Roland Barthes

Une adolescence protestante

À 15 ans, Roland Barthe voulait devenir pasteur... mais, à la fin de sa vie, il s’était éloigné du protestantisme.

Le célèbre essayiste et sémiologue, professeur au Collège de France, Roland Barthes (1915-1980) était, de par sa mère, Henriette Binger, le descendant d'une lignée protestante de maîtres de forges alsaciens. Dans le catalogue de l'exposition qui lui fut consacrée, de novembre 2002 à mars 2003, au Centre Beaubourg, on peut lire dans les repères biographiques pour la période 1930-1934 :

Roland Barthes, poursuit alors ses études à Paris, au lycée Louis-le-Grand, de la troisième à la classe de philosophie. À quinze ans, Roland Barthes veut devenir pasteur. Il lit le Nouveau Testament, et racontera avoir beaucoup fréquenté le culte de l'Oratoire du Louvre, considéré à cette époque comme le repaire du protestantisme libéral1.

Elvire Perego


Référence au pasteur Bertrand

Dans l'ouvrage qui fit date Roland Barthes par Roland Barthes, publié en 1975, l'auteur, dans les pages appelées « Pause : amnanèses » convoque, par ailleurs, le souvenir d'un "M. Bertrand, pasteur de la rue de l'Avre, à Grenelle", qui "parlait lentement, solennellement les yeux fermés. À chaque repas, il lisait un peu d'une vieille Bible recouverte d'un drap verdâtre et frappée d'une croix en tapisserie. Cela durait très longtemps ; les jours de départ, on pensait manquer le train"2.

Il s'agit du pasteur André-Numa Bertrand, l'une des figures les plus emblématiques du protestantisme français pendant la première moitié du XXème siècle. Né à Milhaud-lès-Nîmes, en pays cévenol, le 14 février 1876 et décédé à Paris le 9 octobre 1946, il exerça son ministère tour à tour à Montauban, à Castres (1902-1914), à Lyon Guillotière (1919-1926) puis, succédant à Jules Emile Roberty, pendant 20 ans à l'Oratoire de 1926 à 1946.

Chef de file du protestantisme libéral et évangélique, ayant reçu une double formation philosophique et théologique, il travailla à l'unité des églises protestantes de 1933 à 1938. Il fut vice-président du Conseil de la Fédération protestante de France assumant un courageux mandat pour la zone occupée pendant la guerre. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux notamment "Protestantisme ", devenu un classique, de recueils de prédications tels L’Évangile de la grâce (où l'on trouve les textes des conférences de carême prononcées en 1934) d'un Journal de ma solitude (10 juin-18 août 1940), publié par Pierre Bolle en 1981.

L’italien avec un pasteur milanais
Selon la « Feuille Rose » de cette époque, le Pasteur Bertrand multipliait entretiens, causeries, cours paroissiaux, repas fraternels et tenait des "cercles d'études religieuses", axés plutôt sur l'aspect intellectuel de la culture chrétienne et destinés au développement intérieur de ses jeunes paroissiens. "N'oubliez pas, parents, qu'il y a là pour vos enfants une source de joies pures et de souvenirs précieux, qui pourront leur être secourables, au cours de la jeunesse, et même au-delà" pressentait-il en octobre 1931...

Dans le même recueil Roland Barthes par Roland Barthes, l'écrivain avouait également avoir "pris du plaisir à l'italien, dont un ancien pasteur milanais (bizarre conjonction) lui donna quelques rudiments " (3). D'autres sources, notamment des interviews accordées par Roland Barthes, ici et là, mentionnent son appartenance à la religion réformée. Nous avons tenté de les répertorier, et nous nous en remettons à une libre succession de fragments (formes brèves très prisées par Roland Barthes) composant des sortes de " biographèmes"... Mais ne nous y trompons pas, dans les années 1970, le dernier Barthes, se définissait, philosophiquement et éthiquement, comme un matérialiste hédoniste, plutôt bouddhiste, n'aimant plus la foi, tout en éprouvant la nostalgie des rites…4.

L'exemple d'André Gide

Dans un entretien publié dans le Nouvel Observateur du 19 janvier 1977, intitulé "À quoi sert un intellectuel ?", l'essayiste Bernard-Henri Lévy interrogeait Roland Barthes sur ses années de formation et recueillait les propos suivants :

BHL : "Vous avez connu Gide ?
RB : Non, je ne l'ai pas connu. Je l'ai aperçu une fois de très loin, à la brasserie "Lutétia" : il mangeait une poire et il lisait un livre. Je ne l'ai donc pas connu; mais comme beaucoup d'adolescents de l'époque, il y avait mille données qui faisaient que je m'intéressais à lui.
BHL : Par exemple ?
RB : Il était protestant. Il faisait du piano. Il parlait du désir. Il écrivait.
BHL : Qu'est-ce que cela signifie, pour vous, être protestant ?
RB : Difficile de répondre. Parce que, quand c'est vide de foi, il ne reste plus que l'empreinte, l'image. Et l'image, ce sont les autres qui l'ont. A eux de dire si j'ai "l'air" protestant.
BHL : Je veux dire : qu'en avez-vous tiré, là encore, dans votre apprentissage ?
RB : Je pourrais dire à la rigueur avec la plus grande prudence, qu'une adolescence protestante peut donner un certain goût ou une certaine perversion de l'intériorité, du langage intérieur, celui que le sujet se tient constamment à lui-même. Et puis, être protestant, c'est, ne l'oubliez pas, ne pas avoir la moindre idée de ce qu'est un prêtre ou une formule… Mais il faut laisser cela aux sociologues des mentalités, si le protestantisme français les intéresse encore."

À propos de l'œuvre confidente de Gide qui l'a beaucoup influencé, Roland Barthes considère qu'elle est une voie d'intercession, fleurdelisée d'imaginaire, - ce qu'il nomme de manière quelque peu elliptique "perversion" -, soit le récit d'une âme qui se cherche, se répond, s'entretient, se confronte avec elle-même. C'est une perpétuelle remise au point de soi-même. "Les hommes d'éducation protestante se complaisent dans le Journal et dans l'autobiographie, avait-il déjà expliqué dans ses fameuses " Notes sur André Gide et son Journal" ; outre que la nature morale les obsède et à leurs yeux les excuse de se mettre en avant, ils trouvent dans la confession publique une sorte d'équivalence de la confession sacramentelle. Ils font cela aussi par la nécessité d'abaisser en grand un orgueil qu'ils ont bien reconnu comme le péché capital ; c'est enfin qu'ils croient toujours pouvoir se corriger. "5

Castellion contre Calvin

Sollicité par Jacqueline Sers, à propos de la violence, Roland Barthes confie en préambule, avec beaucoup de gentillesse, combien il est heureux d'être interviewé pour le journal "Réforme" du 2 décembre 1978 :

"C'est sentimental. J'ai eu une enfance protestante ; ma mère était protestante, et j'ai bien connu le protestantisme au temps de mon adolescence. Il m'a même intéressé, posé des questions et j'y ai pris parti. Puis je me suis éloigné. Mais j'ai toujours gardé un lien sentimental, plus peut-être avec les protestants qu'avec le protestantisme. Peut-être à cause de ce sentiment de bienveillance qu'on ressent toujours à l'égard d'une minorité ? "
En ce qui concerne la problématique de la violence, Roland Barthes n'hésite pas à prendre parti pour l'humaniste Sébastien Castellion contre Calvin : " Un problème aigu est posé par la violence lorsqu'elle se présente comme étant au service d'une cause, d'une idée, déclare-t-il. Pour ma part je supporte très mal qu'un alibi doctrinal soit donné à des conduites de violence et de destruction. Je fais mien ce mot très simple d'un calviniste du XVIe siècle, Castellion : "Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme". Par là même, Castellion s'est opposé au Calvin de Genève. Le benéfice de cette phrase est de représenter, dirais-je, l'entêtement de la lettre, le moment où la lettre - tuer un homme -, ne tue pas, mais garde la vie. Interpréter la lettre - dire que tuer un homme, c'est défendre une doctrine - me paraît indéfendable, face à la vie."

Les textes bibliques : un gâteau feuilleté

Quant au magazine féminin "ELLE", il suscite, toujours en 1978, par l'entremise de Françoise Tournier, une savante et savoureuse réponse sur la linguistique structurale appliquée aux Saintes Écritures :

FT : " Et l'amour divin ? Puisqu'il passe par le langage de la prière, que donnerait sur les Évangiles le travail de décryptage que vous avez fait sur Sarrasine, cette nouvelle de Balzac6 ?
RB : Bossuet a dit d'une façon absolument combative qu'il n'y avait pas de prière qui ne soit articulée, formulée en langage. Il attaquait en cela Fénelon et les mystiques qui prétendaient que la prière pure est en dehors du langage, dans l'ineffable absolu. Le mysticisme a toujours représenté l'expérience la plus difficile du langage. C'est d'ailleurs pourquoi il est passionnant. Peut-on faire un travail d'analyse structurale sur les Évangiles ? Je dirais oui. Personnellement, j'ai fait deux brèves analyses sur des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mais il est impossible d'aller très loin dans la mesure où l'analyse structurale ne décrit que des formes et reste en deçà du message religieux. Le texte, n'est-ce-pas, est comme un gâteau feuilleté : les sens y sont superposés comme à la manière des feuillets du gâteau. Et, en ce qui concerne l'Évangile, ce travail serait très nécessaire. Il permettrait après avoir examiné tous les niveaux d'organisation des textes, d'en revenir à la lettre, sans que la lettre tue le texte. »7

Une signature incontournable

Les livres majeurs que sont Le Degré zéro de l'écriture (1953), Mythologies (1957), L'Empire des signes (1970), Le Plaisir du texte,(1973), les Fragments d'un discours amoureux (1977) ou La Chambre claire (1980) témoignent de la singularité d'une recherche toujours soucieuse de remettre en question les enjeux du langage. A travers ses écrits, Roland Barthes explore les différents champs du savoir, pour en mettre à nu les structures et le sens. Par son approche si originale, tissée de “scientificité”, de plaisir et de sensibilité poétique, il a largement contribué à révolutionner la critique esthétique.

Le foisonnement de ses intérêts, la profusion de ses travaux , reste incontestablement le trait significatif de son œuvre. On peut dire, en effet, que Roland Barthes a tout abordé : l'histoire, la littérature, le théâtre, la peinture, la mode, la publicité, la photographie, autant de domaines qui ont permis à son discours herméneutique et transdisciplinaire de s'affirmer. Il est devenu une signature incontournable de la modernité, un "artiste de la narrativité des idées", selon son expression. Sa jeunesse protestante a sans doute joué, dans son itinéraire intellectuel et affectif, un rôle des plus formateurs.
 


Notes

    1. Alphand, Marianne et Léger, Nathalie (sous la dir.) : "R/B Roland Barthes", catalogue d'exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, Le Seuil, IMEC, 27 novembre 2002-10 mars 2003, p. 249
    2. Roland Barthes par Roland Barthes, Le Seuil, (coll. écrivains de toujours), 1975, p.112 
    3. ibidem, la langue maternelle, p.119 
    4. ibidem, la personne divisée, p. 146 
    5. in Œuvres complètes, tome 1, 1942-1961, édition du Seuil, 2002 
    6. Il s'agit du livre intitulé énigmatiquement S/Z, publié en 1970, qui est la réélaboration d'un séminaire tenu à l'École Pratique des Hautes Études
    7. in ELLE, "Des mots pour faire entendre un doute", 4 décembre 1978

    Voir aussi