Le prix du sang

2 Samuel 23

Culte du 22 décembre 1916
Prédication de Wilfred Monod

Prédication prononcée par le pasteur de l'Oratoire du Louvre Wilfred Monod,
le 22 décembre 1916, dans l'Église luthérienne Saint-Jean,
au service religieux organisé en mémoire des étudiants morts pour la patrie.

Publié par la Fédé des étudiants protestants dans Le Semeur, 19e année, n°3, janvier 1916.


« Boirai-je le sang de ces hommes, qui ont risqué leur vie ? »
(II Samuel XXIII 17).

« De quel châtiment sera jugé digne celui qui aura profané le sang de l'Alliance ? »
(Hébreux X 29).




Torturé par la soif durant la bataille, le roi David avait formulé le souhait de tremper ses lèvres dans l'eau fraîche. Trois de ses soldats s'aventurent près des tranchées ennemies et rapportent le précieux breuvage au chef. Alors celui-ci, consterné à la pensée que ces braves avaient risqué leur vie pour son bien-être personnel, répandit l'eau à terre en s'écriant : « Boirai-je le sang de ces hommes ? »

À notre tour, craignons d'estimer à vil prix les sacrifices de notre jeunesse. Pleurons, pleurons sur elle ! Mais que nos larmes ne soient pas indignes de sa vaillance.

Nous sommes réunis, aujourd'hui, en hommage aux Étudiants protestants qui sont tombés pour la France au cours de la présente guerre. En réalité, nos cœurs ne séparent point nos coreligionnaires de tous leurs camarades au sein de l'Université combattante ; pas plus que nous ne séparons l'Université, elle-même, de la nation. Cependant, il est normal que nous évoquions, dans l'intimité, de chères figures, et que nous méditions ensemble sur le poignant mystère et sur la beauté d'une immolation totale.

Assurément, nos jeunes intellectuels aux armées trouvent un réconfort dans leur culture même, qui leur permet d'analyser les événements, de suspendre les effets aux causes, et de noyer le tumulte des batailles dans l'atmosphère du raisonnement critique, ouvert aux lointaines et sereines perspectives. Mais, d'autre part, cette attitude exaspère en eux le sentiment du contraste entre la réalité monstrueuse et l'idéal ; pour le front du penseur, le casque du légionnaire est bien lourd ; dans la sanglante boue des tranchées, ou dans la furie de l'assaut, l'intelligence et l'instruction aiguisent la faculté intime de souffrir.

C'est donc avec une sympathie ardente que nous songeons à nos Étudiants bien-aimés, jeunes prophètes illuminés, servants de la raison, de la Cité future, de l'Évangile, et qui ont brusquement quitté le silence des bibliothèques pour le tonnerre de la grosse artillerie.

Toutefois, ceux-là même, parmi eux, qui sont tombés, n'auraient pas imploré notre pitié. Au surplus, nous les envions trop pour les plaindre ; oui, nous les envions d'avoir savouré l'inestimable privilège de conférer un sens à leur mort. Et notre propre destinée nous apparaîtrait bien terne, par contraste, si nous ne pouvions pas, nous aussi, en communiquant à notre existence une haute, une divine signification, assurer à notre mort elle-même, épanouissement d'une telle vie, l'auréole de l'idéal.

Donc, en souvenir de ces jeunes qui sont devenus nos aînés, nos maîtres, et en hommage à leur sang répandu, adoptons une attitude positive, prenons une résolution virile.


D'abord, jurons de tenir bon. Se décourager, c'est trahir. Même si notre abattement reste secret, un brouillard glacial émane de notre personne, nous dégageons une buée vénéneuse. Décidons, au contraire, une fois pour toutes, que notre seule présence émettra des effluves d'espoir, des rayons guérisseurs, des radiations de salut.

Ensuite, purifions nos mains. Quelle bannière immaculée leur est confiée ! Gardons-nous de la souiller. Plus notre Cause est juste, plus nous devons trembler de la desservir par notre injustice personnelle. Résistons à ces courants de mensonges, de paniques, de calomnies, de haines, dont le tourbillon nous enveloppe. En temps de guerre, l'atmosphère morale est saturée de miasmes ; et les plus valides parmi nous risquent de succomber à quelque épidémie de sentiments antichrétiens. « Veillez et priez ! » a dit notre Maître.

L'hommage à nos morts comporte, encore, une troisième résolution, qui se définirait en ces termes : prendre au sérieux la « confession des péchés » que nos Églises récitent chaque dimanche.

Oh ! croyons au caractère dramatique de la destinée humaine. On l'a déclaré avec raison : « La vie n'est pas un problème qu'il faut résoudre correctement, mais une aventure dont il faut sortir honnêtement. » Une aventure ou, si vous préférez, une expédition, une épopée. Sur un globe qui se refroidit autour d'un soleil qui s'éteint, sur une « Terre qui meurt », nous assistons à la lente et douloureuse ascension d'un esprit qui veut vivre. Et cet esprit, incarné dans l'homme, est aux prises avec des forces énigmatiques de résistance et de régression, il est en lutte avec des énergies obscures qui tiennent à la fois de l'animal et de la matière, avec une sous-nature ou une contre-nature, avec une réalité inexprimable, un pathétique mystère moral, avec ce quelque chose de séculaire, de formidable et de sournois qu'on désigne suffisamment par ce redoutable aveu : « Le péché ! »

Comment ne pas frémir devant la guerre actuelle, envisagée comme une révélation du péché, ce vertige du chaos, cet appétit du mal et du néant, ce principe aveugle et destructeur qui frappe à coups de bélier contre la civilisation, et qui en décèle à nos yeux épouvantés le caractère vulnérable et précaire ? Car la civilisation est liée au bon emploi de la liberté humaine ; la marche en avant n'est pas définitivement assurée, et le Progrès n'est point un mouvement fatal, une « concession à perpétuité ».

Voilà le cri du « sang d'Abel », sur les champs de bataille européens, cri solennel et qui monte vers les pâles nébuleuses. Ô formes inanimées de nos jeunes gens ! ô visages froids sous les froides étoiles ! vous surexcitez dans nos cœurs une haine inextinguible contre le péché.

Mais, en même temps, l'immolation intégrale de nos chevaliers Bayard, « sans peur et sans reproche », exige de nous un hommage plus digne encore de leur vaillance. À la vue de ces jeunes braves, souriant au sacrifice comme on sourit à une fiancée, je ne sais quelle mâle allégresse nous remplit d'un prophétique délire, et nous osons ouvrir un crédit illimité à l'âme humaine.

Oui, intrépides et généreuses victimes ! votre fortitude nous fait tressaillir, et nous oblige à convenir que l'humanité reste grande, malgré tout. Dans la crise infernale, elle se manifeste sublime et révèle des capacités insoupçonnées d'héroïsme. Elle n'épuisera jamais ses réserves d'âme, car la sonde en y plongeant finirait par trouver Dieu même.

Et c'est pourquoi nous prenons, aujourd'hui, en dégoût une piété qui demeure étrangère à la consécration, à l'apostolat, à la folie de l'Évangile, une piété qui brode la bannière du Christ, mais qui refuse de s'enrôler sous ses plis.

« Là où je suis, là aussi sera mon serviteur » a dit le Maître. - Et où donc es-tu, Seigneur ? - Au Calvaire.

Que ferons-nous du sang de Jésus-Christ ?... « De quel châtiment sera jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, et profané le sang de l'Alliance ? »

À la lumière des sacrifices consentis sereinement par les défenseurs du Droit, la croix de Golgotha prend un relief inattendu. La honte nous étoufferait, si nos bien-aimés devaient être tombés inutilement, tombés pour couvrir de leurs corps des pleutres et des cyniques ; de même, nous ne supporterions plus l'idée blasphématoire que le Fils de l'homme, le Fils de Dieu, ayant versé pour nous le sang de son cœur, nos talons pussent fouler cette pourpre royale dans la poussière de notre indifférence ou le limon de notre souillure.

Arrêtons-nous, comme Pascal, devant le « Mystère de Jésus », et adorons. Agenouillons-nous, muets, et osons embrasser la certitude que le Sauveur a répandu son sang pour fonder, ici-bas, l'union des hommes par la paix des âmes.

Hélas ! il semble avoir échoué ; mais la faillite momentanée d'un certain christianisme n'est pas le naufrage du Christ lui-même. Humilions-nous, pleurons des larmes brûlantes ; mais au nom du sang offert sur la croix pour établir la fraternité humaine, dans la communion universelle des rachetés, nions, nions la fatalité de la guerre. Élevons-nous « de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre pensée », contre cette prétendue « loi de la jungle » qui bestialise la créature humaine aux siècles des siècles, et la damne éternellement.

Non, Jésus-Christ aura le dernier mot dans l'universel conflit de la lumière et des ténèbres.

Ô Fils de l'homme ! nous saluons en toi le Héros, car tu manifestas, sur la colline du Crâne, le courage du soldat de Marathon, et tu n'expiras qu'après avoir jeté aux quatre vents ton cri victorieux : « Tout est accompli ! »

Ô Fils de l'homme ! nous saluons en toi le Martyr, celui dont le supplice ignore le « champ d'honneur », l'ivresse et le fracas de la bataille, celui qui sait mourir dans la solitude et en silence pour l'idée pure et pour quelque principe éternel encore méconnu de la foule.

Ô Fils de l'homme ! nous saluons en toi le Sauveur, nous acclamons la fortitude surnaturelle de la joie créatrice, de la souffrance qui forge du positif, de la douleur qui donne, qui régénère et rédime.

Ah ! loin de fouler aux pieds ton sang précieux, nous en ferons notre breuvage, notre viatique ; et nous laisserons retentir longuement dans notre âme, sous l'astre de Noël, la mystique et miséricordieuse invitation : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous en boirez. »

Amen.


Annonce publiée dans Le Semeur en décembre 1916

L'Association générale des étudiants de l'Université de Paris, de concert avec l'Association générale des étudiants catholiques, l'Association des étudiants de l'Institut catholique, la Fédération française des étudiants chrétiens, l'Association des étudiants protestants de Paris, l'Association amicale des étudiants en pharmacie de France, et un Comité d'étudiants israélites, a décidé d'organiser des cérémonies religieuses des différents cultes en mémoire des étudiants morts pour la Patrie.

  • La cérémonie catholique aura lieu le mercredi 20 décembre, à 10 h. 1/2 du matin, à l'église Saint-'Étienne-du-Mont, sous la présidence de S. E. le cardinal-archevêque de Paris : allocution du R. P. Janvier, prédicateur de Notre-Dame.
  • La cérémonie protestante aura lieu le vendredi 22 décembre, à 4 h. 1/2 du soir, à l'église Saint-Jean, rue de Grenelle, 147, (près des Invalides) sous les auspices du Conseil de la Fédération protestante de France : allocution de M. le pasteur Wilfred Monod et de M. le professeur Raoul Allier.
  • La cérémonie israélite aura lieu le jeudi 4 janvier 1917, à la synagogue de la rue de la Victoire, 4, sous la présidence de MM. les Grands Rabbins de France et de Paris : allocution de M. Israël Lévi, grand-rabbin-adjoint au Consistoire central des Israélites de France. »

Pour aller plus loin

Lecture de la Bible

2 Samuel XXIII

Voici les noms des vaillants hommes qui étaient au service de David.

Joscheb Basschébeth, le Tachkemonite, l'un des principaux officiers. Il brandit sa lance sur huit cents hommes, qu'il fit périr en une seule fois. 

Après lui, Éléazar, fils de Dodo, fils d'Achochi. Il était l'un des trois guerriers qui affrontèrent avec David les Philistins rassemblés pour combattre, tandis que les hommes d'Israël se retiraient sur les hauteurs. Il se leva, et frappa les Philistins jusqu'à ce que sa main fût lasse et qu'elle restât attachée à son épée. L'Éternel opéra une grande délivrance ce jour-là. Le peuple revint après Éléazar, seulement pour prendre les dépouilles. 

Après lui, Schamma, fils d'Agué, d'Harar. Les Philistins s'étaient rassemblés à Léchi. Il y avait là une pièce de terre remplie de lentilles ; et le peuple fuyait devant les Philistins. Schamma se plaça au milieu du champ, le protégea, et battit les Philistins. Et l'Éternel opéra une grande délivrance. 

Trois des trente chefs descendirent au temps de la moisson et vinrent auprès de David, dans la caverne d'Adullam, lorsqu'une troupe de Philistins était campée dans la vallée des Rephaïm. David était alors dans la forteresse, et il y avait un poste de Philistins à Bethléhem.
David eut un désir, et il dit : Qui me fera boire de l'eau de la citerne qui est à la porte de Bethléhem ?
Alors les trois vaillants hommes passèrent au travers du camp des Philistins, et puisèrent de l'eau de la citerne qui est à la porte de Bethléhem. Ils l'apportèrent et la présentèrent à David.
Mais il ne voulut pas la boire, et il la répandit devant l'Éternel. Il dit : Loin de moi, ô Éternel, la pensée de faire cela ! Boirais-je le sang de ces hommes qui sont allés au péril de leur vie ? Et il ne voulut pas la boire. 

Voilà ce que firent ces trois vaillants hommes. 

Abischaï, frère de Joab, fils de Tseruja, était le chef des trois. Il brandit sa lance sur trois cents hommes, et les tua ; et il eut du renom parmi les trois. Il était le plus considéré des trois, et il fut leur chef ; mais il n'égala pas les trois premiers. 

Benaja, fils de Jehojada, fils d'un homme de Kabtseel, rempli de valeur et célèbre par ses exploits. Il frappa les deux lions de Moab. Il descendit au milieu d'une citerne, où il frappa un lion, un jour de neige. Il frappa un Égyptien d'un aspect formidable et ayant une lance à la main ; il descendit contre lui avec un bâton, arracha la lance de la main de l'Égyptien, et s'en servit pour le tuer. Voilà ce que fit Benaja, fils de Jehojada ; et il eut du renom parmi les trois vaillants hommes. Il était le plus considéré des trente ; mais il n'égala pas les trois premiers. David l'admit dans son conseil secret.