Tolstoï

Ésaïe 58:1-8 , Matthieu 5:1-20

Culte du 5 décembre 1910
Prédication de Wilfred Monod

Culte à l'Oratoire du Louvre

4 décembre 1910
« Tolstoï »

« Si votre idéal moral n’est pas supérieur
à celui des scribes et des pharisiens,
vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. »
Ésaïe LVIII, 1-8. — Matthieu V, 1-20.

Mes Frères, 

Un homme, un étranger (pour parler le langage de la politique) vient de mourir (pour employer le vocabulaire de la physiologie). 

Des signes et des prodiges ont accompagné sa disparition : il appartenait à la religion grecque ; les clergés luthérien, juif et musulman se sont proposés pour prier sur sa tombe ; — il avait jeté l’anathème au monde, et celui-ci, en apprenant sa fin, a clos ses théâtres, décommandé ses fêtes ; — alors que leur territoire est parsemé de potences, les étudiants russes ont formé le projet d’offrir à sa mémoire une campagne victorieuse contre la peine de mort ; — des disciples fervents, et peut-être inconnus de lui, ont lancé l’idée d’une souscription internationale destinée à racheter ses terres pour les donner aux paysans de son village ; — des parlements européens ont rendu un solennel hommage au plus illustre des anarchistes ; — des journaux politiques ont affirmé qu’après Luther et saint François d’Assise, nul homme n’avait servi davantage, en occident, la cause de l’idéal chrétien ; — hier après-midi, enfin, des intellectuels avérés, voués à la propagation des méthodes critiques, tenaient pieusement une réunion intime, en plein Paris frondeur et rationaliste, pour « se rassembler », disaient-ils, « en Tolstoï »... Telle a été l’apothéose d’un excommunié. Décidément, ce que les prêtres lient sur la terre, n’est pas toujours lié dans le ciel !

Une telle commotion religieuse des esprits mérite, assurément, de fixer notre attention. Sans doute, l’église évangélique se réclame du Christ, et de lui seul ; il est le Maître, les autres sont les disciples ; elle ne se prosterne pas devant saint Pierre ou saint Paul, devant Calvin ou Tolstoï. Mais elle a le devoir d’écouter leur message, dans la mesure même où ils ont l’ambition d’interpréter la pensée de notre Chef spirituel. Or, Tolstoï a voulu être un expositeur de l’Évangile, un explorateur qui le retrouve et le révèle à nouveau… Impossible de nous boucher les oreilles, à cette voix qui nous crie du haut de la montagne des béatitudes : « Si votre moralité n’est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

Recherchons donc, aujourd’hui, quel fut le message spécial de Tolstoï à la chrétienté… Une prédication n’est pas une conférence ! Et ma parole resserrée en d’étroites limites sera, forcément, incomplète ; l’essentiel est qu’elle soit vraie.


Vous savez la biographie de Tolstoï. Né dans une famille de la noblesse, en 1828, il vécut, durant un demi-siècle, comme on vivait autour de lui, dès sa jeunesse éblouissant le monde par son génie littéraire, mais rongé peu à peu par le sentiment de la vanité des choses. « Le sphinx, dit-il, me poursuivait : Devine-moi, ou je te dévore ! » L’existence lui apparaissait comme « une méchante et stupide plaisanterie ». Il cachait la corde, pour éviter de se pendre. Lui, l’heureux chef de famille, bien portant, riche, philanthrope, célèbre, il se répétait sans cesse : « Que sortira-t-il de ce que je fais aujourd’hui ? de ce que je ferai demain ? Pourquoi faire quoi que ce soit ? » L’angoisse de la destinée, l’angoisse de vivre et de mourir, lui broyait le cœur. Il semblait perdu… Et, tout à coup, il jette au monde la grande nouvelle que « la doctrine du Christ lui a été révélée. » Depuis lors, dit-il, « ce qui m’avait semblé bon, m’apparut mauvais ; ce qui m’avait semblé mauvais, me parut bon. Je renonçai à la vie de notre milieu social, ayant reconnu que ce n’était pas la vie, mais une parodie de la vie. »

Déjà ici j’interromps mon exposé, pour vous demander : Comprenez-vous ce drame ? C’est l’histoire d’une conversion. Savez-vous ce que le mot signifie ? C’est un terme évangélique, employé chaque jour par le Christ. Ou bien, votre notion de l'existence est-elle si creuse, votre conception de la piété est-elle si banale, que vous restiez incapables de vibrer aux accords victorieux d’une âme régénérée ? Êtes-vous donc, à vos propres yeux, si raisonnables, si pondérés, si honnêtes, si religieux, que toute crise spirituelle un peu radicale, un peu véhémente, vous paraisse entachée de mysticisme imaginatif ? Dans ce cas, vous tomberiez sous le tranchant de la redoutable parole : « Si votre moralité n’est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Une fois converti, Tolstoï brise les écluses traditionnelles qui retenaient loin de lui le flot de la douleur humaine, l’océan de l’injustice. Il regarde en face, et longuement, cette marée montante. Il reçoit le baptême de l’indignation et de la pitié. À l’instar des prophètes israélites, il acquiert la faculté de « s’étonner de la férocité humaine, comme d’une chose contre nature et contre raison »1. Et, ce qui est plus difficile encore, il conserve jusqu’au bout, à l’âge où les cheveux blanchissent, où les illusions tombent, cette prodigieuse capacité d’étonnement. 

Dans les dernières pages écrites par l’octogénaire, se trouve un récit intitulé : Trois journées à la campagne. Tolstoï raconte qu’il vient de visiter quelques chaumières de son voisinage. Dans l’une, il a rencontré le spectre de la faim ; le chef de famille a été appelé sous les armes, et son frère, chargé des enfants, dissipe au cabaret leurs chétives ressources. Ailleurs, une veuve concentre son intérêt sur le soin d’un veau, et laisse mourir d’inanition une vieille parente. Ailleurs, cinq petits orphelins, abandonnés. Ailleurs, un malade agonise, pendant que sa femme soigne un enfant qui ne cesse de crier ; le moribond n’a ni paillasse, ni couverture. Puis Tolstoï rentre chez lui. « Devant ma porte, un magnifique équipage, avec un beau cocher en pelisse et coiffé d’un bonnet de fourrure. À déjeuner, quatre services, deux sortes de vin, deux servants, des roses à six francs pièce… » Et la conscience du vieillard s’agite en lui et gronde comme un lion captif, piqué par des coups de lance à travers les barreaux d’une cage. Le choc répété de certains contrastes violents, iniques, le harcèle jour et nuit, lui ensanglante l’âme, l’exaspère au point qu’il rompt ses chaînes, tout à coup, et s’enfuit dans les ténèbres vers la mort libératrice. 

Mes frères, ces mêmes spectacles, ces mêmes contrastes sont devant vos yeux. Et la question que Tolstoï nous pose est celle-ci : Acceptez-vous ces choses ? Les acceptez-vous, non pas théoriquement — (qui donc, aujourd’hui, oserait les admettre en principe, les justifier ?) — mais les acceptez-vous pratiquement ? Respirez-vous, mangez-vous, priez-vous comme si elles n’existaient point, comme si le problème, le grand problème humain était résolu ? Avez-vous suspendu votre nid douillet aux rameaux dénudés de la souffrance ? Vous êtes-vous pelotonnés au chaud, malgré la neige où les autres expirent, sous des châles et des couvertures favorables au sommeil ? Enfin, êtes-vous, oui ou non, de ceux qui prennent leur parti de notre état social ? Quand vous n’êtes pas contre l’injustice, vous êtes pour elle. Et la parole du Christ vous condamne : « Si votre moralité n’est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » 

Quelqu’un objectera : Tolstoï a interprété l’Évangile d’une manière à la fois puérile et bizarre ; il a pris au pied de la lettre des passages qui valent uniquement par leur accent, leur lumière, leur parfum, leur esprit ; autant identifier les touches d’un piano avec l’harmonie qui s’en dégage. Tolstoï a réduit le sermon sur la montagne aux cinq préceptes suivants : Point de colère, point d'adultère, point de serment, point de résistance au mal, point de guerre. À l'en croire, tout l’Évangile se résumerait dans ce principe central : Il faut céder aux méchants !... Permettez-nous de ne pas accepter les commentaires bibliques d’un théologien aussi fruste.

Nous sommes d’accord, dirai-je à mon interlocuteur : Tolstoï est un exégète naïf, ignorant, entêté. Mais sont-ils plus affranchis de l’erreur, ces linguistes retors, ces érudits myopes, ces savants de cabinet ou de sacristie qui travestissent le Jésus galiléen au point d’en faire un dogmaticien orthodoxe, un philosophe libéral, ou le fondateur de la hiérarchie ecclésiastique ? Rappelez-vous, au contraire, les accents du véritable Christ, sa géniale et courageuse ironie aux dépens des magistrats ou des gouverneurs, son inflexible sévérité pour les riches, sa tolérance pour les hérétiques, sa compassion pour les péagers et les femmes les plus méprisées, enfin sa parole révolutionnaire sur le droit à la vie quand il cite en exemple David sacrilège : Le royal vagabond déroba, dans le lieu saint, les pains consacrés ? Qu’importe ? « Il avait faim ! »... Voilà, voilà comment s'exprime, dans les évangiles, un Messie en chair et en os, non encore muselé par l’Église, un Christ libre et robuste qui ne porte pas encore la camisole de force du christianisme. Et si l’exégèse de Tolstoï est, trop souvent, fausse ou ridicule, son intuition néanmoins était admirable, quand il saluait en Jésus de Nazareth non point un abstracteur de quintessences idéologiques, un distillateur de breuvages rituels, mais un maître de la vie intérieure, de la conduite morale, de la réforme sociale. Ne refusons pas, à notre tour, de contempler le Sauveur dans son véritable « ordre de grandeur » — selon l’expression de Pascal — dans un domaine qui n'est pas celui où brille l’intelligence d’Archimède, mais où rayonnent la miséricorde, la justice et la sainteté. À nous obstiner dans un aveuglement volontaire, nous appellerions sur notre tête le verdict foudroyant : « Si votre moralité n’est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

Cependant, les objections se font plus pressantes. On se consolerait d’un commentaire fantaisiste des Écritures ; mais les conséquences pratiques de cette exégèse pittoresque et implacable sont, décidément, inadmissibles : plus de richesses, plus de grandes villes, plus de tribunaux, plus de police, plus d’armée, plus d’État, plus de nation même, au sens moderne du mot. Donc, un saut formidable en arrière, un retour au troisième siècle de notre ère, à l’époque où un Père de l’Église, Tertullien, refusait au chrétien le droit d’être peintre ou sculpteur, car il serait obligé de fabriquer des idoles ; le droit d’être professeur, car il expliquerait des ouvrages païens ; le droit d’être architecte, ou magistrat ; le droit de participer aux affaires publiques ou même aux divertissements populaires. Nous ramener à cette attitude purement négative, quelle gageure, quelle divagation !

Mes frères, je reconnais que l’entreprise est désespérée et qu’elle est, au surplus, condamnée par l’histoire ; car l’idéal de l’anarchiste évangélique, tel que Tolstoï le décrit, ressemble étrangement à l’idéal du moine. Or l’ascétisme, au sens monacal du mot, est radicalement contraire à l'esprit de la Bible. Celle-ci propose à l’homme de Dieu non de fuir le monde, mais de le transformer ; certes, l’apôtre devra pleurer, saigner, souffrir, mais comme apôtre et non en ermite, au service actif de l’humanité, et non en stylite juché sur une colonne isolée. 

À la vérité, Tolstoï ne prétend pas se réfugier, comme l’anachorète, sur les cimes perdues de la contemplation, puisqu’il vibre toujours de colère et de douleur au spectacle de la réalité ; c’est devant l’autel de la Pitié qu’il est prosterné. Mais la pitié ne doit jamais dégénérer en faiblesse. Or, une doctrine absolue de non-résistance au mal, si généreuse qu’elle apparaisse, aboutirait à des conséquences lâches et cruelles. La poule qui défend ses poussins, a-t-elle pitié de l’épervier ? C’est une autre pitié, la pitié maternelle qui l’excite : elle refuse de trahir ses petits. 

Tolstoï ne voyait-il pas qu’une certaine conception toute suave, tendre et quasi bouddhique de l’Évangile, procure plus de copie aux littérateurs que d’embarras aux tyrans ? Un journaliste parisien écrivait : « La Charité, la Pitié, la Pureté, la Chasteté, la Virginité, la Paix, le Remords, la Contrition, le Pardon, le Sacrifice, tous les mots qui ont des ailes prennent leur vol dans le verbe Tolstoïser »2. Eh bien ! l’Évangile a pour nous, chrétiens positifs et non rêveurs, des résonances plus fortes, plus sobres, plus mâles. Dans une doctrine de passivité, de résignation, nous ne reconnaîtrons jamais l’âme indomptable du Fils de l’homme. Non, jamais nous n’élirons pour chef ce mystique Juif errant, ce pâle fantôme qu’un artiste contemporain, dans une série de dessins mélancoliques, promène désolé à travers Paris pour l’abandonner sous un pont, où Jésus désenchanté s’effondre, en pleurant ses illusions perdues3.

Est-ce que l’esprit du Christ ne s’est pas manifesté, ici-bas, depuis deux mille ans bientôt, comme une énergie propulsive incomparable ? Sous cet aiguillon toujours actif, la conscience occidentale a-t-elle goûté un seul instant de répit ? Alors que de puissantes civilisations sont allées se perdre comme des torrents dans les sables du désert, ou dorment d’un sommeil séculaire dans le lac immobile d’une religion stagnante, l’Évangile, au contraire, tel un fleuve impétueux, n’a cessé de rompre tous les barrages et entraîne le monde moderne vers la haute mer. Si la question sociale, ignorée de l’antiquité païenne, est devenue précisément une question en Europe, c’est-à-dire un problème pour la pensée, un scandale pour le cœur, un volcan dont les secousses répétées jetteront bas de gigantesques institutions, tout cet ébranlement des esprits est l’œuvre du Christ vivant, le contrecoup du travail de son âme, car il a lancé dans nos veines, comme un brûlant sérum, la notion évangélique de la personne humaine. Oui, tout l’effort haletant, tragique, des peuples en gestation prépare la naissance d’un Droit nouveau. Or, le Droit est inséparable de la Loi. Les larmes de la Pitié sont impuissantes sans les sueurs de la Justice, acharnée à forger pour l’individu l’armure d’un statut juridique protecteur du faible ou de l’isolé.

Et voilà pourquoi la doctrine de la non résistance au mal, appliquée avec rigueur, serait fatale à ceux-là même dont Tolstoï poursuivait, passionnément, la délivrance.

« Ne t’avise pas de me passer par les verges, disait l’apôtre Paul au licteur, car je suis citoyen romain ! »

Toutefois, mes frères, ne vous hâtez pas de souscrire à mes critiques d’un généreux système social, comme si je libérais par là vos consciences d’un fardeau excessif. Qui sait, au contraire, s’il n’y aurait pas souvent plus de philosophie dans le simplisme génial d’un voyant, que dans les subtilités d’un égoïsme hypocrite ? Quand il s’agit de résoudre le problème social, nous en exagérons les difficultés à plaisir ; nous affirmons que le chemin de la cité future est impraticable, hérissé de glaçons et de dagues… Ce sont de bien lâches défaites ! Et puis, est-il certain que Tolstoï se soit toujours absorbé, — tel un fumeur de hachich — dans les extases de l’utopie ? Et quand il prétend que le sol de la planète est inaliénable, qu’il est destiné, par sa nature même, à rester la propriété indivise de tous, que posséder la terre c’est posséder ceux qui la travaillent ou qui l’habitent et reconstituer indirectement l’esclavage, quand Tolstoï parle ainsi, d’accord avec des économistes marquants, ne redescend-il point de la région des nuages ? Il en descend trop, pour notre repos !

Au surplus, et lors même qu’il se serait trompé sur tous les points, mais trompé d’une manière noble et sublime, sa chevaleresque erreur serait encore supérieure, moralement parlant, à nos vérités froides, sèches et sans entrailles, à nos vérités fausses, à nos vérités menteuses que le Fils de l’homme a, d’avance, foulées aux pieds : « Je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

En résumé, Tolstoï a rempli la mission d’un prophète authentique auprès de la chrétienté moderne. Ses doctrines les plus osées, les plus insensées, ont au moins la valeur de gestes symboliques, d’actes révélateurs. Il a bondi au devant de la civilisation européenne lancée à toute vapeur, comme on court à la rencontre d’une locomotive pour faire les signaux d’alarme. À l’exemple du moine Télémaque, dressé frémissant, dans l’arène rougie, entre les gladiateurs qu’il voulait séparer, Tolstoï s’est jeté entre les classes hostiles, entre les peuples ennemis pour les réconcilier. Au péril de sa vie (car, que savait-il ? il existe des Empires où les voix indépendantes sont parfois étouffées dans le sang), au péril de ses jours4, il a maudit publiquement la tyrannie de la richesse et la tyrannie de la force armée, le veau d’or et l’aigle noir. Et nous lui sommes reconnaissants de cette intrépidité. 

Évidemment — on l’a dit avec raison, — il n’a pas été un « guide », mais un « illuminateur » ; il a « séduit » son siècle et ne l’a pas « entraîné.» Toutefois, il a voulu être un disciple obéissant de Jésus, de ce Messie qu’il invoquait sur son lit de mort, en ces termes : « Ah! Jésus, toi seul tu demeures ! Toi seul tu restes debout ! Soutiens ma faiblesse avec ta force ! » Un reflet de la face du Maître éclaire le front pensif de l’élève. Sans doute, son Évangile, à bien des égards, manque de profondeur ; ni le Jardin des Oliviers, ni le Jardin de Joseph d’Arimathée, ne lui ont livré leur mystère ; il fait du Christ un second Moïse, un législateur plutôt qu’un sauveur, sa compassion pour les frères obnubile sa foi au Père. Nous regrettons ces lacunes, mais nous en consolons à la pensée qu’il a, du moins, pris au sérieux l’étonnante et magnifique parole du Fils de l’homme, dans la scène du Jugement dernier : « Toutes les fois que vous avez nourri, vêtu, soigné, visité l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous avez fait ces choses. »


Laissez-moi vous le demander en terminant : N’est-ce donc pas d’une pareille conviction que nous avons besoin à l’heure actuelle ? Ah ! certes, il y a encore place pour la tendresse, dans le monde, et combien Tolstoï avait raison quand il déclarait : « Voici d’où provient tout le mal : les hommes se figurent que certaines situations existent, où l’on peut agir sans amour envers les hommes, tandis que de telles situations n’existent point. Envers les choses, on peut agir sans amour ; mais dans les rapports d’homme à homme, jamais ! » 

Hélas ! notre société dont nous sommes, parfois, si stupidement fiers, est rongée par la haine, par la haine débordée qui en bat les fondations et les dévore comme un flot corrosif. L’atmosphère est empoisonnée de fiel. Nous avons peur les uns des autres ; ceux qui défendent leurs privilèges estiment la guillotine insuffisante, et parlent de rétablir les peines corporelles, les supplices ; et ceux qui mènent l’assaut contre le « régime capitaliste », creusent des mines souterraines pour préparer l’explosion finale… Mon Dieu ! cette guerre civile va-t-elle devenir, chaque jour, plus intense et plus meurtrière ?

Non, mes frères, non, vous ne le permettrez pas. Prenons conscience enfin, nous tous rassemblés ici dans la communion du Crucifié, prenons conscience du pouvoir de l’amour, de la puissance rédemptrice de l’amour ! Oseriez-vous en douter sans félonie, sans trahir l’Évangile ? Écoutez : si un homme seul, malgré le régime de terreur infligé par l’autocratie, a pu se dresser contre la Force et la tenir en respect, ainsi qu’un feu clair éloigne les loups, comment toute une église de Jésus-Christ, en pleine France démocratique, serait-elle incapable d’élever la voix assez haut pour être entendue ? Soyez-en certains, si la communauté de l’Oratoire le décidait — elle si riche en ressources matérielles, intellectuelles, spirituelles, — elle pourrait, dès demain, inaugurer, au centre de Paris, une œuvre d’enthousiasme et de pitié, une œuvre de relèvement moral et de guérison physique, une œuvre d’évangélisation, enfin, qui parlerait au cœur de nos concitoyens, qui ensemencerait d’espoir les béantes crevasses de notre sol et qui démontrerait, par les faits, qu’une église digne de ce nom est « l’union de tous ceux qui aiment au service de tous ceux qui souffrent. »

Mais ne sentez-vous donc pas que le poids de nos responsabilités religieuses et sociales nous écrase, comme une pierre tombale, que nous avons soif de grand air, de lumière, d’activité commune et concertée au service de notre génération ? Nombreux sont, parmi vous, ceux qui brûlent de se dépenser pour une cause apostolique, avec la sainte folie et la divine lucidité de l’Évangile. Ils ne veulent pas que descende plus longtemps sur notre église, comme l’ombre d’un nuage menaçant, le terrible jugement du Maître : « Si votre justice, votre moralité, votre piété ne surpassent pas l’idéal des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. »

Trêve, donc, aux hésitations ! Marchons de l’avant, au nom de l’amour libérateur. Autrement, savez-vous ce que Jésus-Christ dirait à cette église, le jour de Noël, à tous les fidèles accourus autour de lui pour célébrer avec joie « la fête des cieux ouverts ? » Le Sauveur nous répéterait la parole qu’il inspira, lui-même, à Tolstoï agonisant : « Il y a des millions d’êtres souffrants, dans le monde ! Pourquoi êtes-vous si nombreux, ici, autour de moi ? »


Notes

  1. Darmsteler, Les prophètes d’Israël.
  2. Émile de Saint-Auban.
  3. L’Assiette au Beurre, 12 avril 1903.
  4. Tolstoï n’a pas été persécuté ; il a, d’ailleurs, vivement ressenti cette injustice. Mais, au début de sa propagande, rien ne lui garantissait la liberté du lendemain.

Pour aller plus loin

Lecture de la Bible

Ésaïe 58, 1-8

1Crie à plein gosier, ne te retiens pas,
Élevé ta voix comme une trompette,
Et annonce à mon peuple ses iniquités,
À la maison de Jacob ses péchés !

2Tous les jours ils me cherchent,
Ils veulent connaître mes voies ;
Comme une nation qui aurait pratiqué la justice
Et n'aurait pas abandonné la loi de son Dieu,
Ils me demandent des arrêts de justice,
Ils désirent l'approche de Dieu. -

3Que nous sert de jeûner, si tu ne le vois pas ?
De mortifier notre âme, si tu n'y as point égard ?
— Voici, le jour de votre jeûne, vous vous livrez à vos penchants,
Et vous traitez durement tous vos mercenaires.

4Voici, vous jeûnez pour disputer et vous quereller,
Pour frapper méchamment du poing ;
Vous ne jeûnez pas comme le veut ce jour,
Pour que votre voix soit entendue en haut.

5Est-ce là le jeûne auquel je prends plaisir,
Un jour où l'homme humilie son âme ?
Courber la tête comme un jonc,
Et se coucher sur le sac et la cendre,
Est-ce là ce que tu appelleras un jeûne,
Un jour agréable à l'Eternel ?

6Voici le jeûne auquel je prends plaisir :
Détache les chaînes de la méchanceté,
Dénoue les liens de la servitude,
Renvoie libres les opprimés,
Et que l'on rompe toute espèce de joug ;

7Partage ton pain avec celui qui a faim,
Et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile ;
Si tu vois un homme nu, couvre-le,
Et ne te détourne pas de ton semblable.

8Alors ta lumière poindra comme l'aurore,
Et ta guérison germera promptement ;
Ta justice marchera devant toi,
Et la gloire de l'Éternel t'accompagnera.

Matthieu 5, 1-20

1Voyant la foule, Jésus monta sur la montagne ; et, après qu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. 2Puis, ayant ouvert la bouche, il les enseigna, et dit :

  1. 3Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
  2. 4Heureux les affligés, car ils seront consolés !
  3. 5Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre !
  4. 6Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés !
  5. 7Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde !
  6. 8Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
  7. 9Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
  8. 10Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux !

11Heureux serez-vous, lorsqu'on vous outragera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi.12Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous.

13Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes.
14Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée ; 15et on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. 16Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.

17Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. 18Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé. 19Celui donc qui supprimera l'un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.

20Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux.