La violence et l'âme
1 Rois 19:1-13
Culte du 21 mars 1943
Prédication de André-Numa Bertrand
Culte à l'Oratoire du Louvre
21 mars 1943
« La violence et l'âme »
Culte présidé par le pasteur André Numa Bertrand
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Dieu n’était pas dans le tremblement de terre.
I, Rois, XIX, 12.
Prédication : La violence et l'âme
Aujourd'hui, 21 mars 1943, premier jour d'un printemps tout chargé de promesse et d'espérance, d'un printemps écrasé d'inquiétude et d'angoisse. Jours de lumière et de soleil sous leur brume légère, jours de renouveau où la terre s'éveille à la vie ; jours de douleur et de nuit, jours d'horreur ou la mort étend son empire, ou sur les champs de bataille et dans les camps de concentration les hommes, les femmes, les enfants sont fauchés en une tragique moisson, où le crime des hommes multiplie par un coefficient inattendu la naturelle fragilité des créatures : l’herbe sèche, la fleur tombe ; en vérité l’homme est comme l’herbe et toute sa gloire comme la fleur des champs. — Mystérieux printemps que nous attendions comme un allié, et devant lequel cependant nous ferions volontiers le geste d'Élie voilant son visage, visage, tant nous redoutons de regarder en face cet inconnu : demain !
Le récit qui doit inspirer ce matin notre méditation, évoque une heure semblable à celle que nous vivons ; il est tout chargé de révélations nouvelles, gros d'un véritable printemps spirituel ; le vieux Dieu qui se manifeste par les tremblements de terre et par les tempêtes est dépossédé de sa souveraineté ; un Dieu nouveau s'annonce, dont la présence est révélée par le vent doux et léger Le prophète vient au-devant de lui ; à son approche il sort de la caverne où l'enfermaient ses terreurs et ses lassitudes ; il veut baigner son visage les enfiévré dans ce souffle de douceur qui porte en lui toutes les promesses de la jeunesse et de la paix ; mais il n'ose pas se livrer tout entier à cette sublime faiblesse. Engage comme il l'est dans le plus terrible des conflits, peut-il se passer du Dieu qui s'affirme dans les combats, dans la violence, et vouer sa foi au Dieu qui vient. Il rabat sur son visage le pan de son manteau, il n'ose pas regarder en face la vérité qui monte au levant sur l'horizon, en sorte que cette heure toute pénétrée d'une sorte d'évangélisme avant la lettre, restera sans lendemain, isolée dans la vie du prophète et dans l’histoire de son peuple : le voile demeurera sur leur visage quand ils voudront regarder vers Dieu.
Mais nous qui avons appris du Christ à regarder, le visage découvert, la face de Dieu, peut-être pourrons-nous arracher à cette page toutes les leçons qu'elle contient, et apprendre d'elle a rendre plus féconde notre recherche de Dieu.
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La première leçon à recueillir, c'est que Dieu ne se révèle pas dans les événements, pas même — et je serais tenté de dire : surtout pas — dans les plus sensationnels et les plus redoutables. La terre tremble, la tempête se déchaîne, et la superstition dit : Dieu passe ! Mais la foi évangélique dit : non, Dieu n'est pas dans la tempête : non, Dieu n'est pas dans le tremblement de terre. Dieu n'est pas dans ce qui est, Dieu est dans ce qui doit être. Il est dans la force patiente qui conduit le monde vers ses fins normales, il n'est pas dans l'accident qui l'en détourne. Dieu n'est pas dans l'exceptionnel mais dans le normal, dans le permanent, dans l'éternel. La terre tremble, c'est l'affaire de quelques secondes, et les maisons des hommes jonchent le sol de leurs ruines ; mais le croyant dit avec le Psalmiste : Dieu règne, aussi la terre est solide. La royauté de Dieu ne se révèle pas dans cet instant fugitif qui anéantit le travail d'une génération, elle se révèle dans la stabilité qui encadre cet instant, qui le précède et qui le suit, et qui demeure lorsqu'il est passé : elle se révèle dans l'équilibre qui maintient debout nos constructions, non dans la secousse qui les jette par terre, dans la loi éternelle, non dans le fait passager.
Cette leçon nous est salutaire, car beaucoup d'hommes aujourd'hui cherchent l'image de Dieu et de sa volonté dans l’état présent du monde, et s'étonnent de ne pas l'y trouver. Mais l’état présent du monde, ce chaos si douloureux pour nos cœurs qu'il nous semble durer éternellement, n'est cependant qu'une parenthèse dans l'histoire humaine, un instant au regard de l’éternité ; comment révélerait-il l'être éternel de Dieu ? Pourquoi est-ce au moment où la création de Dieu est saccagée par la folie des hommes que nous voulons juger du Créateur d'après son œuvre ? Pourquoi ne pensons-nous pas à Lui dans les jours paisibles où la tempête ne souffle pas, où les hommes travaillent pour les œuvres de vie et non pour les œuvres de mort ? Verrons-nous Dieu tantôt dans l'ordre et tantôt dans le désordre, suivant que ce sera l'un ou l'autre qui régnera parmi les hommes ; ou comprendrons-nous enfin qu'il ne faut pas le chercher dans les événements d'un jour ? Les événements, mais c'est un flot qui s'écoule, c'est du sable qui glisse entre nos doigts ; l'état présent du monde... mais quand j'achèverai cette phrase, il ne sera plus le même que lorsque je l'ai commencée : il est l'instabilité même, un passage insaisissable entre avant et après ; comment révélerait-il le Dieu éternel, immuable ? Et quelle folie de nous faire une image de l’Éternel, d'après ce dont l'essence même est de passer, de s'évanouir et si l'on ose dire, de n'être pas.
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Mais laissons cela, qui peut paraître un peu abstrait, un peu étranger à notre vie de chaque jour. Une autre révélation est accordée à Élie, c'est que Dieu n'est pas dans la violence qui détruit ; et peut-être le prophète qui n'avait pas craint d'opposer la violence à la violence et le meurtre au meurtre, avait-il besoin de cette leçon ; mais nous, qui la recueillons après lui, prenons garde de l'interpréter exactement ; ne faisons pas de cette condamnation de la violence une sorte d'apothéose de la faiblesse. Nous autres Français en particulier nous avons un certain mépris instinctif de la force ; nous lui accolons volontiers l'épithète de brutale. Lorsque nous avons dit « la force brutale », nous avons tout dit. Et certes, lorsque la force devient brutale, elle est haïssable ; mais elle n'est pas nécessairement brutale ; elle ne le devient que lorsqu'elle n'est pas sûre d'elle-même. En soi, la force n'a rien de méprisable ; être fort n'est pas un vice, être faible n'est pas une vertu.
Il y a eu souvent sur ce point dans la pensée chrétienne, et en particulier dans la pensée protestante contemporaine, une sorte de déviation analogue à celle qui faisait dire à Pascal : « La maladie est l'état naturel du chrétien. » Et l’on comprend bien ce que voulait dire le saint janséniste, que la maladie nous amène à rentrer en nous-même et donne à notre être spirituel une sensibilité, une délicatesse qu'il n'a pas lorsqu'il s'épanouit dans un organisme de santé un peu épaisse ; il n'en reste pas moins que l'état normal du chrétien comme de tout homme, c'est la santé, non la maladie. De même la faiblesse peut nous prémunir efficacement contre certaines tentations d'orgueil ou d'autoritarisme ; mais il n'en reste pas moins que l'état normal du chrétien n'est pas la faiblesse mais la force. Parce que saint Paul a dit que Dieu se sert des choses faibles pour confondre les fortes, il ne faut pas en conclure qu'il suffit d'être faible pour devenir un instrument de choix entre les mains de Dieu. Ce qui est vrai, c'est que certaines faiblesses apparentes recouvrent une force cachée que Dieu sait dégager et mettre en œuvre ; mais être fort d'une force réelle et saine n'est pas une déchéance ; c'est au contraire une forme du devoir chrétien. Il ne faut pas envelopper la force dans le discrédit de la violence.
Bien loin d'être, en effet, comme on le croit souvent, un paroxysme de la force, la violence est plutôt l'exaspération de l'impuissance, l'effort désespéré d'une faiblesse qui veut dépasser ses propres possibilités. Car la violence peut détruire, certes, nous ne voyons que trop comment elle peut couvrir l’Europe de ruines depuis la Volga jusqu' à la Tamise ; mais construire n'est pas en son pouvoir. Il est au contraire de l'essence même de la violence de susciter une violence adverse, de dresser les hommes les uns contre les autres; et prétendre qu'elle peut engendrer un ordre est une utopie ou une imposture. Il n'y a pas en elle de force réelle, de puissance créatrice ; Dieu seul crée, et Il n'est ni dans le tremblement de terre ni dans la tempête qui jette sur le sol la fraîcheur des feuilles encore vertes et des branchages brisés.
Il est dans le souffle du printemps qui ouvre les bourgeons est dans l'impérieuse montée des sèves qui fait reverdir la forêt ; Il est dans la vie qui reprend. La violence peut piétiner les blés en herbe ou incendier la blonde maturité des moissons : mais inlassablement, de printemps en printemps, Dieu renouvellera le miracle du renouveau ; la véritable force, la voilà, la force que nul n'arrête, que nul ne domine, celle qui crée d'année en année et de siècle en siècle. Aucune autre ne peut lui être comparée, parce qu'elle est vivante, parce qu'elle est naturelle, parce qu'elle est souveraine, patiente, créatrice. Tous les explosifs du monde ne suffiraient pas à détruire en hiver la banquise qui bloque les mers boréales ; mais que se lève la tiède douceur des souffles du printemps, et la mer reprendra sa liberté ; une force irrésistible et discrète aura fait ce que nulle violence n'aurait jamais obtenu. La véritable force est là ; comme au temps d'Élie, Dieu est dans le souffle doux et léger, non dans la tempête ou le tremblement de terre. Ainsi la force véritable est si loin de se confondre avec la violence que plutôt elle s'oppose à elle comme la vie s'oppose à la mort ; et si Dieu n'est jamais dans aucune violence, il y a des forces qui manifestent l'être même de l’Éternel.
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Cependant, pour aller jusqu'au fond des choses, il faut faire un pas encore ; tout ce que nous venons de dire des violences inhumaines et de la force de Dieu dans la nature, ne saurait être autre chose que l'ombre des réalités définitives ; ce n'est à vrai dire qu'une parabole, une grandiose image de l'action de Dieu dans le monde des âmes, dominant la violence par laquelle on cherche à dépouiller de leur personnalité profonde et de leur liberté spirituelle des enfants de Dieu en possession de son salut. Jésus aussi a parlé de la force silencieuse et fidèle qui fait croitre et mûrir les moissons : Que le laboureur dorme ou qu’il veille, chaque jour la semence pousse et grandit, elle devient d’abord herbe verte, puis épi, puis grain formé dans l’épi ; puis aussitôt que le grain est mûr, on y met la faucille, parce que la moisson est venue. Mais en parlant ainsi, il pensait à d’autres moissons que celles du froment palestinien ; il songeait à une autre force que celle qui fait éclater l'enveloppe du grain de blé afin qu'il meure avant de donner son fruit ; Il songeait au Royaume de son Père, au royaume des âmes et à la force qui les vivifie. Là aussi, la violence prétend exercer son empire ; là aussi elle accumule des ruines plus douloureuses encore que celles du monde visible; car ce serait peu que notre sol fût ravagé, si les personnes au moins demeuraient intactes, si les âmes étaient respectées ; mais vous le savez, elles aussi subissent les assauts de la violence.
Comment le prédicateur chrétien, dont le ministère est tout de consolation et d'affermissement, pourrait-il feindre aujourd'hui d’ignorer l'indicible détresse qui étreint tant de foyers français, tant de foyers même au sein de notre Église ? Comment garderait-il le silence lorsque nos jeunes hommes sont contraints par la violence de quitter le sol natal et d'aller travailler en faveur d'une cause dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'est pas la leur ? Que dirons-nous devant cette tempête qui ébranle tant de familles, qui fait vaciller tant de jeunes cœurs ? — Prenons garde, Chrétiens, que si nous voulons avoir le droit, en tant que croyants, d'élever notre protestation contre cette violence, la force que nous lui opposerons doit être telle que nous puissions dire en toute sécurité de conscience qu'elle exprime la volonté de Dieu ; elle doit être telle qu'au moment de la mettre en œuvre nous n'ayons pas à voiler notre visage, mais que nous puissions regarder les choses et les hommes en face, parce que d'abord nous aurons regardé vers Dieu. Ici, dans l’Église de Jésus-Christ, à l'heure de la prière, nous ne voulons évoquer ni la rancœur des familles privées de leurs fils ou de leur chef, ni la révolte du peuple injustement opprimé ; c'est au nom de la loi de Dieu que nous élevons la voix, au nom de Celui dont la volonté sainte est foulée aux pieds, chaque fois que les hommes sont traités comme des choses ou comme des bêtes, et non comme des âmes.
Car l'âme est la seule force à laquelle ici nous voulions faire appel. Ailleurs d'autres questions se posent, dont nous ne méconnaissons ni l'urgence ni la gravité ; ici une seule a le droit de nous retenir : dans cette épreuve nouvelle, la France va-t-elle garder son âme ? Saura-t-elle trouver en elle- même la force qui lui évitera de sombrer dans les désordres de la violence ou dans la faiblesse des abdications ? Car la grande force de Dieu, c'est l'âme. Ce que la violence détruit, l'âme le réédifie sans cesse ; ce que la violence nie, elle l'affirme avec une inlassable patience, avec la patience du Dieu éternel. Son action est silencieuse, je le sais ; elle ne crie pas, elle n'élève pas la voix sur les places publiques, mais elle est, elle est inlassablement. Son action est lente, nous l'avons constaté ensemble à maintes reprises : il faut plus longtemps pour faire croître un arbre que pour le voir abattre, il faut plus longtemps pour élever des enfants que pour les voir tuer ; à Dieu Lui-même il a fallu des siècles pour préparer la venue de son Fils, à Caïphe et à Pilate il a suffi de quelques heures de nuit pour l'envoyer à la Croix.
Mais là ou l'âme demeure intacte elle a toujours le dernier mot ; au pied de l'arbre coupé verdissent les rejetons, et le Crucifié est vivant aux siècles des siècles. Que la France, ou tout au moins les chrétiens de France, ne l'oublient pas. Celui qui est maitre de son cœur est plus fort — vous entendez, plus fort — que celui qui prend des villes ; et il y a parmi nous plus de sept mille hommes qui n'ont pas fléchi les genoux devant les idoles de corruption et de mensonge.
Notre foi serait vraiment peu de chose, mes Frères, si elle ne savait intégrer les plus terribles épreuves dans le cadre de notre vie chrétienne. Dans ce monde où Dieu semble absent, c'est à nous de faire passer le souffle de l'âme qui révélera sa présence et qui établira en nous sa conviction que toute violence aura son terme, que la figure de ce monde passe et que seul celui qui fait la volonté de Dieu construit sur le terrain solide ou les choses sont établies pour l'éternité. Il n'est pas possible, si nous savons être fidèles, que cette nouvelle épreuve brise la volonté française, la volonté chrétienne ; car la force véritable est celle d'une âme qui repose entre les mains de Dieu et trouve en Lui une paix qui est une énergie, une douceur qui est déjà une victoire.
Que la France garde son âme paisible, unie, calme, inébranlable ; et tout le reste lui sera donné par surcroît.
Ainsi soit-il.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)
Lecture de la Bible
I, Rois, CH. XIX, v. 1 à 13.
Achab apprit à Jésabel tout ce qu’avait fait Élie, et comment il avait fait périr par l’épée tous les prophètes de Baal. Jézabel envoya un messager à Élie pour lui dire : « Que les dieux me traitent avec la rigueur la plus extrême si demain, à pareille heure, je n’ai pas fait de ta vie ce que tu as fait de la leur ! »
Saisi de crainte, Élie se leva et partit pour sauver sa vie. Arrivé à Béer-Séba, en Juda, il y laissa son serviteur. Quant à lui, il fit dans le désert une journée de chemin ; puis il alla s’asseoir sous un genet et il demanda la mort en disant : « C'en est assez, Ô Éternel ! Reprends mon âme, car je ne vaux pas mieux que mes pères. »
Ensuite il se coucha et s’endormit sous le genêt. Et voici qu'un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi, mange ! » Il regarda et vit à son chevet un gâteau cuit sous la braise et une cruche d’eau. Il mangea, il but, puis il se recoucha. L'ange de l’Éternel vint une seconde fois. le toucha et lui dit : « Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi. » Il se leva donc, il mangea et il but. Puis, avec la force que lui donna ce repas, il marcha pendant quarante jours et quarante nuits, jusqu’au mont Horeb, la montagne de Dieu. Là, il entra dans une caverne, où il passa la nuit.
Et voici que la parole de l’Éternel lui fut adressée en ces mots « Que fais-tu ici, Élie ? » Il répondit : « J’ai été saisi d’une ardente jalousie pour l’Éternel, le Dieu des armées ; car les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance ; ils ont démoli tes autels ; ils ont fait périr tes prophètes par l’épée ; moi seul je suis resté, et ils cherchent à m’ôter la vie. » Dieu lui dit : « Sors, tiens-toi sur la montagne devant l’Éternel. » Et voici que l’Éternel allait passer. Et, devant l’Éternel, il s’éleva un vent fort et violent qui fendait les montagnes et brisait les rochers ; mais l’Éternel n’était pas dans le vent. Après le vent il y eut un tremblement de terre ; mais l’Éternel, n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; mais l’Éternel n'était pas dans le feu. Et, après le feu, il y eut un murmure doux et subtil. Aussitôt qu’Élie l’eut entendu, il s’enveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne.