Sommaire du N° 829 (2023 T3+T4)

DOSSIER : Besoin de mémoire & Devoir de transmission

« Faites ceci en mémoire de moi »
(Luc 22:19)

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Éditorial par Aurore Saglio Thébault, présidente du Conseil presbytéral

Lors du discours de clôture de la journée de commémoration de l’opération de sauvetage de 63 enfants juifs déclenchée à l’Oratoire du Louvre en février 1943 (dont la plaque mémorielle est en couverture de cette Feuille Rose), je faisais référence à une citation de Madame Simone Veil qui nous avait guidés tout au long de la préparation de cet événement... [lire la suite]

Besoin de mémoire & Devoir de transmission [cliquer ici ou sur chaque titre pour accéder à l'article]



Articuler besoin de mémoire et devoir de transmission,  par Pierre François Veil

4
Déportés, leur ultime transmission, par Karine Sicard-Bouvatier 

5
Devoir d'histoire, par Patrick Cabanel
6
Mémoire et Transmission au Musée du Désert, par Denis Carbonnier
8
Faites ceci en mémoire de moi, par A. Adeline-Schaeffer, pasteure
9
Transmettre, par le théologien Raphaël Picon (1968-2016)
11
La transmission est une joie, par le pasteur Louis Pernot
12
Partager la mémoire de chacun avec tous, par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire
13
Transmettre et s'engager : retours sur le 1er semestre 2023
[se rapporter au pdf de la Feuille Rose et cliquer sur les liens pour des compléments d'information]


La commémoration des 80 ans du sauvetage de 63 enfants juifs [voir aussi ici]

15
Le centenaire de la création de la Fraternité des Veilleurs par W. Monod [voir aussi ici]

18
1768 - Résister, pour le 2ème semaine artistique du GPA

19
L'invitation en  chaire d'un Imam [voir aussi ici] et d'un Rabbin [voir aussi ici]

19
L'Assemblée Générale de notre association cultuelle

20
Les enfants de l'Éducation Biblique au cœur du témoignage

21
Le scoutisme à l'Oratoire : 100 ans déjà [voir aussi ici]

22
Une veillée des fiertés pour un anniversaire arc-en-ciel [voir aussi ici]

23
Les actions de préservation de notre patrimoine

24
Dans nos familles - le Carnet

26
L’agenda du premier semestre 2023
28
Les contacts
35

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Dossier du mois
Besoin de mémoire & Devoir de transmission

Éditorial

par Aurore Saglio Thébault, Présidente du Conseil Presbytéral de l'Oratoire du Louvre

Lors du discours de clôture de la journée de commémoration de l’opération de sauvetage de 63 enfants juifs déclenchée à l’Oratoire du Louvre en février 1943 (dont la plaque mémorielle est en couverture de cette Feuille Rose), je faisais référence à une citation de Madame Simone Veil qui nous avait guidés tout au long de la préparation de cet événement : « Je n’aime pas l’expression « devoir de mémoire ». Le seul "devoir" c’est d’enseigner et de transmettre. Dans le domaine de la mémoire, la notion d’obligation n’a pas sa place ; chacun réagit selon ses sentiments ou son émotion. La mémoire est là, elle s’impose d’elle-même ou pas. Il existe, si elle n’est pas occultée, une mémoire spontanée : c’est celle des familles. Autre chose est le devoir d’enseigner, de transmettre. Là, oui il y a un "devoir" ».

Monsieur Claude Lanzmann, dont le documentaire Shoah vient d’être inscrit au registre de la Mémoire du Monde de l’Unesco, disait également : « Je trouve l’expression devoir de mémoire révoltante et n’ai cessé de me battre contre les bureaucrates et les politiciens qui la ressassent ad nauseam. Si la mémoire est un devoir, cela veut dire que l’oubli triomphe… comme si les derniers survivants n’avaient jamais parlé à leurs enfants et petits-enfants, … ou arrière arrière-neveu ; comme si la guerre de 14-18 s’était abîmée dans le néant avec la mort de l’ultime poilu ! La mémoire se perpétue de génération en génération, non pas comme mémoire morte, muséifiée mais comme mémoire vive, c’est-à-dire présence ».

"Présentification" était justement ce que préconisait Sören Kierkegaard pour la lecture de la bible et c’est pourquoi nous avons choisi, en regard du thème de ce numéro Besoin de mémoire, devoir de transmission, le verset de Luc 22:19 : « Faites ceci en mémoire de moi ». Nous sommes tous invités à être des transmetteurs de vie et d’amour tout en gardant à l’esprit que « Mieux vaudrait avoir vécu sans religion que d’avoir vécu sans amour, mieux vaudrait avoir servi Jésus-Christ sans le nommer, que d’avoir nommé Jésus-Christ sans le servir » ; tel était l’enseignement de Wilfred Monod, pasteur à l’Oratoire de 1907 à 1938 ; fondateur de la Fraternité des Veilleurs (avec son fils Théodore) et de La Clairière, devenue plaque tournante de la résistance à partir de l’opération précitée lancée par le pasteur Vergara à l’appel de Madame Suzanne Spaak. Membre du Mouvement National contre le Racisme, elle sera fusillée le 12 août 1944 à la prison de Fresnes, d’où elle écrira à sa fille Pilette (parmi nous le 12 février dernier, entourée elle-même de ses enfants et petits-enfants) : « Je crois surtout que, quand on a la conscience tranquille, on peut toujours trouver du goût à vivre ».

La joie de vivre, de transmettre, d’enseigner, de s’engager ("organiser le courage" disait déjà Wilfred Monod), c’est ce qui anime la grande famille de l’Oratoire du Louvre avec toutes celles et tous ceux qui cherchent, sans dogmatisme, à contribuer à un monde meilleur ici et maintenant.

Articuler besoin de mémoire et devoir de transmission

par Pierre François Veil, Président du Comité Français pour Yad Vashem

Par son ampleur, la tentative d’anéantissement des Juifs est incontestablement le fait historique le plus barbare qu’une communauté humaine, les nazis, a mis en œuvre à l’égard d’une autre communauté, les Juifs. Cette barbarie, conséquence d’une idéologie mortifère, a bien souvent été rendue possible grâce au silence des populations non juives qui observaient les déportations massives, mais aussi, grâce à la collaboration active d’un nombre considérable d’individus.

Nous aurions pu penser, une fois la monstruosité de ces crimes mise à jour, que l’antisémitisme n’aurait plus jamais sa place dans nos sociétés. Force est de constater que ce n’est pas le cas. Une fraction de la population, marginale heureusement, se cache de moins en moins pour stigmatiser les Juifs. Pire encore, des crimes continuent d’être commis au nom de l’antisémitisme.

Il est donc de notre devoir de sans cesse rappeler ce dont les hommes ont été capables à l’égard d’autres hommes, mais aussi, et c’est fondamental, de rappeler qu’il n’y a pas de fatalisme, et que dans cette obscurité terrifiante, des hommes et des femmes, non juifs, se sont élevés contre les persécuteurs et ont permis de sauver de nombreuses vies humaines.

À l’heure où les derniers témoins directs de cet épouvantable drame disparaissent, il est de notre devoir et de notre responsabilité de travailler sur les moyens de transmettre aux jeunes générations ce qu’ont été les pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Mettre en lumière l’atrocité des crimes commis contre 6 millions d’êtres humains, en mettant en valeur les comportements héroïques de milliers de « Justes parmi les Nations » est la manière la plus puissante de maintenir éveillée une conscience collective et d’espérer ainsi que la majorité des hommes et des femmes sera capable de combattre ces fléaux que constituent le racisme et l’antisémitisme.

C’est la mission du Comité français pour Yad Vashem, que j’ai l’honneur de présider, que de contribuer à faire vivre cette mémoire et à la transmettre aux jeunes générations, en formant des enseignants français, en réalisant des podcasts, des expositions itinérantes, en permettant l’intervention dans les écoles d’anciens témoins de cette histoire dramatique. Témoigner, témoigner sans cesse, tel est notre devoir. Il n’existe pas d’alternative.

Déportés, leur ultime transmission : Quand la photographie devient mémoire vive

par Karine Sicard-Bouvatier, photographe

La photographie est au cœur de la mémoire et de la transmission. Un être cher. Il accompagnera nos vies, traversera le temps à nos côtés, passé, présent et même futur. La photographie dessine la trace de l’autre, comme le dit Lévinas.

Transmettre la mémoire du génocide juif nous concerne tous. C’est en le rappelant sans cesse à ceux qui l’ignorent encore, en allant là où il est difficile de transmettre, en créant du lien là où il n’y en a pas sur ce sujet, que la mémoire et la transmission seront réelles et prendront leur sens.

À l’heure où les témoins de la déportation nazie disparaissent, transmettre leur parole aux nouvelles générations est une priorité. Le livre que j’ai réalisé en photographiant et en interviewant des rescapés des camps aux côtés de jeunes, âgés du même âge qu’eux au moment de leur déportation*, documente cette ultime rencontre entre les derniers témoins et la jeunesse qui pourra à son tour témoigner. Face à l’angoisse de l’oubli, j’ai tenté d’arrêter un instant l’éternité de la transmission. C’est-à-dire de fixer dans le temps cette rencontre, comme une bougie qui s’éteindrait et s’approcherait d’une autre pour l’allumer afin que la lumière vive, éternellement.

Lors d’une conférence, l’auteur Jean-Claude Grumberg disait à propos de la Shoah que c’était un « schisme dans le pacte d’humanité ». La mémoire et la transmission de cette tragédie du XXème siècle sont essentielles car elles témoignent justement de cette rupture dans le pacte d’humanité et nous rappellent, tels les pasteurs de l’Oratoire en 1943, qu’il nous incombe de nous sentir tous concernés, d’oser agir face à l’injustice, ici à l’indicible, d’aimer son prochain et de se tenir droit. C’est aussi ce que nous disent les derniers témoins : « Souviens-toi mais n’oublie pas de vivre ». Vivre en homme éclairé et en femme éclairée, ne pas se tenir à l’écart, participer, construire un monde de paix, être attentif là où il y a une souffrance humaine.

* Déportés, leur ultime transmission. Éditions de la Martinière, 2021

Devoir d'histoire

par Patrick Cabanel, historien

C’est l’une des expressions phares de notre temps. Flaubert ne l’aurait pas manquée pour sa nouvelle édition de son Dictionnaire des idées reçues : « Mémoire (devoir de). L’employer à tout bout de champ, ainsi au moment d’inaugurer un giratoire ou une piste cyclable ». Devoir de mémoire : universelle, passe-partout, l’expression n’en est pas moins, pour l’historien et pour le démocrate, la cause d’un grave contresens.

Il n’y a pas de devoir en ce domaine : la mémoire est toujours déjà là, omniprésente, obsédante, chaude, gluante. Et chaque groupe, chaque minorité, chaque nation – puisqu’il s’agit ici de mémoires collectives – a sa mémoire, et souvent ces mémoires particulières se méfient l’une de l’autre, ou s’opposent l’une à l’autre. Il n’y a pas d’effort à faire pour les entretenir, au contraire : elles sont plutôt dans la surenchère vibrante que dans un mol oubli ; elles risquent de saturer l’espace public, de rendre impossible ou durablement difficile une cohabitation harmonieuse et apaisée. Combien de guerres sont d’abord des guerres de mémoires !

Pourquoi, sans cela, aurait-on inventé les lois d’amnistie, sur le même radical qu’amnésie ? Même si l’amnistie n’est évidemment pas un processus naturel, mais bien un programme, un geste juridique et politique fort dont le fondement, en vérité, est un devoir d’oubli, au sens où l’on n’aura plus le droit de miner le lieu du vivre ensemble, à coup de mémoires, de vindictes, d’amertumes séparées, voire de procès, judiciaires, médiatiques ou moralisateurs ? Pourquoi au lendemain de la dictature des Trente (404 avant notre ère), les Athéniens ont-ils voté l’interdiction de se souvenir, me mnesikakein, « il est interdit de rappeler les malheurs » ? Et pourquoi ont-ils élevé un autel à Léthé, L’Oubli ?

Plus près de nous, les deux premiers articles de l’édit de Nantes n’ont-ils pas imposé un même oubli ? « Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre […] demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. […] Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir [= ressouvenir] » …

Quand on sait combien cet édit a offert à la France de décennies de reconstruction et même de bonheur, après celles de la guerre civile, on mesure où est le vrai devoir dont a besoin une société. Il n’y a pas de rétablissement de la paix, dans un pays ou entre pays que les guerres ont déchirés, sans une renonciation à ce prétendu devoir de mémoire ; la laïcité si chère aux Français n’est rien d’autre qu’une forme d’organisation de l’oubli des mémoires religieuses.

Quand un « devoir de mémoire » est mis en place, c’est sous la forme d’une politique publique, notamment d’une nationalisation des masses : elle peut avoir son bien-fondé, mais nous ne devons pas nous tromper sur sa nature, qui est celle d’une discipline imposée par l’État, peut-être pour le meilleur, peut-être pas, et non d’un sentiment spontané. Un exemple : quand un peuple tout entier a appris à lire dans Le Tour de la France par deux enfants (1877), et appris par là qu’il ne faudrait jamais oublier l’Alsace-Lorraine, il s’agissait bien d’une mémoire véhiculée par l’instrument d’État qu’était l’École publique.

Il me reste quatre lignes pour dire où est le vrai devoir, démocratique, pluraliste, fondateur de la cité ; il ne se trouve ni dans les mémoires, ni dans un oubli paresseux et à terme dévastateur. Il est le devoir d’histoire, à la fois reconstitution, récit, usage critique des sources (= des mémoires) et mise à distance. Devoir qui aide à bâtir, comme le fait la loi, cet espace commun où nous pouvons nous retrouver tous – non sans, bien sûr, cultiver des espaces à soi, tels ceux de nos appartenances religieuses ou mémorielles.

 


Mémoire et transmission 

par Denis Carbonnier, Conservateur du Musée du Désert

Mémoire et transmission, n’est-ce pas la définition du musée ? Musée : bâtiment construit pour abriter, sauvegarder, des objets plus ou moins anciens et précieux et pour les faire voir au public. Tout musée assume une double fonction de mémoire du passé (conservation d’un patrimoine) et de transmission au public (communication).

Tel fut le double objectif de la Société de l’histoire du protestantisme français en créant, en 1910-1911, le Musée du Désert, sur un site qui était déjà connu des protestants de la région, à savoir la maison natale d’un chef camisard au Mas Soubeyran, à Mialet, au cœur des Cévennes. L’accélération de la fin des terroirs protestants au début du XXème siècle, donc la fin de la transmission familiale spontanée, et le sentiment d’un affaiblissement du protestantisme, d’ailleurs divisé, tout cela a conduit à mettre sur pied un musée qui d’une part préserve les traces d’un passé sans témoins vivants, d’autre part « réveille » ou même recrée la communauté protestante. Pour ses fondateurs, le Musée du Désert devait « raconter » l’histoire glorieuse des protestants français, à la fois persécutés (au temps du « Désert » : de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution française) et résistants (avec notamment la révolte des camisards) ; une histoire de martyrs et de héros de la liberté de conscience.

Depuis un siècle, le Musée du Désert a été agrandi, transformé. Le programme qui le sous-tend s’est aussi élargi, car son public s’est élargi. Il n’est plus seulement le musée des protestants et les protestants d’aujourd’hui ne sont plus non plus majoritairement des héritiers « de souche ». Sa mission est devenue davantage pédagogique, d’où l’extension de nouvelles salles présentant la Réforme protestante, les guerres de Religion, l’édit de Nantes, et bientôt le « rejeu » de l’histoire du « Désert » pendant l’Occupation (les « Cévennes, terres de refuge »). Tant il est vrai que le musée, comme la mémoire collective, reconstruit sans cesse le passé à partir du temps présent. La question de la liberté de conscience étant toujours d’actualité, le Musée du Désert reste sur ses fondements en offrant une histoire concrète de cette liberté.

Faites ceci en mémoire de moi

Luc 22:19

par la pasteure Agnès Adeline-Schaeffer

« Faites ceci en mémoire de moi » : ce n’est pas seulement au moment du partage de la Cène qu’on se souvient de ces paroles, mais c’est à chaque moment de notre vie quand la Parole rejoint et touche l’intime de notre existence. Nous sommes invités à être des témoins, autrement dit des transmetteurs de vie, d’Amour et de foi, en mémoire de lui.

Quand Jésus rassemble ses disciples pour le repas de la Pâque, en ce jeudi soir, il ne lui reste que quelques heures à vivre. Dans la pièce réservée pour ce repas, une table est dressée avec les aliments rituels servant à célébrer la fête de « Pessah », la Pâque juive, qui commémore la sortie d’Égypte et le passage de la mer Rouge.

Tout y est : les coupes de vin fêtant la joie de la liberté, les pains sans levain rappelant la précipitation du départ, les herbes amères rappelant la douleur de la servitude, et l’agneau braisé, rappelant l’agneau immolé dont le sang sur les portes des Israélites a permis que le peuple soit épargné de la dernière plaie d’Égypte. Le repas est ponctué par ces mots : « Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de l’esclavage » (Exode 20:1), rappelant la présence fidèle et indéfectible de Dieu. Ce soir-là, tout Israël se souvient de Moïse et de son action déterminée à mener son peuple vers la liberté.

Jésus et ses disciples font mémoire de cet événement fondateur. Ils se souviennent du passé, selon la prescription de Moïse dans le livre de l’Exode (Exode 12), tout en l’actualisant pour eux-mêmes. Comme chaque année, et comme pour chacun des membres du peuple juif, c’est eux-mêmes qui sont entrain de sortir d’Égypte.

Et lorsque Jésus prend le pain, puis le vin, il commence par les mots de la bénédiction rituelle : « Prenez et mangez », et il actualise cette bénédiction par les mots suivants, que nous trouvons dans les évangiles synoptiques : « Ceci est mon corps livré, ceci est mon sang versé pour la multitude ». À ce pain et ce vin partagés, Jésus donne une nouvelle signification. Non seulement ce repas rappelle la libération d’Égypte, mais cette libération se prolonge par ce pain et ce vin, symboles de son sang, autrement dit, de sa vie tout entière, donnée pour un nouveau chemin de libération. Une phrase est ajoutée dans l’évangile de Luc (22:19) : « Faites ceci en mémoire de moi ».

De quoi est-ce la mémoire ? De quoi faut-il se souvenir ? De ce dernier repas, avant que Jésus ne parte vers son destin tragique ? De la signification donnée à ce pain et à ce vin ? Ou est-ce encore autre chose ? Le récit est suffisamment ouvert pour que différentes interprétations soient possibles. « Faites ceci en mémoire de moi » : c’est une phrase que nous entendons à chaque célébration eucharistique, selon la liturgie inaugurée par l’apôtre Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens (1 Co 11, 23 : 26). Comment ces mots résonnent-ils en nous ?

Certains commémorent le dernier repas de Jésus pris avec ses disciples, avant sa Passion ; d’autres pensent à la première Cène, tout en continuant d’espérer la dernière, que le Christ prendra dans sa gloire ; d’autres encore croient à la présence réelle du Christ dans les espèces consommées ; d’autres enfin se réjouissent de la présence spirituelle du Christ dans l’église rassemblée autour de la table, partageant ce pain et ce vin.

« Faites ceci en mémoire de moi », chaque disciple a entendu et reçu ce soir-là cette exhortation. En fonction de sa vie personnelle, et de la gravité de la situation, de ce qu’il ressentait à ce moment-là, chacun a compris que Jésus tissait un ultime geste qui le relierait à lui et ce pour toujours, à ne pas oublier. D’où la fidélité absolue de la première Église à transmettre ce geste et ces paroles, de génération en génération jusqu’à aujourd’hui, même si les interprétations de ce geste et de ces paroles sont loin d’être unanimes. Si ce pain et ce vin, éléments de base du repas quotidien, symbolisent le don de la vie de Jésus, il ne s’agit pas seulement de son corps crucifié, mais aussi, et peut-être même avant tout, de l’extraordinaire message de vie, de libération, de foi, d’espérance et d’amour, qu’il a délivré tout au long de son ministère, réconciliant chaque être humain avec Dieu, par son interprétation actualisée.

Transmettre

par Raphaël Picon, Évangile & Liberté du 04/03/2014

Transmettre est aujourd’hui le maître mot des Églises chrétiennes. Énoncer ses convictions, témoigner de sa foi, faire connaître ses valeurs, semble être devenu nécessaire pour un christianisme occidental qui se croit souvent mal aimé et malmené. De même, et plus généralement, l’intérêt contemporain pour le religieux trahit souvent le désir de se voir transmettre un cadre doctrinal, moral ou spirituel, propice à l’enracinement et à la stabilité, là où tant d’éléments de la vie déroutent et déconcertent. Depuis toujours les religions et les communautés religieuses fonctionnent comme des conservatoires. Elles font mémoire de la parole porteuse de sens qu’elles entendent transmettre. Le geste religieux est donc par nature conservateur. Il lutte contre l’oubli, la négligence et l’indifférence. Il est pour cela de la plus haute nécessité de lui opposer une exigence d’imagination et de créativité. Car une transmission vivante ne peut se faire au détriment de l’invention, sauf à fossiliser son contenu. Une religion ne reste vive qu’à travers son aptitude à s’enrichir de nouveauté et à se laisser transformer par elle. Né d’une réforme radicale, voire révolutionnaire, le protestantisme se doit d’être continuellement en recherche de nouvelles manières de croire et de penser. C’est certainement là que réside sa contribution la plus nécessaire et la plus précieuse dans le concert des religions du monde. La fête de la Réformation, le dernier dimanche d’octobre, est une belle occasion de nous rappeler l’une des grandes leçons du protestantisme : nos images de Dieu deviennent des idoles dès qu’elles se figent et résistent aux réformes. Parler de Dieu aujourd’hui, ce n’est pas d’abord transmettre un héritage, aussi beau soit-il, mais inventer de nouvelles manières de dire Dieu, de le croire, de le célébrer, de l’aimer.

La transmission est une joie

par le Pasteur Louis Pernot

La transmission de la foi d’une génération à l’autre est une grande question. D’abord, il faut avoir quelque chose à transmettre. C’est donc la responsabilité de chaque génération de revitaliser ce trésor qui a été reçu, sinon il s’amenuise et finit par disparaître. Il ne suffit pas de se dire d’une famille protestante ou chrétienne pour que les descendants puissent en dire autant. Celui qui est issu d’une lignée de grands croyants, et qui affirme avoir des « valeurs » protestantes sans jamais aller au temple, prend le risque que ses enfants disent « mon père se disait protestant », mais sans s’y reconnaître eux-mêmes.

Ensuite, sans être un grand mystique, on peut considérer que la foi, l’Évangile, l’Église, sont des choses importantes, et donc, vouloir que ses enfants puissent y avoir accès. Il n’y a pas d’obligation d’être soi-même vraiment pratiquant, mais on peut se considérer comme responsable de transmettre, de ne pas être le maillon faible d’une chaîne parfois séculaire en privant ses descendants de ce qui aurait pu être pour eux une chance.

Ainsi, en envoyant ses enfants à l’École Biblique, et à l’instruction religieuse, on fait son devoir de parents. Bien sûr, il faut aussi montrer l’exemple, et par solidarité et cohérence, accompagner ses enfants au culte pendant ce temps d’éducation. C’est un beau cadeau que des parents peuvent faire à leurs enfants, et une porte qu’ils ouvrent pour eux vers quelque chose qui pourra peut-être leur être précieux. Et puis, la transmission dans une famille ne se fait pas seulement de parents à enfants, mais aussi, et de plus en plus de grands-parents à petits-enfants. Les grands-parents sont plus dans la transmission que dans l’éducation, et peuvent être dans l’essentiel que sont les valeurs, les enracinements, et tout ce qui fait sens dans la vie. Bien des jeunes se rapprochent de l’Église, grâce au souvenir d’un grand-parent ayant su témoigner d’une richesse intérieure et d’une profondeur qui les avaient touchés, et qui en avaient indiqué la source en témoignant de ce qui était si précieux pour eux. On voit même souvent des grands-parents prendre en charge le fait que leurs petits-enfants aillent au catéchisme, en les motivant, les accompagnant. La transmission est une joie, et il y a même « plus de bonheur à donner qu’à recevoir ».

Partager la mémoire de chacun avec tous

par la pasteure Béatrice Cléro-Mazire

On a beaucoup entendu parler de devoir de mémoire. ce qui n'a, en soi, rien d'étonnant quand on comprend à quel point certains oublis son fautifs et véhiculent des idées fausses sur certains pas entiers de notre histoire collective. Le révisionnisme a permis à certains certains courants politiques de proposer une version fallacieuse de faits historiques pourtant impossibles à nier. Il arrive sans cesse que les groupes sociaux réécrivent leur histoire ; c'est non seulement habituel, mais aussi inévitable quand ce n'est pas par une perversité délibérée de la part de gouvernants qui étouffent toute liberté des citoyens qu'ils dirigent. Mais il n'en est pas moins vrai que, pour qu'un groupe se constitue, il faut qu'il accepte de se donner un récit commun : récit d'origine, récit épique ou identitaire, toutes ces formes de narration de soi sont indissociables de la structure d'une communauté. Les États écrivent leur biographie par un récit national qui change au fil des mandatures et met en avant certains aspects de l'histoire plutôt que d'autres au gré des évènements qui viennent percuter l'actualité d'un pays. Chaque sujet est utile pour défendre une certaine idée de la nation, même si, parfois, cet utilitarisme va jusqu'à la caricature, comme dans le cas des ultra-nationalismes qui convoquent des motifs dignes des images d'Épinal, mais indignes de toute exigence historique. 

La religion n'échappe évidemment pas à cette nécessité de faire récit commun, et les communautés religieuses n'hésitent devant aucun anachronisme pour revendiquer une mémoire collective mythique, propre à revendiquer l'entre-soi. Le « nos ancêtres les huguenots » des Réformés français n'est plus une réalité, mais relève d'une mémoire partagée avec des protestants qui ne sont descendants d'aucun huguenot. Pourtant cette référence est encore une richesse pour toute une partie de la spiritualité réformée à condition qu'elle ne devienne pas un critère d'exclusion des nouveaux convertis.

Alors comment échapper à ces travers de l'orthodoxie mémorielle ? peut-être faudrait-il se souvenir que la religion est une question de foi et donc d'intimité. Mais évidement, l'intime n'est évidemment pas le collectif et tout l'art de la transmission d'une mémoire spirituelle réside dans notre capacité à passer de ce qui est de l'ordre du témoignage à la mémoire collective ; de passer du singulier à l'universel.

Une église est, à bien y regarder, une fabrique d'anamnèse. Ce qui veut dire non pas qu’elle récite sans cesse à l’identique la mémoire qu’elle a reçue des temps passés, mais qu’elle rend actuel, pour ceux qui la forment dans sa contemporanéité, l’héritage dont elle est dépositaire et qu’elle a pour tâche de susciter à nouveau, à de nouvelles conditions, dans un nouveau monde. Par la catéchèse, par les rites, par la lecture des textes anciens retraduits en langue actuelle, par l’herméneutique sans cesse remise sur le métier, l’institution de l’Église fait de la mémoire des croyants d’autrefois qui nous ont laissé leur témoignage, un matériau de réflexion sur la foi pour aujourd’hui.

Dans cet exercice de transmission, les églises risquent toujours de perdre de vue les contextes qui ont motivé l’écriture de ces témoignages, et donc la matière vive de la partie émotionnelle des textes bibliques. Quand on vit dans la peur de la guerre, quand on est persécuté par un agresseur officiel, quand on est déraciné en exil, on n’écrit pas avec les mêmes émotions son témoignage de foi que lorsqu’on est dans la paix, la prospérité et la légitimité. C’est donc autour des documents dont nous disposons, dans les interstices entre les faits historiques et la conscience individuelle des témoins, que se joue la justesse de la transmission d’une mémoire spirituelle. Cette transmission requiert aussi de prendre garde au contexte de réception qui tend à chercher sans cesse les réponses à ses questions existentielles du moment, même là où elles ne peuvent pas exister.

Ainsi, est-il mensonger de prendre les Évangiles pour des livres d’histoire, aussi bien que de les prendre pour des confessions de foi isolées. Quand Sören Kierkegaard parlait de la lecture de la Bible comme d’une « présentification », il disait au plus près la vocation de toute religion, reliant les témoignages passés à la lecture présente. Ainsi n’y a-t-il pas tant de devoir de mémoire que de devoir de transmission, à condition de ne pas se tromper d’époque et de recréer sans cesse de nouvelles voies pour la pensée et l’existence. Transmettre un trésor religieux est de l’ordre de la résurrection ;
il s’agit donc de susciter à nouveau la vie en l’enracinant dans une mémoire vive.