Le triomphe de l’esprit

Galates 4

Culte du 23 mai 1920
Prédication de Wilfred Monod

Culte à l'Oratoire du Louvre

« Le triomphe de l’esprit »
23 mai 1920 — dimanche de Pentecôte 


Prédication du pasteur Wilfred Monod.


« Dieu a envoyé dans nos cœurs l’esprit de son fils. »
Galates IV, 6





Chers catéchumènes, frères et sœurs !
Que signifie la fête chrétienne que nous célébrons aujourd'hui, hommage traditionnel à l'effusion du saint Esprit ?

Mon ambition est de répondre à cette question sous une forme populaire, laïque, vraiment humaine et fraternelle, de manière à être compris, non seulement des jeunes gens qui sont groupés au pied de la chaire, mais encore de mes auditeurs occasionnels, protestants, catholiques, libres-penseurs, rassemblés exceptionnellement à l'Oratoire.

Dès lors, je ne suivrai point, sur le terrain aventureux de la spéculation théologique, les curieux qui demanderaient : « Le Saint-Esprit est-il, oui ou non, une Personne, la deuxième hypostase de la Trinité ? » Restant dans le domaine des réalités observables, je me bornerai à raconter un simple récit, dont nous dégagerons ensemble les conclusions.

... Cela se passait, il y a près de deux mille années, sur la Butte-Chaumont de Jérusalem, c'est-à-dire sur une colline chauve, dénudée, qui affectait de loin la forme d'un crâne, et qui de près offrait l'aspect d'un terrain vague, brûlé de soleil, jonché de cailloux, hanté par les chiens errants, survolé par les oiseaux de proie, et où les petits polissons de la banlieue ramassaient parfois dans la poussière un chiffon taché de sang ou quelque fragment de squelette humain ; car ce coin maudit était réservé par les autorités romaines à l'exécution publique et à la lente agonie des suppliciés.

Or donc, sous la clarté printanière d'avril, un vendredi (jour, depuis lors, estimé néfaste), le hideux Calvaire se hérissa de trois nouvelles croix, sur lesquelles palpitaient trois condamnés à mort. Rien ne distinguait entre eux ces piloris improvisés. Ils ne ressemblaient guère à ces croix d'ébène ou d'ivoire qui ornent les chapelles, ni à ces bijoux artistiques dont l'or scintille au cou des femmes, sous forme de croix huguenote ; et certes on eût cherché en vain, dans ces grossiers assemblages de poutres mal équarries, le dessin délicat de la Croix d'honneur. Non, ces trois instruments de torture suaient la laideur, l'ignominie, l'horreur la plus abjecte, sous le ciel bleu.

Et de même, rien ne différenciait, à vues humaines, les moribonds. Immobilisés contre les poteaux qui meurtrissaient leurs dos lacérés à coups de lanières, incapables de rejeter la tête en arrière quand une pierre ou un crachat les atteignaient en plein visage, réduits à l'impotence tragique d'un mutilé des deux mains, puisque leurs bras cloués au bois ne pouvaient disperser les mouches suceuses de plaies, embrasés de fièvre, dévorés d'une soif ardente, secoués de spasmes nerveux, de crampes musculaires et de convulsions, ils pendaient tous les trois comme des loques souffrantes sous l'œil implacable du soleil ou l'avide regard du vautour.

Qui pensait à eux dans le vaste monde, au fond des forêts de la Gaule ou de la Germanie, sur les trirèmes des commerçants phéniciens, dans les écoles d'Alexandrie, les cirques d'Éphèse ou les bains d'Antioche, sous les portiques du Parthénon athénien, ou dans les jardins de Caprée [Capri] où César Tibère traînait sa luxure et sa cruauté ? Et plus près de Golgotha, dans les palais du roi Hérode ou du procurateur Pilate, qui songeait aux trois crucifiés ? On y buvait du vin glacé, avec des convives couronnés de roses ; l'on chantait Bacchus, l'on chantait Vénus, et Salomé dansait toujours.

En vérité, il semblait que les trois encloués dussent disparaître ensemble à jamais, sans laisser de traces, comme des cailloux tombant au fond d'un lac. La presse d'information n'existait point ; aucune gazette quotidienne, à Jérusalem, n'était en mesure de livrer en pâture, dès le lendemain matin, à cent mille badauds palestiniens, la photographie toute fraîche d'une triple exécution capitale1. Non, décidément, le « fait divers » (pour parler un certain jargon), le « fait divers » de Golgotha devait échapper à la publicité la plus vulgaire ; les trois suppliciés étaient voués à un total anéantissement ; et leur mémoire, en même temps que leurs corps, devait recevoir le coup de mort.

Or, c'est bien là, mes frères, ce qui advint pour deux des condamnés : leur nom s'est volatilisé dans l'espace avec la poudre de leurs ossements. Mais, ô prodige ! le troisième a refusé d'être biffé de l'histoire. Jésus de Nazareth avait expiré, solitaire, abandonné de ses amis, renié par un disciple, trahi par un apôtre, sans argent et sans diplômes, sans armes et sans vêtements, ne laissant même pas derrière lui le moindre écrit sorti de sa plume, méditation, poème ou testament. Mais bientôt, de l'abîme où il s'était englouti, jaillissait une voix étrange, puissante, surnaturelle, une voix capable non seulement de remuer le ciel et la terre (ce qui est peu de chose), mais d'ébranler la conscience humaine, une voix de Triomphateur, et qui clamait : « C'est moi ! » Alors, à travers l'Empire gréco-romain, s'élancèrent les messagers de la prestigieuse nouvelle : « Il est ressuscité ! » Alors le pharisien Saul de Tarse, qui avait juré d'extirper le christianisme naissant, commença, de ville en ville, de prison en prison, de naufrage en naufrage, de lapidation en lapidation, sa stupéfiante course au martyre, frappé, blessé, foulé aux pieds, mais se relevant chaque fois pour crier aux Juifs et aux Païens, avec une conviction accrue et un enthousiasme sans éclipse : « Jésus est le Messie ! Je l'ai vu ! Il est vivant ! »

La vague de lumière et de joie renversa les sanctuaires antiques ; elle vint heurter le trône des Césars, et il s'écroula. Sur le territoire d'un monde rajeuni s'élevèrent, peu à peu, les églises, les cathédrales ; et il se trouva, mes frères (mais, ici, décidément, je me demande si je rêve), il se trouva que le plan même de ces pompeuses basiliques fut calqué sur l'immonde croix où le Nazaréen avait saigné. Méditons ce trait ; il étourdit l'entendement, il frappe de vertige l'imagination.

La tradition israélite racontait que, dans le tabernacle de Moïse, un rameau desséché, une baguette de bois mort, avait miraculeusement fleuri. Mais que penser de l'arbre du Calvaire, gisant tout de son long sur le sol réprouvé, renversé dans les ténèbres infernales de l'anathème, et dont les fibres soudain s'émeuvent, qui se couvre de bourgeons énigmatiques, et qui prolifère en une végétation inouïe de colonnades et d'arceaux, en une floraison de statues et de verrières, si bien que la ligne verticale de la croix dessine la nef aérienne du sanctuaire, si bien que la ligne horizontale se métamorphose en transept, et qu'aux endroits précis où frémissaient les mains exsangues du crucifié flamboient aujourd'hui, dans toute leur gloire, les géantes rosaces de la cathédrale de Paris !

Je demeure comme accablé devant un spectacle pareil. Et mon émotion s'accroît encore, à de certaines découvertes. Voici, par exemple, la cathédrale de Chartres, toute baignée dans la coloration de ses vitraux bleus, et où l'on circule, muet d'admiration, comme à l'intérieur d'un colossal et surnaturel saphir. Or, l'on y aperçoit, sculpté dans la pierre (mais à une hauteur telle, que l'artiste a certainement travaillé dans un esprit de pure adoration, pour être approuvé de Dieu et non applaudi des hommes), on y aperçoit un groupe d'une beauté grave et toute spirituelle : le Créateur modelant la tête pensive d'un Adam qui dort encore, inconscient. Eh bien ! l'Éternel est figuré avec le visage traditionnel du Christ, ainsi divinisé, ainsi déifié. D'autre part, voici la cathédrale de Reims, où l'un des portails principaux exalte le Fils de l'homme, en sa vénérable et redoutable dignité de Juge suprême au dernier jour ; il est debout, calme, majestueux ; et lui qui jadis, à Jérusalem, cheminant voûté vers le Calvaire, s'effondrait sous le fardeau de la croix, il balance maintenant, sans effort, et soupèse dans la main gauche, le globe terrestre tout entier.

Que s'est-il donc passé, mes frères ? Eh quoi ! l'ancien crucifié de Golgotha, le honni, celui qui fut lentement torturé devant la foule railleuse et la populace hostile entre ses deux compagnons de misère anonymes, le pauvre Asiatique abandonné de tous, est présenté aux multitudes européennes, après quelques siècles révolus, comme l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Créateur à la fois et le Souverain Juge ?

Mais quel poète, quel romancier, quel inventeur de contes fantastiques, quel metteur en œuvre d'aventures extravagantes, a jamais imaginė, ici-bas, une épopée comparable à celle du crucifié, une apothéose aussi éblouissante ? Ni Mahomet, le chamelier, promu Prophète d'Allah, ni Jeanne d'Arc, la bergère, béatifiée par le pape, n'ont bénéficié d'un retour de fortune aussi imprévu, aussi total, dans le domaine religieux. Mahomet et Jeanne, malgré leur foi, ont employé, l'un et l'autre, pour leur Cause, des moyens humains, ils ont recouru à la force armée, ils ont trouvé dans la foule, pour les soutenir, des enthousiasmes, des préjugés, des institutions séculaires ; et néanmoins, malgré ces concours éclatants et mélangés, ni le prophète, ni la voyante, n'ont réussi à se faire identifier par des millions d'âmes pures et ferventes avec le Créateur de l'univers. Au contraire, le paysan de Palestine, l'humble artisan de Nazareth, entouré de quelques disciples aux mains calleuses et qui sentaient le poisson, Jésus de Galilée, entré seulement vers trente ans dans l'activité publique, et assassiné au bout de quelques mois, Jésus a traversé doucement le monde antique et son tourbillon de crocs, de griffes, de glaives, de flèches, sans autre cuirasse que sa conscience immaculée, sans autre fronde que la bouche qui modula les Béatitudes, sans autre oriflamme que la croix des esclaves. Et la seule musique de ses paroles, la seule étincelle de son regard, le seul parfum de son âme, ont réussi à dresser et à presser autour de lui, depuis vingt siècles bientôt, une multitude indéfiniment renouvelée de serviteurs passionnés, de silencieux martyrs et d'adorateurs.

Je le déclare, mes frères, si nous ne sommes pas là en présence du plus insondable mystère de l'ordre moral et spirituel, je ne connais plus le sens du verbe penser, et je renonce pour toujours à la parole !

Ayons donc le courage de nous étonner, quelquefois ! Prenons exemple sur Moïse, le Bédouin génial, lorsque, dans le désert, ému par la lueur inusitée du Buisson ardent, il se détourna de sa route, et confiant ses troupeaux à la vigilance des chiens, se porta résolument vers une lumière inattendue qui laissait incurieuses les bêtes.

Pour moi, la destinée de Jésus me confond ; et si je la compare à celle des crucifiés qui râlaient à ses côtés, et si je me demande pourquoi ils furent engloutis par les ténèbres, alors qu'il monta, lui, sur l'horizon, après sa mort, comme un soleil de minuit, inextinguible au-dessus de la banquise, et si je recherche les raisons de cette apothéose, je n'en découvre aucune qui m'apparaisse valable et substantielle, aucune, sinon celle-ci le Christ était effectivement, essentiellement, ce qu'il déclarait être en lui s'affirmait et rayonnait une personnalité transcendante ; il respirait dans une communion parfaite avec Celui qu'il nommait son Père ; en lui la Parole était devenue chair, pour employer le langage de l'évangéliste mystique ; il incarnait un principe divin, le Verbe ; en d'autres termes, il incarnait l'Esprit.

Voilà donc une définition du Saint-Esprit, pratique, assimilable, moderne, une définition qui emprunte le vocabulaire non plus d'une métaphysique abstruse, mais de la vie morale, bref une définition qui nous permettrait d'affirmer, peut-être, sous une forme étrange à force de simplicité le Saint-Esprit c'est le caractère du Christ. C'est la puissance contagieuse, envahissante, irrésistible, qui du sommet de la croix s'annexera le monde.

Cet Esprit saint venait du ciel ; et voilà pourquoi celui qui en fut, ici-bas, le porteur par excellence, a été sacré définitivement Fils de Dieu par l'orchestre unanime des multitudes sauvées.

Reconnaissez l'affirmation triomphale de l'apôtre Paul, subjugué par le Nazaréen glorifié : « Dieu, s'écrie-t-il, a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils. »

Mais examinons de plus près cette assertion extraordinaire. Elle ne nous incite pas seulement à contempler, dans le Fils, l'Esprit du Père, elle nous oblige à rechercher en nous, pauvres et tristes créatures, le même et surnaturel Esprit, « Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans nos cœurs. »

En doutez-vous ? L'hésitation est impossible. Sinon, toute l'histoire sublime que je vous ai narrée, que j'ai presque chantée devant vous, a la valeur d'une hallucination fiévreuse ; et, de toute l'épopée du Crucifié à travers les âges, il ne reste rien ; à peine le sillage d'une étoile filante ; que dis-je ? à peine le souvenir évanescent d'un feu follet, d'une bulle de savon…

Car enfin, comment expliquerez-vous le message de la Résurrection, et les missionnaires, et les martyrs, et les cathédrales de pierres élevées par les architectes, et les cathédrales d'idées construites par les théologiens, comment expliquerez-vous l'Église et le Christianisme, et la Chrétienté, si la voix du Sauveur n'a pas rencontré dans l'âme humaine l'écho le plus prodigieux ?

C'est l'âme humaine qui s'est écriée, avec Simon : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » C'est l'âme humaine qui s'est écriée, avec Marie-Madeleine : « Rabonni, mon Maître ! » C'est l'âme humaine qui s'est écriée, avec Thomas le douteur : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » C'est l'âme humaine qui s'est écriée, avec Étienne, le diacre lapidé, malgré le sang qui l'aveuglait : « Je vois le Fils de l'homme debout, à la droite de Dieu ! »

Si l'âme humaine de siècle en siècle n'avait pas ainsi vibrė joyeusement, vaillamment, en harmonie avec l'âme de Jésus-Christ, que serait devenu le Sauveur ? Le mentionnerait-on encore ? En réalité, si les destinées du Crucifié, ici-bas, présentent les apparences d'un miracle, celui-ci reste indissolublement lié à un miracle concomitant, opéré dans l'âme humaine.

Et pourquoi ? Jésus lui-même affirmait solennellement que la créature la plus ignorante, la plus pécheresse, la plus désespérée, si elle offre seulement un verre d'eau fraîche à un prophète en qualité de prophète, c'est-à-dire en rendant hommage à sa nature spirituelle et à sa dignité intime, s'élevait par là même en quelque sorte à son niveau, s'égalait à lui, communiait avec sa personnalité secrète et s'identifiait avec elle. Dès lors, ajoutait le Messie, celui qui aura étanché, dans cet esprit-là, la soif d'un prophète ou d'un juste, recevra d'En-Haut une récompense de juste ou de prophète. Eh bien ! l'âme humaine, placée en face du Crucifié, lui a tendu spontanément la coupe d'un inépuisable amour, le calice d'une foi sans mélange, le saint Graal de son adoration. Et pour s'être ainsi agenouillée devant le maudit du Calvaire, elle recevra comme lui, de l'Éternel, une suprême récompense : elle ressuscitera !

Et n'a-t-elle point, déjà, commencé à renaître ? Quelle est l'individualité chrétienne ici-bas, homme de peine ou artiste, professeur ou femme de journée, nègre zambézien ou élève de nos grandes écoles, qui ne répète pas à son tour, tôt ou tard, avec l'apôtre transfiguré : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi ? » Et quand la table sacrée nous rassemble, régulièrement autour de l'éternel Vivant et de l'éternel Contemporain ; quand nous percevons pendant la sainte Cène la promesse énigmatique du vainqueur de la mort : « Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis là ! » ; quand nous affirmons, en participant aux symboles du grand Sacrifice, la « Présence réelle », c'est-à-dire spirituelle du grand Ressuscité ; quand nos âmes, enfin, groupées autour de lui comme les pétales d'une même corolle autour d'un même cœur, forment une seule fleur mystique nourrie d'une divine sève, n'offrons-nous point, mes frères, aux hommes et aux anges, un spectacle de beauté rayonnante qui éclipse toute magnificence architecturale ? Ah ! sans doute, les flamboyantes rosaces de Notre-Dame furent un hommage éblouissant à l'obscure victime de Ponce-Pilate…

Mais privés d'aimer, de croire,
Tous les cieux et leur splendeur
Ne valent point, pour ta gloire,
Un seul soupir d'un seul cœur !2

Oui, c'est bien « dans nos cœurs que Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils ». Écoutez l'exposé complet de la pensée apostolique : « Parce que vous êtes fils vous-mêmes, Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils dans nos cœurs. »

Commencez-vous à comprendre, mes frères, la fête de la Pentecôte ? Et vous, catéchumènes, entrevoyez-vous la signification radieuse de votre première communion ?

Les symboles du corps brisé au Calvaire et du sang répandu à Golgotha nous rappellent d'une manière poignante, pathétique, le drame consommé sur la colline du Crâne ; nous en percevons le relief sauvage, la farouche et infernale poésie, l'inoubliable scandale qui gémit dans les ténèbres et lance une protestation sans fin vers les muettes étoiles... « Faites ceci en mémoire de moi ! »

Mais en même temps, notre présence volontaire à la table sacrée ; la joie grave et la sereine résolution qui nous animent, à la pensée de rendre publiquement témoignage au Crucifié, au Glorifié ; la brûlante certitude que nous prenons part, en quelque sorte, à un scrutin décisif, à un plébiscite institué sur la terre entière pour ou contre le Sauveur du monde ; l'auguste conviction qu'en levant la main en sa faveur nous contribuons, pour notre part, à exalter son nom, à propager son influence, à préparer son règne, à refouler dans les ténèbres de l'Enfer l'esprit démoniaque de son rival éphémère, Barrabas, le meurtrier qui vient d'égorger huit millions de jeunes hommes sur la pierre noire du mensonge social et de la violence politique ; oui, l'infaillible et jubilante assurance que les véritables communiants perpétuent sur la terre l'esprit du Christ en l'incarnant, et doivent s'écrier avec l'apôtre : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » — une pareille foi, mes frères, est le commentaire inspiré, indélébile, rajeuni chaque jour, à chaque heure, de la déclaration glorieuse : « Le Père a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils. »

Au surplus, tous les communiants ne sont pas rassemblés, toujours, autour de la table du Seigneur ; les uns participent à la sainte Cène, matériellement et de près ; les autres, spirituellement et de loin. L'essentiel, c'est qu'une même ferveur, une même vision, une même révélation, soient l'apanage, dans l'Église universelle, de tous ceux qui ont l'audace et l'honneur de se réclamer de Jésus-Christ.

Ah ! mes frères, sachez-le bien ; si Dieu a envoyé dans nos cœurs l'esprit de son Fils, nous voilà voués à la Rédemption du monde ; nous voilà marqués du signe des croisés ; nous voilà consacrés à toutes les réformes, à toutes les entreprises missionnaires, à toutes les revendications de justice et de fraternité, à la plus grande Église, à la plus grande Europe, à l'unification du genre humain constitué enfin ô joie, pleurs de joie ! — en une Société de secours mutuels, en une Coopérative unique pour le salut de tous.

Qui oserait le contester ici, devant la Table sainte ? Décomposez la lumière blanche, la lumière immaculée, qui en rayonne et vous y trouverez, comme dans la clarté solaire, sept couleurs inaperçues, les sept requêtes qui vibrent dans l'Oraison dominicale. Ah ! certes, mes frères, si « Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils », la prière que son Fils nous a enseignée remplira nos âmes et les comblera jusqu'à en déborder. Et dès lors, à la Table sacrée, centre de l'univers spirituel et pivot de l'univers moral, à la Table sacrée qui prophétise l'Humanité une et indivisible, l'Humanité humanisée, nous ne prierons pas : « Mon Père ! » mais « Notre Père ! », nous ne prierons pas : « Mon pain ! » mais « Notre pain ! » — nous y mangerons et nous y boirons, non pas notre condamnation, mais notre consécration ; nous y saluerons les possibilités infinies, les devoirs sans limites, les renoncements insoupçonnés, individuels et collectifs, les sacrifices de classe et de race, qui s'offrent aujourd'hui, indubitablement, dans le crépuscule d'une civilisation vieillie, aux yeux dessillés des chrétiens authentiques, des chrétiens qui sont las jusqu'à la nausée d'une chrétienté sans christianisme.

Est-ce que je délire ? Nullement. Le Christ lui-même, celui de la chambre haute, en dictant son testament spirituel au seuil même de la Passion, déclarait aux disciples presque effrayés : « En vérité, en vérité, je vous le déclare, celui qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes. »

L'heure sonne où ces paroles mystérieuses vont revêtir un sens, car c'est le monde entier que notre génération embrasse dans ses ambitions, ses âpres mais nobles sollicitudes, et ses prières ; c'est le monde entier qu'elle entrevoit la possibilité d'ordonner d'embellir et de sanctifier. En notre faveur s'accomplit l'antique prédiction de Joël [2:28] : « Dans les derniers jours, déclare l'Éternel, je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions. » Approchez donc, heureux catéchumènes ! approchez de la table sainte, les yeux tournés vers l'horizon ; et sur chacun de vos fronts se posera une langue de feu, une aigrette enflammée, l'inextinguible étincelle qui s'échappe du cœur même de Dieu, ardent foyer de la Pentecôte.

Amen.


Notes

  1. On vient d'exécuter quatre « traîtres », dont une femme, à Vincennes. Rare aubaine pour les journalistes parisiens.
  2. Citation de la 2e strophe du cantique "Dans l'abîme de misère", texte d'Alexandre Vinet. Mélodie originale du compositeur autrichien Joseph Haydn. En 1922, le chant allemand deviendra l'hymne national de la république de Weimar Das Deutschlandlied (note retranscription 2025)

Voir aussi

Lecture de la Bible

Galates IV, 1-7

1Or, aussi longtemps que l'héritier est enfant, je dis qu'il ne diffère en rien d'un esclave, quoiqu'il soit le maître de tout ; 2mais il est sous des tuteurs et des administrateurs jusqu'au temps marqué par le père. 3Nous aussi, de la même manière, lorsque nous étions enfants, nous étions sous l'esclavage des rudiments du monde ; 4mais, lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, 5afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçussions l'adoption. 6Et parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, lequel crie : 

« Abba ! Père ! » 7Ainsi tu n'es plus esclave, mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier par la grâce de Dieu.