai toujours gardé un lien sentimental, plus peut-être avec les protestants qu'avec le protestantisme. Peut-être à cause de ce sentiment de bienveillance qu'on ressent toujours à l'égard d'une minorité ? "
En ce qui concerne la problématique de la violence, Roland Barthes n'hésite pas à prendre parti pour l'humaniste Sébastien Castellion contre Calvin : " Un problème aigu est posé par la violence lorsqu'elle se présente comme étant au service d'une cause, d'une idée, déclare-t-il. Pour ma part je supporte très mal qu'un alibi doctrinal soit donné à des conduites de violence et de destruction. Je fais mien ce mot très simple d'un calviniste du XVIe siècle, Castellion : "Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme". Par là même, Castellion s'est opposé au Calvin de Genève. Le benéfice de cette phrase est de représenter, dirais-je, l'entêtement de la lettre, le moment où la lettre - tuer un homme -, ne tue pas, mais garde la vie. Interpréter la lettre - dire que tuer un homme, c'est défendre une doctrine - me paraît indéfendable, face à la vie."

Les textes bibliques : un gâteau feuilleté

Quant au magazine féminin "ELLE", il suscite, toujours en 1978, par l'entremise de Françoise Tournier, une savante et savoureuse réponse sur la linguistique structurale appliquée aux Saintes Écritures :

FT : " Et l'amour divin ? Puisqu'il passe par le langage de la prière, que donnerait sur les Evangiles le travail de décryptage que vous avez fait sur Sarrasine, cette nouvelle de Balzac (6)?
RB : Bossuet a dit d'une façon absolument combative qu'il n'y avait pas de prière qui ne soit articulée, formulée en langage. Il attaquait en cela Fénelon et les mystiques qui prétendaient que la prière pure est en dehors du langage, dans l'ineffable absolu. Le mysticisme a toujours représenté l'expérience la plus difficile du langage. C'est d'ailleurs pourquoi il est passionnant. Peut-on faire un travail d'analyse structurale sur les Evangiles ? Je dirais oui. Personnellement, j'ai fait deux brèves analyses sur des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mais il est impossible d'aller très loin dans la mesure où l'analyse structurale ne décrit que des formes et reste en deçà du message religieux. Le texte, n'est-ce-pas, est comme un gâteau feuilleté : les sens y sont superposés comme à la manière des feuillets du gâteau. Et, en ce qui concerne l'Evangile, ce travail serait très nécessaire. Il permettrait après avoir examiné tous les niveaux d'organisation des textes, d'en revenir à la lettre, sans que la lettre tue le texte. »(7)

Une signature incontournable

Les livres majeurs que sont Le Degré zéro de l'écriture (1953), Mythologies (1957), L'Empire des signes (1970), Le Plaisir du texte,(1973), les Fragments d'un discours amoureux (1977) ou La Chambre claire (1980) témoignent de la singularité d'une recherche toujours soucieuse de remettre en question les enjeux du langage. A travers ses écrits, Roland Barthes explore les différents champs du savoir, pour en mettre à nu les structures et le sens. Par son approche si originale, tissée de “scientificité”, de plaisir et de sensibilité poétique, il a largement contribué à révolutionner la critique esthétique.

Le foisonnement de ses intérêts, la profusion de ses travaux , reste incontestablement le trait significatif de son œuvre. On peut dire, en effet, que Roland Barthes a tout abordé : l'histoire, la littérature, le théâtre, la peinture, la mode, la publicité, la photographie, autant de domaines qui ont permis à son discours herméneutique et transdisciplinaire de s'affirmer. Il est devenu une signature incontournable de la modernité, un "artiste de la narrativité des idées", selon son expression. Sa jeunesse protestante a sans doute joué, dans son itinéraire intellectuel et affectif, un rôle des plus formateurs.

par Elvire Perego

(1) Alphand, Marianne et Léger, Nathalie (sous la dir.) : "R/B Roland Barthes" , catalogue d'exposition, Paris, Centre Georges Pompidou , Le Seuil, IMEC, 27 novembre 2002-10 mars 2003, p. 249
(2) Roland Barthes par Roland Barthes, Le Seuil, (coll. écrivains de toujours), 1975, p.112
(3) ibidem, la langue maternelle, p.119
(4) ibidem, la personne divisée, p. 146
(5) in Oeuvres complètes, tome 1, 1942-1961, édition du Seuil, 2002
(6) Il s'agit du livre intitulé énigmatiquement S/Z, publié en 1970, qui est la réélaboration d'un séminaire tenu à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes
(7) in ELLE, "Des mots pour faire entendre un doute", 4 décembre 1978

 

La « Première communion » de Pierre Loti à l’Oratoire en 1867

[L’Oratoire du Louvre dans la littérature  
L’appel aux souvenirs de nos lecteurs, dans le précédent numéro de la Feuille Rose pour retrouver des textes littéraires évoquant l’Oratoire, nous a valu plusieurs lettres d’encouragement nous proposant des auteurs et des œuvres, au point que nous sommes en mesure d’ouvrir une nouvelle rubrique. Nous publierons le ou les passages -dont certains peuvent être assez longs, mais qui sont toujours intéressants- et laisserons aux « découvreurs » qui nous les ont signalés le soin de les situer dans leur contexte, et parfois de les commenter.
Dans ce numéro, nous ouvrons donc cette rubrique par le récit de la « Première communion » de Pierre Loti à l’Oratoire en 1867.]

Tout le monde connaît l’écrivain-navigateur et ses grands romans, toujours agréables à lire : Ramuntcho, Pêcheurs d’Islande, Roman d’un Spahi, Matelot, Mon frère Yves, etc., qui lui valurent son élection à l’Académie Française. On sait aussi qu’il mena cette carrière littéraire parallèlement à celle d’officier de marine. Ce fut un homme pour le moins original.

Né à Rochefort (Charente-Inférieure) en 1850, dans une famille modeste et protestante, il était venu à Paris à l’âge de 17 ans pour préparer l’École Navale. Ses parents, trop pauvres pour pouvoir l’accompagner dans la capitale, l’avaient envoyé chez des cousins d’origine catholique, mais athées, qui traitaient avec dédain les pratiques religieuses du jeune Julien Viaud, qu’on n’appelait pas encore par son nom de plume. Rattaché à la paroisse de l’Oratoire, ses parents avaient voulu qu’il fasse sa « Première communion » à Paris. Seul, désemparé, « il avait l’âme en détresse ».

Dans Le roman d’un enfant, il raconte que le soir on lisait la Bible en famille et, chaque matin dans son lit, il lisait un chapitre avant de se lever. Que lisait-on, le plus souvent, le soir en famille ? L’Apocalypse, le passage dont il se souvient et qu’il cite est le suivant : « Alors j’entendis un ange, qui volait par le milieu du ciel, et qui disait à haute voix : « malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre ! » Puis le cinquième ange sonna de la trompette et je vis une étoile qui tomba du ciel en la terre, et la clef du puits de l’abîme lui fut donnée ».

Fasciné par la poésie de la Genèse

Mais, « Quand je lisais ma Bible seul, ayant le choix des passages, c’était toujours la Genèse grandiose, la séparation de la lumière et des ténèbres, ou bien les visions et les émerveillements apocalyptiques ; j’étais fasciné par toute cette poésie de rêve et de terreur qui n’a jamais été égalée, que je sache dans aucun livre humain… La bête à sept têtes, les signes du ciel, le son de la dernière trompette, ces épouvantes m’étaient familières ; elles hantaient mon imagination et la charmaient ». Avec de tels « antécédents », on peut comprendre son malaise devant la redoutable Table Sainte de l’Oratoire.
Pierre Loti s’éteignit le 10 juin 1923 à Hendaye. Ramené à Rochefort il eut droit à des funérailles nationales. Le 16 juin, sa dépouille fut embarquée sur un aviso de la marine et transférée à Saint-Pierre-d’Oléron. Après une courte cérémonie au temple protestant de l’île, le pasteur Marc Boëgner, venu spécialement de Paris, prononça une dernière prière publique.

François Lerch

La Première communion de Pierre Loti au temple de l’Oratoire

C’est au chapitre XLIII de son roman intitulé Prime Jeunesse que Pierre Loti raconte sa Première communion à l’Église réformée de l’Oratoire du Louvre :

« Cependant un évènement auquel j’attachai une importance extrême marqua pour moi la fin du brumeux hiver : on décida que je ferais ma première communion à Pâques ; je venais d’accomplir ma dix-septième année, et, chez nous les protestants, c’est l’âge. Je commençai donc à suivre le catéchisme au temple de l’Oratoire du Louvre. Mais, dès les premiers jours, trop de précisions, trop de dogmes rebutèrent ma foi chancelante ; le milieu d’ailleurs ne cadrait pas, le quartier Latin était trop près, et en outre mes cousins de Paris, qui appartenaient à une branche catholique de ma famille et qui étaient surtout athées, traitaient la chose avec une sorte de dédain qui me déconcertait.

Je restais encore assez croyant pour me sentir épouvanté des menaces de l’Évangile contre ceux qui s’approchent indignement de la Sainte Table : j’écrivis donc à mes parents des lettres suppliantes pour leur demander de tout remettre à une autre année, de m’autoriser à recevoir la communion plus tard des mains de certain vieux pasteur à cheveux blancs, dans notre île, dans le vénérable petit temple de Saint-Pierre-d’Oléron que sanctifiaient pour moi tant de prières ancestrales. Mais ils crurent devoir persister et il fallut me soumettre. Ils avaient raison en somme, car pendant les trois années suivantes je serais à l’École Navale, du moins il fallait l’espérer, et, si je ne profitais de mon séjour près de l’Oratoire du Louvre, cela me repousserait beaucoup trop loin.

Quand vint le jour de Pâques, j’avais l’âme en détresse. Personne d’ailleurs ne m’accompagnerait au temple ; j’étais seul, complètement seul pour cette solennité où tous les autres enfants sont toujours entourés, même par les parents les plus incrédules. Toute la matinée, enfermé dans ma triste chambre, j’essayai vainement de me recueillir et de prier ; je relus mon Évangile selon saint Jean, celui des quatre que je préférais, je relus la copie qui ne me quittait jamais de la lettre de rendez-vous céleste écrite par mon frère au moment de sa mort dans le golfe du Bengale. Mais non, mon cœur restait glacé.

A l’heure de m’habiller pour aller au temple, je crus devoir mettre ce que j’avais de mieux, un élégant costume de printemps que mes cousins venaient de me faire : veston court en velours noir, et pantalon collant ; avec cela, col Shakespeare rabattu à longues pointes et gants couleur « sang de bœuf ». Mais quand mon image me fut renvoyée par mon odieuse armoire à glace, - dont l’acajou me faisait toujours l’effet d’avoir été ainsi éraillé et bossué au cours d’un passé honteux – je fus consterné ; il m’apparut que j’étais le type de ce que l’on appelait en ce temps-là un petit crevé, de ce que l’on a plus tard appelé un petit gommeux ou un petit je ne sais quoi encore. Et c’était vraiment moi, ce garçon, ex-ami de cœur d’une fille de brasserie, qui allait me présenter à la Sainte Table !...En toute hâte, car l’heure pressait, je changeai de vêtements, je repris un de mes costumes d’hiver d’apparence plus modeste, et, toujours seul comme un abandonné, je partis enfin pour le temple où j’arrivai presque en retard.

Cette première communion, sur laquelle j’avais fondé tant d’espoir, ne fut en somme qu’une simple formalité accomplie avec respect et rien de plus. Après la cérémonie, quand je me retrouvai dans la rue de Rivoli, perdu au milieu de la foule endimanchée et bruyante, j’avais dans le cœur cette impression de vide affreux que, tant d’années après, je devais retrouver plus définitive encore à Jérusalem, la nuit que, trop orgueilleusement sans doute, j’avais voulu passer, seul sous les étoiles d’Orient et sous les oliviers millénaires, au jardin de Gethsémani… »

P.S. : Voici quels étaient les noms des pasteurs quand Pierre Loti a fait sa Première Communion à l’Oratoire en 1867 : Athanase Coquerel père et fils, Auguste-Laurent Montandon, Jean-Henri Grandpierre, et Mathieu Rouville.

Dieu est caché dans le paysage

La fugitive apparition de l’Oratoire dans l’œuvre de Marcel Proust

[Après la Première communion de Pierre Loti qui inaugurait notre série sur la présence de l’Oratoire du Louvre dans la littérature française, voici une (très) brève citation de Marcel Proust dans « La Recherche du Temps perdu » qui nous a été signalée par Monsieur Henri Cuyolaa, un ancien paroissien de notre église. Elle a inspiré à Anne Biroleau-Lemagny une intéressante réflexion sur le rapport de l’écrivain avec Dieu.]

Il manque un personnage dans La Recherche du temps perdu, à moins qu'il ne se dessine en filigrane dans les références littéraires liées aux Écritures. On ne trouve Dieu nulle part chez Marcel Proust, hors les signes extérieurs de piété de certains protagonistes. Les allusions à la religion sont plutôt destinées à situer les personnages dans un cadre social et politique. Leur appartenance est évoquée parce qu'elle explique leur situation sociale, ou la contredit. Swann est juif et dreyfusard ; le duc et la duchesse de Guermantes sont catholiques et antidreyfusards ; la religion du narrateur lui-même demeure opaque.

Il n'est pas le double littéraire de Proust, mais une façon nouvelle de dire "je", à partir de laquelle, Barthes le fait remarquer, le roman peut enfin se construire. Qu'en est-il donc de Proust ? Bien que né d'un père catholique et d'une mère d'ascendance juive, il est véritablement l'enfant d'une éducation laïque. Baptisé et élevé dans la religion catholique, il n'en demeure pas moins qu'il fréquentera uniquement le lycée.

Soirée chez la Princesse.

Sa posture est d'un agnostique, plutôt que d'un athée (malgré les récupérations religieuses posthumes et hagiographiques qui sont le lot de tout écrivain). Il connaît l'Abbé Mugnier, stakhanoviste de la conversion de célébrités, mais cela ne le fait aucunement pencher vers l'inquiétude religieuse. Il cherche la transcendance ailleurs, dans le culte de la beauté, de la création artistique. Les récits de la mort de l'écrivain Bergotte ou du musicien Vinteuil le montrent clairement.

Cependant le Temple de l'Oratoire apparaît dans « La Recherche », brièvement, et d'une manière ironique. Le narrateur a enfin acquis la certitude qu'il est bien invité à la soirée chez la Princesse de Guermantes, véritable adoubement mondain. Il décrit alors, avec une technique presque cinématographique (travellings, gros plans, arrières plans, fragments de conversation car il existe aussi une bande son) cette fameuse soirée dont le récit occupe une bonne partie de « Sodome et Gomorrhe ».

La duchesse et le narrateur, environnés d'invités triés sur le volet, discourent sur l'événement. M de Charlus est en conversation glapissante avec la marquise de Surgis le Duc et ses fils, tandis que Mme de Sainte Euverte, "vénérable gambadeuse à la cuisse restée légère" (le baron de Charlus dixit) cherche à rallier à la cause de sa garden party annuelle les personnes en vue de la société élégante. La surprise, car il se créée un suspense dans ce long récit, sera de découvrir que le Prince de Guermantes, bien que catholique acharné et médiéval, est devenu dreyfusard.

Un « becquet » pour l’Oratoire

Ce fragment de texte est un "becquet", un ajout au manuscrit. L'écriture proustienne fonctionne en effet sur le système d'addition d'incises, les célèbres "paperolles" pouvant atteindre un mètre de long qui se déploient dans le manuscrit original et le rendent si spectaculaire.

« On vit passer une duchesse fort noire que sa laideur et sa bêtise, et certains écarts de conduite avaient exilée, non de la société, mais de certaine intimités élégantes. "Ah ! sussura Mme de Guermantes, avec le coup d'œil exact et désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça ici!"

Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs ; "Je ne comprends pas", me dit-elle comme pour s'excuser "que Marie-Gilbert [la princesse de Guermantes] nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu'il y en a ici de toutes les paroisses. C'était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint synode et le temple de l’Oratoire si ça lui plaisait, mais au moins on ne nous faisait pas venir ce jour là" ».

Une cousine protestante

En somme la société élégante des people de l'époque ne saurait se commettre que très exceptionnellement avec le monde non catholique, Swann étant l'exception qui confirme la règle. Une autre allusion au protestantisme est faite sous une forme assez caricaturale dans le passage suivant, situé cette fois dans le chapitre II.

« Tel jeune peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera la tête oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mains cramponnées à un manchon invisible, dont la forme évoquée et la présence réelle et tutélaire aideront l'artiste à franchir sans agoraphobie l'espace creusé d'abîmes qui va de l'antichambre au petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guide aujourd'hui entrait il y a bien des années, et d'un air si gémissant qu'on se demandait quel malheur elle venait annoncer, quand, à ses premières paroles, on comprenait comme maintenant pour le peintre qu'elle venait faire une visite de digestion ».

Anne Biroleau-Lemagny

PROUST (Marcel). « La Recherche du temps perdu. Sodome et Gomorrhe »
Ed. Gallimard, coll. Quarto, p.1264 et 1439
Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Ed. établie par Pierre Clarac, tome 2, p. 672

Dernière page du Paludes d'André Gide

« Vous le voyez, benoîte Angèle – dis-je – je reste auprès de vous ;… mais ne croyez pas que ce soit par amour… – Ô non ! je sais… répondit-elle.
–… Mais, Angèle, voyez ! m’écriai-je avec un peu d’espoir : onze heures presque ! Oh ! comme l’heure du culte est passée ! »
Alors, en soupirant, elle dit : « Nous irons à celui de quatre heures. »
Et tout retomba de nouveau.
Angèle eut à sortir.
– Regardant par hasard l’agenda j’y vis l’indication de la visite aux pauvres, je m’élançai vers le bureau de poste et télégraphiai : « Oh ! Hubert ! – et les pauvres ! »
Puis rentré j’attendis la réponse en relisant le Petit Carême.
– À deux heures je reçus la dépêche. – On lisait : « Merde, lettre suit. »
– Alors m’envahit plus complètement la tristesse.
– Car, si Hubert s’en va, gémis-je – qui viendra me voir à six heures ? Paludes terminé, Dieu sait ce que je m’en vais pouvoir faire. – Je sais que ni les vers ni les drames… je ne les réussis pas bien – et mes principes esthétiques s’opposent à concevoir un roman. – J’avais pensé déjà à reprendre mon ancien sujet de POLDERS – qui continuerait bien Paludes, et ne me contredirait pas…
À trois heures, un exprès m’apporta la lettre de Hubert ; on y lisait : « Je remets à tes soins mes cinq familles indigentes ; un papier qui viendra te donnera leurs noms et les indications suffisantes ; – pour les autres diverses affaires, je les confie à Richard et à son beau-frère, car toi tu n’y connaîtrais rien.
Adieu
– je t’écrirai de là-bas. »
– Alors je rouvris mon agenda et sur la feuille du lundi, j’écrivis : « Tâcher de se lever à six heures. »
… À trois heures et demie, j’allai prendre Angèle ; – nous allâmes ensemble au culte de l’Oratoire.
À cinq heures – j’allai voir mes pauvres. – Puis, le temps rafraîchissant, je rentrai – je fermai mes fenêtres et me mis à écrire…
À six heures, entra mon grand ami Gaspard.
Il revenait de l’escrime. Il dit : « Tiens ! Tu travailles ? »
Je répondis : « J’écris Polders… »

La Saint-Barthélémy dans le roman populaire

« Les Pardaillan » (du nom d’un compagnon d’Henri IV),
de Michel Zévaco donnent du massacre une vision réaliste.

Puristes et historiens rigoureux ne nous en voudront pas d’emprunter à un romancier populaire du XIXème siècle des extraits de son récit épique du massacre de la Saint-Barthélémy.

Michel Zévaco

Michel Zévaco, né en Corse en 1860, fait partie de la lignée des Eugène Sue (« Les mystères de Paris »), Paul Féval (« Le Bossu ») et autre Ponson du Terrail (« Rocambole »), dont les feuilletons firent le succès des journaux de l’époque. Tous n’ont pas connu la gloire littéraire, en particulier Zévaco qui est le seul des quatre à n’avoir pas eu droit à la reconnaissance du « Petit Larousse », même encore de nos jours.

Après tout, ces tâcherons du roman populaire et des récits de cape et d’épée, qui devaient fournir à leur employeur le feuilleton quotidien dont on attendait qu’il entretienne le suspense jusqu’au lendemain, faisaient pourtant le même métier qu’Alexandre Dumas. Leur style et leur imagination n’ont pas grand-chose à envier au savoir-faire du père des « Trois mousquetaires ». Comme lui, ils ont su prendre quelques libertés avec l’histoire, mais c’était pour la bonne cause, celle d’un genre littéraire qui a servi à populariser la lecture.

Dans ce lot d’écrivains au long cours, si Michel Zévaco fait un peu figure de paria c’est, sans doute, parce que la dans la première partie de sa vie, il fut un agitateur politique et un redoutable polémiste qui ne s’embarrassait guère de formules de courtoisie. Tour à tour socialiste révolutionnaire puis anarchiste libertaire, il a prêté sa plume acérée à « L’Egalité » et à la « Petite République socialiste » de Jaurès qu’il fréquenta assidûment. Fasciné par Louise Michel, qu’il a elle aussi côtoyée, il tâtera à deux reprises de la paille humide des cachots pour ses pamphlets virulents contre les gouvernants de l’époque.

Puis, à partir de 1896 et jusqu’à sa mort (en 1918), il deviendra un romancier respectable dont neuf de ses ouvrages seront publiés en feuilleton par « Le Matin », l’un des plus lus des quotidiens de ce temps-là.

Outre ses romans les plus connus que sont « Les Pardaillan » et « Le Capitan », Michel Zévaco a également écrit : « La Reine Isabeau », « Les Mystères de la Tour de Nesle », « Le Pré-aux-Clers », « Le Fils de Pardaillan », « Nostradamus », « L’Héroïne », « L’Hôtel Saint-Pol », « Borgia », « Le Pont des Soupirs », « Fleurs de Paris », « Triboulet », « L’Ombre fatale », « Le Chevalier de la Barre » etc.

Dans le Bordelais, il existe deux domaines viticoles qui portent le nom du héros de Zévaco. L’un, le Château Pardaillan, est situé à Cars, dans le Blayais, et il a appartenu, au XVIIIème siècle, à la famille d’Aulède de Pardaillan. Aujourd’hui, on y produit l’un des meilleurs crus des Côtes de Blaye. Une seconde propriété, nommée Château de Pardaillan, est implantée à Lugon, une autre commune girondine, et elle a (depuis le XVIème ) les mêmes origines familiales que la précédente. Depuis trois siècles, elle appartient aux de Roquefeuil qui y produisent du bordeaux supérieur. Mais que d’authentiques Pardaillan en définitive !

Les Pardaillan

« Les Pardaillan », le plus célèbre de ses romans avec « Le Capitan », parut pour la première fois dans « La Petite République » de Jaurès et il fut repris en 1912 dans « Le Matin ». Classé « à proscrire » dans la liste des ouvrages censurés établie par l’abbé Béthléem, « Les Pardaillan » est, à notre connaissance, le seul livre qui consacre une telle place à l’une des pages les plus noires de notre histoire, le massacre de la Saint-Barthélemy. Il y eut bien un Pardaillan
On s’interroge encore de nos jours sur l’origine des sources auxquelles Zévaco aurait puisé pour trouver l’idée de ce roman et, surtout, pour créer ses deux personnages principaux, les Pardaillan père et fils, deux preux Chevaliers « au service de la veuve et de l’orphelin ». Dans la préface de la plus récente des rééditions de cet ouvrage (collection Bouquins, chez Robert Laffont.1988), on est affirmatif : « Il ne s’agit pas d’un personnage historique, mais bel et bien d’une création romanesque ».

Et pourtant. Dans le département du Lot-et-Garonne, une petite commune porte le nom de… Pardaillan. Elle abrite les ruines d’un château féodal du XIIIème siècle qui fut occupé par un seigneur de Pardaillan dont le véritable nom était : Pierre d’Escodeca de Boisse. A quelques encablures de là, Henri de Navarre a séjourné au château de Monteton, propriété d’une famille protestante. Et c’est de Duras, la petite ville voisine, que les exilés huguenots faisaient venir jusqu’à leur retraite hollandaise le vin des Côtes de Duras dont on marquait les rangs qui leur étaient réservés avec une tulipe.

Alors, y avait-il un Pardaillan dans l’entourage du Béarnais ? Oui, répond sans hésiter l’historien Jules Michelet qui relate l’exécution, au Louvre, des compagnons du futur Henri IV : « Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart n’auraient pas regardé en face, amené là sans épée à l’abattoir, fut saigné comme un mouton ». Cela ne rejoint-il pas le témoignage d’Agrippa d’Aubigné qui, dans son « Histoire Universelle », évoque lui aussi la présence d’un baron de Pardaillan parmi les proches d’Henri de Navarre ? L’écrivain calviniste ne fut-il pas lui-même un compagnon d’armes d’Henri IV ? La réalité rejoint parfois la fiction.

Roger Pourteau

Extraits du long récit de la Saint-Barthélemy par Michel Zévaco

C’est dans le Livre 2 des « Pardaillan », intitulé « L’épopée d’amour », que se trouve le récit du massacre de la Saint-Barthélémy. Tout commence au chapitre XXVI (« La nuit terrible ») pour se terminer 140 pages plus loin, au chapitre XLVIII qui se déroule sur la colline de Montmartre. Les deux héros du roman, les Pardaillan père et fils, ont Paris à leurs pieds et ils le voient ainsi près de vingt-quatre heures après le déclenchement de la tragédie :

« Dans le crépuscule qui déjà estompe les choses, au pied de la colline, au-delà des champs, fusent des jets de flammes ; dans la nuit qui vient, les flammes dardent des fusées écarlates d’où montent des millions d’étincelles (…) Une rumeur sourde, un grondement qui ne s’éteint jamais, une clameur faite de centaines et de milliers de clameurs, plaintes, cris, vociférations, menaces, prières, hurlements, toutes les voix de l’horreur, toutes les voix de l’épouvante, toutes les voix de la fureur…c’est la rumeur qui monte de Paris. La Seine rouge de sang
Et les mugissements inapaisables des cloches (…) Que de fumées rouges dans le crépuscule ! Que de plaintes ! Que de cris de souffrance ! (…) C’est un râle de capitale qui agonise ! C’est le tragique décor de l’infamie se noyant dans le sang ! Et là-bas… ce ruban rouge qui sort de Paris !... Est-ce le soleil à son couchant qui donne à la Seine ces teintes pourpres ? Non !... La Seine est rouge de sang ! Et elle coule, comme le sang peut couler d’une insondable blessure (…) »

Zévaco fait preuve de lucide prémonition en concluant de cette façon : « Jamais cela ne pourra sortir de la mémoire de l’humanité. Jamais ». Pour le feuilletoniste, tout avait commencé au soir du 22 août 1572, l’avant-veille du massacre, quand Catherine de Médicis s’exclama avec une joie cruelle en se retirant dans ses appartements : « Bonne nuit, messieurs de la Réforme ; je vais prier pour vous… ». Un peu plus tard, elle convaincra Charles IX, son fils, d’ordonner l’assassinat de l’amiral de Coligny. Selon Zévaco, la réponse du roi fut : « Vous le voulez (…), vous le voulez tous !... Eh bien tuez l’amiral ! Tuez mon hôte ! Tuez celui que j’appelle mon père ! Mais, par l’enfer, tuez aussi tous les huguenots de France afin qu’il n’en reste pas un pour me reprocher ma félonie ! »

Le soir du 23 août, « l’ombre de l’Inquisition catholique planait sur Paris », écrit l’auteur qui situe vers trois heures du matin l’épisode du tocsin sonné par la « La Guisarde » (la lourde cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois), une besogne dont Catherine de Médicis aurait personnellement chargé son astrologue Ruggiéri.

Tous les tocsins de Paris

« La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle, exaspérée, frénétiquement secouée par le génie des catastrophes (…) Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d’autres, toutes les cloches, tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues (…) En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient, se heurtaient, vociféraient : des éclairs jaillissaient des épées ; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s’allumaient, et la ville paraissait toute rouge, tout embrasée par les feux de l’enfer soudain ramenés sur la terre (…) Des gémissements horribles fusaient vers les sérénités du ciel immense (…) Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer ».

Ce dimanche matin 24 août 1572, on massacre jusque dans les couloirs du Louvre les gentilshommes protestants venus assister au mariage d’Henri de Navarre : « C’était épouvantable et cela dépassait les limites des conceptions de l’horreur (…) Là, dans cette cour, il y avait plus de deux cents cadavres, tombés au hasard, les uns en tas, les autres isolés, dans toutes les positions macabres que peut prendre la mort. La plupart de ces cadavres étaient à demi-nus, les malheureux gentilshommes ayant été surpris en plein sommeil. Or, de cette cour sinistre, de ce charnier abominable, montaient des éclats de rire frais et sonores, des rires féminins (…) Des femmes, des jeunes filles allaient et venaient (…) d’un cadavre à l’autre ».

Tuez-les tous !

L’atroce assassinat de l’amiral de Coligny par les soudards du duc de Guise, au petit matin du 24 août, est narré sur près de cinq pages et l’on apprend au passage que « dans la rue de Béthisy (là où se trouvait la demeure de Coligny) les maisons qui avoisinaient l’hôtel étaient remplies de huguenots. Mais là, la besogne était déjà faite : trois de ces maisons flambaient et deux cents cadavres jonchaient la chaussée ». Dans tout Paris, où l’on massacrait « tout ce qui ne criait pas « Vive la messe » et n’avait pas une croix blanche au chapeau », le massacre était généralisé et Zévaco en fait une description poignante. Comme s’il en avait été le témoin oculaire :

« Paris était comme un vaste champ de bataille qu’il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde. Pourtant, il n’y avait pas de bataille : il y avait tuerie, carnage. Tous ceux des huguenots qui eussent pu organiser un semblant de défense, avaient été tués dès la première minute. Maintenant on tuait des bourgeois, des gens du peuple, des femmes, des vieillards, des enfants, des êtres sans défense (…)

Toute personne qui était suspecte aux yeux du voisinage, qui avait témoigné quelque sympathie à la Réforme, ceux-là, protestants ou non, étaient traqués ; la même hideuse scène se reproduisit sur tous les points de Paris. L’infortuné –homme ou femme- voyait subitement entrer chez lui une bande de vingt à trente forcenés. On lui courait sus. Le pauvre diable se sauvait, sautant quelquefois par la fenêtre. Alors, la chasse infernale commençait jusqu’à ce que le suspect tombât ou se trouvât acculé ; les coups de poignard le labouraient, on traînait son corps jusqu’au feu le plus voisin, ou jusqu’à la Seine, et tout était dit !...

Un ouragan de bronze

Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours ! En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d’horreur se reproduisaient… près d’un mois plus tard, on tuait encore dans certaines localités éloignées ! (…)

Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. Et toujours ce cri sinistre de « Vive Jésus ! Mort aux parpaillots ! » Ce cri vous entrait dans la tête, affolant, grinçant, comme une vrille. La rumeur était indescriptible. Toutes les cloches mugissaient à la fois, sans arrêt, sans répit. Cela formait au-dessus de Paris comme un ouragan de bronze. Seul, le gros bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois s’était tu après avoir donné le signal. Mais on n’avait plus besoin de lui.

L’énorme clameur des cloches, avec les hurlements des carnassiers, avec les plaintes déchirantes des victimes, les pétarades des pistolets, les sourdes détonations des arquebuses, tout cela ne formait qu’une voix où il y avait du grondement de tonnerre, du mugissement d’océan, du crépitement de pluie enflammée, du sifflement de rafales, comme si les éléments fussent devenus insensés ! On respirait une odeur âcre et fade, on respirait des chairs grillées, du sang, on ne voyait que du feu, de la fumée, et dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des rires féroces, des yeux terribles, comme des ombres qui couraient l’éclair rouge d’un poignard au poing.

Du sang ! du sang ! il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement (…) Tout, dans Paris, offrait l’image d’une ville dévastée par quelque grand cataclysme ; des centaines de maisons flambaient ; des milliers de cadavres jonchaient les rues ; dans les carrefours, s’élevaient des bûchers ou brûlaient des corps d’hérétiques ; des processions de prêtres chantant le Te Deum traversaient par moments l’épouvantable champ de carnage, aux cris de : « Vive la messe ! Mort aux parpaillots !... »

Des scènes d’épouvante

Et puis, au hasard de l’errance de ses deux héros (les Pardaillan) dans un Paris en proie à la folie, Zévaco multiplie les scènes atroces, comme celle-ci qui se déroule au coin de la rue Montmartre : « Passait une sorte de procession féminine, entourée de furieux aux visages convulsés. Ces femmes avaient la croix blanche cousue sur leurs poitrines. Or, spectacle étrange, vision de cauchemar, incroyable et hideusement vraie, ces femmes portaient sur leur dos une hotte de chiffonnier. Et dans chacune de ces hottes, il y avait un ou deux petits enfants égorgés !... C’étaient les petits huguenots que ces femmes portaient à la Seine ! »

Des scènes d’épouvante scandées par le mugissement des cloches, un élément obsessionnel dans le récit de Zévaco : « Le gros bourdon de Notre-Dame lui-même s’était mis de la partie. Saint-Etienne, Saint-Eustache, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-la-Boucherie, Saint-Jean-en-Grève, Notre Dame-de-la-Paix, Saint-Roch, Saint-Vincent, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Saint-Paul, Saint-Médard, Saint-Séverin, Saint-Marcel, Saint-Honoré, Saint-Merry, tous les tocsins, toutes les églises, tous les saints, de leurs gueules de bronze hurlaient, criaient, vociféraient : « Tuez ! tuez ! tuez ! ».