L’appel aux moissonneurs

Matthieu 4

Culte du 28 février 1915
Prédication de Wilfred Monod

Culte à l'Oratoire du Louvre

28 février 1915
Première Guerre mondiale
« L'appel aux moissonneurs »


Prédication du pasteur Wilfred Monod
Publié par la Fédé des étudiants dans Le Semeur, février 1915


« Voyant les multitudes, Jésus fut saisi de pitié,
car elles étaient comme des brebis sans berger, épuisées et gisantes çà et là.
Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers.
Priez donc le Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers dans sa moisson. »

Matthieu, IV, 36 à 38


Prédication de Wilfred Monod publiée dans Le Semeur, 1915

Jésus ému de compassion devant les multitudes sans berger, « accablées et couchées par terre », quel tableau ! Certes, le spectacle de l'Europe en guerre exciterait l'indignation du Sauveur ; mais, surtout, il lui arracherait des larmes de pitié.

Quatre soldats, évacués du front, arrivèrent ensemble à Lyon ; aucun blessé parmi eux ; mais le premier était devenu sourd ; un autre, muet : un autre, aveugle ; et le dernier, fou. Ils avaient vu la guerre !

Cette âme humaine que l'Esprit sauveur a patiemment dégagée de la bestialité ancestrale pour l'élever sur le plan des réalités morales, des expériences religieuses et de la vie éternelle, cette âme, encore fragile malgré tout, est brusquement livrée, par la guerre, à tous les remous de la violence, à tous les tourbillons de la haine. Il me semble apercevoir, sur le sol durci d'une route où des canons roulent au grand galop, un œuf minuscule, dont la frêle coquille enveloppe des possibilités ineffables, tout un avenir d'envolées et de mélodies.

Ô Fils de l'homme ! aujourd'hui même, devant l'humanité occidentale, tu pleures sur le troupeau sans guide…

Mais l'examen de notre passage nous réserve un émerveillement. Le Christ, en effet, ne s'arrêtait pas à la pitié, comme le Bouddha ; au contraire, et le point d'arrivée du Bouddha est le point de départ du Christ. « Alors il dit à ses disciples : La moisson est sans bornes. »

Méditez cette parole ; elle est haute et sereine comme le firmament étoilé sur les blés qui mûrissent. Il ne dit pas : « Devant nous s'étend le désert ; labourons et semons ! » Nul besoin d'être le Fils de Dieu pour imaginer une exhortation aussi banale. Mais Jésus-Christ, en véritable voyant, contemple des moissons blondissantes en pleine poussière, en pleine bataille ; partout des résultats à cueillir, des gerbes à former ; la récolte est sur pied, illimitée ; elle ondule, comme une mer, jusqu'aux horizons vaporeux. N'est-ce pas là, précisément, le cas de l'heure présente ?

Hélas ! il advient, parfois, que des récoltes splendides périssent, desséchées ou pourries, sur pied faute de moissonneurs. Pareille éventualité donne le frisson, quand nous songeons à l'avenir de notre patrie. Mon Dieu ! envoie des ouvriers dans la moisson.

C'est Jésus lui-même qui nous exhorte à jeter vers le Père cette supplication. Une telle remarque nous dispensera de rechercher quelle philosophie générale du monde peut justifier une semblable prière. Pourquoi celle-ci est-elle utile ou nécessaire ? Sous quelle forme agit-elle ? Dans quelle mesure l'initiative divine est-elle coordonnée à la liberté humaine ? Autant de questions que nous laisserons de côté, pour aller au plus pressé. L'essentiel est de trouver des équipes de moissonneurs ; et cela, aujourd'hui ! — demain, peut-être, il serait trop tard. Problème dramatique ! Mais le Fils de l'homme lui-même, le grand connaisseur en la matière, le grand spécialiste en rédemption, nous indique le chemin qui mène au but : « La moisson est immense, la main-d'œuvre manque. Priez le maître d'envoyer des ouvriers ! » En d'autres termes, celui qui prie pour le salut du monde et pour l'avènement du Royaume de Dieu, insère dans la réalité une énergie supplémentaire, inopinée, créatrice, un sérum rédempteur qui circule, désormais, dans l'organisme de l'univers moral. Pour parler avec la familiarité d'un célèbre psychologue : « Prier ou ne pas prier, cela fait une différence. Par la prière, il s'opère quelque chose qui, sans la prière, n'aurait pas eu lieu. »

Voilà l'expérience du Fils de l'homme ; toutes les détresses de sa pitié, toutes les extases de sa foi, viennent aboutir à cette conclusion unique : « Priez ! »

Mais, notez bien le fait, il ne dit pas : « Prions ! » Son mot d'ordre est « Priez ! » De même, lorsqu'il enseigne aux disciples l'oraison dominicale, il n'emploie pas la formule : « Quand nous prions, voici quelle doit être notre prière. » Il se borne à dire « Priez ainsi. » En vertu du même principe, il s'exprimera en ces termes : « Un seul est votre maître, et vous êtes tous frères. » On ne trouve pas, sur ses lèvres, l'expression : « Nous sommes tous frères. » De la sorte, et constamment, Jésus maintient la distinction, dans le domaine spirituel, entre le maître et ses disciples, entre le révélateur et les aveugles, entre le Sauveur et les pécheurs.

Ne soupçonnez-vous point, dans cette réalité même, la profonde raison de la devise : « Pour que les moissonneurs surgissent, demandez-les au seigneur de la moisson » ? Ne discernez-vous pas où le Fils de l'homme veut en venir ? Notre prière est l'expression suprême de nos ambitions fondamentales, de notre essentielle personnalité ; donc, nous obliger à une supplication de ce genre : Envoie des ouvriers dans ta récolte ! c'est nous pousser, nous-mêmes, à empoigner la faucille. Nous commencerons par la demande : Envoie ! et puis, soudainement illuminés, nous terminerons par le cri du prophète : Envoie-moi ! Mes frères, dans notre passage, l'appel à l'intercession est un appel à la consécration. L'entendez-vous ? L'écouterez-vous ?

Jeunes gens et jeunes filles, c'est à vous, spécialement, que je m'adresse. Aujourd'hui, est le dimanche que la Fédération universelle des étudiants chrétiens a mis à part, pour la prière. Aujourd'hui, dispersés à travers le monde, 155 000 universitaires, maîtres et élèves, communient dans une même invocation : « Ton règne vienne ! » Ils rassemblent les fragments de la catholicité évangélique, de l'Internationale chrétienne, brisée par la guerre, et reconstituent le clair miroir qui gisait en morceaux. Et savez-vous quel paysage s'y reflète ? À perte de vue, des moissons jaunissantes, attendant les moissonneurs.

Étudiants et étudiantes, lycéens et lycéennes de France ! de la France envahie, piétinée, incendiée, votre oreille, plus attentive aux soupirs de l'espace et aux gémissements des âmes, percevra, plus nettement, les voix intérieures, la voix de Dieu. Vous comprendrez à quel point l'heure qui sonne réclame des vocations précises, décisives. Votre association des « volontaires du Christ » groupe déjà plus de vingt membres, résolus à consacrer tout leur temps, toute leur vie, au service de l'Évangile ; et si deux d'entre eux ont trouvé la mort, en luttant, sur les champs de bataille, pour la cause divine du Droit et de la Paix, six nouvelles recrues, en quelques semaines, sont venues fortifier votre phalange.

Mais cela reste insuffisant. Laissez-moi le proclamer, en ce jour, avec la plus inébranlable et la plus solennelle conviction : dans nos circonstances dramatiques, au moment, unique dans l'histoire, où déjà onze États de l'Europe et de l'Asie sont entraînés dans une guerre sans précédents, une guerre qui met aux prises, en dernière analyse, le privilège des castes et la liberté des multitudes, le vieux dieu païen de la force brutale, et le jeune dieu crucifié de l'amour qui sauve ; au moment où notre France combat sans faiblir, silencieuse, et mouillée d'une sueur d'angoisse, l'ennemi du dehors : l'envahisseur, et l'ennemi du dedans : l'alcool ; au moment où nous reconnaissons tous que la victoire militaire, sans la victoire morale, n'apporterait pas à notre patrie la délivrance totale, c'est-à-dire la régénération, le salut ; au moment, enfin, où les disciples du Fils de l'homme comprennent avec une évidence aveuglante que la résurrection de la France est liée à son évangélisation — le premier devoir de nos adolescents est d'examiner, à genoux, la question suivante : Pourquoi ne serais-je pas, moi-même, un volontaire du Christ ? « Le bon côté de la guerre, écrivait un philosophe, c'est qu'elle provoque l'élan des volontaires. Or, la vie, au regard de la moralité, c'est aussi une guerre. Le dévouement aux fins suprêmes du monde, c'est une sorte de patriotisme cosmique, lequel, comme l'autre patriotisme, réclame des volontaires. »

Ô bien-aimée jeunesse protestante ! jeunesse de mon pays et de ma religion ! jeunesse de ce libre Évangile dont les bûchers huguenots ont illuminé la figure voilée ! « Entends-tu l'appel du Maître ? » Il ne retentira jamais plus net, plus pressant, plus tragique. Les moissonneurs manquent pour la moisson. Celle-ci réclame des pasteurs, des évangélistes, des colporteurs bibliques, des missionnaires au loin comme au près, des diaconesses, des secrétaires d'Unions chrétiennes, et combien d'autres initiatives apostoliques, non cataloguées encore, mais que l'Église des temps nouveaux suscitera, inévitablement, à mesure qu'elle prendra mieux conscience de ses devoirs et de ses ambitions. L'activité laïque reste largement ouverte aux volontaires du Christ, et nul clergé ne songe à les embrigader. L'essentiel, encore une fois, c'est que chacun se demande, avant de choisir une carrière, avant de fixer son orientation : Pourquoi ne saisirais-je pas l'outil du moissonneur ?

Que si, tout bien considéré, et la croix du Christ bien contemplée, vous obtenez, agenouillés, la certitude que vos circonstances particulières ne vous permettent pas de vouer votre vie à l'activité religieuse, alors, bien-aimés jeunes gens ! malgré tout, et forts de l'idéal chrétien qui brûle dans vos âmes, vous pouvez seconder les moissonneurs; sans manier vous-mêmes la faux étincelante, vous pouvez lier les gerbes derrière les pionniers, protéger le grain, rentrer la récolte, et entonner joyeusement, avec tous les ouvriers du Maître, au soir de chaque journée, le chœur triomphal de la moisson.


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