L'Interdiction, Honoré de Balzac

Scènes de la vie parisienne

L'Interdiction, Honoré de Balzac, 1836

L'Interdiction est un roman des Scènes de la vie parisienne, dans La Comédie humaine de Balzac, publié d’abord en 1836. L'histoire se déroule en 1828, et commence in medias res par le dialogue rue du Faubourg Saint-Honoré entre le dandy Rastignac et le médecin Bianchon à propos de la marquise d'Espard, qu'ils viennent de rencontrer dans son hôtel particulier. Bianchon doit demander à son ongle, le juge d'instruction Popinot, d'aider la marquise face à son époux, qui est parti vivre rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans le 5e arrondissement, avec leurs deux fils. On comprend que le procès concerne l'héritage d'une famille protestante, dont les descendants, Mme Jeanrenaud et son fils, habitent 8 rue de La Vrillière, à côté de la place des Victoires dans le quartier de l'Oratoire. Le marquis d'Espard, passionné par ailleurs de la Chine, les aide financièrement depuis 1814, pour réparer le tort fait par son ancêtre au leur lors à la révocation de l'édit de Nantes.

Gustave Braastad


« — Cette conduite est bien singulière, dit Popinot en prenant l’air d’un homme convaincu. Avez-vous vu cette dame Jeanrenaud ?

— Un jour, mon beau-frère, qui, par intérêt pour son frère…

— Ah ! monsieur, dit le juge en interrompant la marquise, est le frère de monsieur d’Espard ?

Le chevalier s’inclina sans dire une parole.

— Monsieur d’Espard, qui a suivi cette affaire, m’a menée à l’Oratoire où cette femme va au prêche, car elle est protestante. Je l’ai vue, elle n’a rien d’attrayant, elle ressemble à une bouchère ; elle est extrêmement grasse, horriblement marquée de la petite vérole ; elle a les mains et les pieds d’un homme, elle louche, enfin c’est un monstre. »

[...]

« Nous sommes Nègrepelisse en notre nom. D’Espard est un titre acquis sous Henri IV par une alliance qui nous a donné les biens et les titres de la maison d’Espard, à la condition de mettre en abîme sur nos armes l’écusson des d’Espard, vieille famille du Béarn, alliée à la maison d’Albret par les femmes : d’or, à trois pals de sable, écartelé d’azur à deux pates de griffon d’argent onglées de gueules posées en sautoir, avec le fameux : Des partem leonis pour devise. Aux jours de cette alliance, nous perdîmes Nègrepelisse, petite ville aussi célèbre dans les guerres de religion, que le fut alors celui de mes ancêtres qui en portait le nom. Le capitaine de Nègrepelisse fut ruiné par l’incendie de ses biens, car les protestants n’épargnèrent pas un ami de Montluc. La Couronne fut injuste envers monsieur de Nègrepelisse, il n’eut ni le bâton de maréchal, ni gouvernement, ni indemnités ; le roi Charles IX, qui l’aimait, mourut sans avoir pu le récompenser ; Henri IV moyenna bien son mariage avec mademoiselle d’Espard, et lui procura les domaines de cette maison ; mais tous les biens des Nègrepelisse avaient déjà passé dans les mains des créanciers. Mon bisaïeul le marquis d’Espard fut, comme moi, mis assez jeune à la tête de ses affaires par la mort de son père, lequel après avoir dissipé la fortune de sa femme, ne lui laissa que les terres substituées de la maison d’Espard, mais grevées d’un douaire. Le jeune marquis d’Espard se trouva donc d’autant plus gêné qu’il avait une charge à la cour. Particulièrement bien vu de Louis XIV, la faveur du roi fut un brevet de fortune. Ici, monsieur, fut faite sur notre écusson une tache inconnue, horrible, une tache de boue et de sang, que je suis occupé à laver. Je découvris ce secret dans les titres relatifs à la terre de Nègrepelisse, et dans des liasses de correspondances. [...]

— La révocation de l’édit de Nantes eut lieu, reprit-il. Peut-être ignorez-vous, monsieur, que, pour beaucoup de favoris, ce fut une occasion de fortune. Louis XIV donna aux grands de sa cour les terres confisquées sur les familles protestantes qui ne se mirent pas en règle pour la vente de leurs biens. Quelques personnes en faveur allèrent, comme on disait alors, à la chasse aux protestants. J’ai acquis la certitude que la fortune actuelle de deux familles ducales se compose de terres confisquées sur de malheureux négociants. Je ne vous expliquerai point, à vous, homme de justice, les manœuvres employées pour tendre des pièges aux réfugiés qui avaient de grandes fortunes à emporter : qu’il vous suffise de savoir que la terre de Nègrepelisse composée de vingt-deux clochers et de droits sur la ville ; que celle de Gravenges, qui jadis nous avait appartenu, se trouvaient entre les mains d’une famille protestante. Mon grand-père y rentra par la donation que lui en fit Louis XIV. Cette donation reposait sur des actes marqués au coin d’une épouvantable iniquité. Le propriétaire de ces deux terres croyant pouvoir rentrer en France, avait simulé une vente et allait en Suisse rejoindre sa famille, qu’il y avait envoyée tout d’abord. Il voulait sans doute profiter de tous les délais accordés par l’ordonnance, afin de régler les affaires de son commerce. Cet homme fut arrêté par un ordre du gouverneur, le fidéicommissaire déclara la vérité, le pauvre négociant fut pendu, mon père eut les deux terres. J’aurais voulu pouvoir ignorer la part que mon aïeul prit à cette intrigue ; mais le gouverneur était son oncle maternel, et j’ai lu malheureusement une lettre par laquelle il le priait de s’adresser à Déodatus, mot convenu entre les courtisans pour parler du Roi. Il règne dans cette lettre, à propos de la victime, un ton de plaisanterie qui m’a fait horreur. Enfin, monsieur, les sommes envoyées par la famille réfugiée pour racheter la vie du pauvre homme furent gardées par le gouverneur, qui n’en dépêcha pas moins le négociant.

Le marquis d’Espard s’arrêta.
— Ce malheureux se nommait Jeanrenaud, reprit-il. Ce nom doit vous expliquer ma conduite. Je n’ai pas pensé, sans une vive douleur, à la honte secrète qui pesait sur ma famille. Cette fortune permit à mon grand-père d’épouser une Navarreins-Lansac, héritière des biens de cette branche cadette, beaucoup plus riche alors que ne l’était la branche aînée de Navarreins. Mon père se trouva dès lors un des plus considérables propriétaires du royaume. Il put épouser ma mère, qui était une Grandlieu de la branche cadette. Quoique mal acquis, ces biens nous ont étrangement profité ! Résolu de promptement réparer le mal, j’écrivis en Suisse, et n’eus de repos qu’au moment où je fus sur la trace des héritiers du protestant. Je finis par savoir que les Jeanrenaud, réduits à la dernière misère, avaient quitté Fribourg, et qu’ils étaient revenus habiter la France. Enfin, je découvris dans monsieur Jeanrenaud, simple lieutenant de cavalerie sous Bonaparte, l’héritier de cette malheureuse famille. À mes yeux, monsieur, le droit des Jeanrenaud était clair. Pour que la prescription s’établisse, ne faut-il pas que les détenteurs puissent être attaqués ? À quel pouvoir les réfugiés se seraient-ils adressés ? leur tribunal était là-haut, ou plutôt, monsieur, le tribunal était là, dit le marquis en se frappant le cœur. Je n’ai pas voulu que mes enfants pussent penser de moi ce que j’ai pensé de mon père et de mes aïeux ; j’ai voulu leur léguer un héritage et des écussons sans souillure, je n’ai pas voulu que la noblesse fût un mensonge en ma personne. Enfin, politiquement parlant, les émigrés qui réclament contre les confiscations révolutionnaires doivent-ils garder encore des biens qui sont le fruit de confiscations obtenues par des crimes ? J’ai rencontré chez monsieur Jeanrenaud et chez sa mère une probité revêche : à les entendre, il semblait qu’ils me spoliassent. Malgré mes instances, ils n’ont accepté que la valeur qu’avaient les terres au jour où ma famille les reçut du Roi. Ce prix fut arrêté entre nous à la somme de onze cent mille francs, qu’ils me laissèrent la facilité de payer, à ma convenance, sans intérêts. Pour obtenir ce résultat, j’ai dû me priver de mes revenus pendant longtemps. Ici, monsieur, commença la perte de quelques illusions que je m’étais faites sur le caractère de madame d’Espard. Quand je lui proposai de quitter Paris et d’aller en province, où avec la moitié de ses revenus, nous pourrions vivre honorablement, et arriver ainsi plus promptement à une restitution dont je lui parlai, sans lui dire la gravité des faits, madame d’Espard me traita de fou. Je découvris alors le vrai caractère de ma femme : elle eût approuvé sans scrupule la conduite de mon grand-père, et se serait moquée des huguenots ; effrayé de sa froideur, de son peu d’attachement pour ses enfants, qu’elle m’abandonnait sans regret, je résolus de lui laisser sa fortune, après avoir acquitté nos dettes communes. »

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