Voix = Souffle + Parole

Psaume 29 , Matthieu 12:15-21

Culte du 25 mars 2012
Prédication de professeur Hubert Bost

(Psaume 29 ; Matthieu 12:15-21)

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Culte du dimanche 25 mars 2012 à l'Oratoire du Louvre
prédication professeur Hubert Bost

J'avais envisagé ce matin de monter en chaire avec dans les bras une urne et un mégaphone. Je voulais vous parler de voix, et peut-être d’élection et de promesse. Une urne pour parler de voix : l’urne dans laquelle on glisse son bulletin, sa voix, autrement dit son suffrage. Un mégaphone, autrement dit un porte-voix pour amplifier l’annonce ou la revendication. L’urne, j’avais des chances de la trouver ici, surtout un jour d’assemblée générale. Le mégaphone, c’était plus compliqué : les autocollants militants sur celui qu’on m’aurait prêté risquaient de mettre un peu à mal la neutralité de mon propos… Une urne, un mégaphone pour parler de voix, d’élection et de promesse… La voix des électeurs qui votent et celle des manifestants qui vocifèrent. Et puis j’ai laissé l’urne et le mégaphone au placard, m’avisant que ce n’était pas de cela qu’il était question. Qu’il valait mieux suspendre notre activisme, ralentir le rythme, voire s’arrêter. Parler de voix, oui. Mais de la voix nue de Dieu qui parle aux hommes, de la voix des hommes qui répondent et qui se parlent, ou du moins qui s’efforcent de se parler. Parler à voix nue, a cappella comme disent les choristes.

Au départ, il y a ce mystère tout simple : notre voix, c’est nous. Le son, le timbre, le rythme, l’accent, singularisent chacune et chacun. Bien sûr, des voix peuvent se ressembler ; c’est justement pourquoi les imitateurs nous fascinent, avec ce pouvoir de reproduire ou d’évoquer un autre qu’eux-mêmes par la seule voix. Notre voix, c’est l’expression de notre personne, de notre personnalité. Dans le vocabulaire classique de la piété, on aurait dit que c’est notre âme. La voix, c’est le corps qui exprime l’âme humaine (c’est le contraire du violon, où l’âme que dispose le luthier exprime la voix de l’instrument). La voix, une rencontre mystérieuse entre le corps et l’âme. Et que produit cette rencontre, cette incarnation ? Des sons. Cris ou pleurs, monosyllabes et gazouillis des bébés, vocalises, rires… et bientôt, et le plus souvent : des mots. Posons l’équation : voix = souffle + parole.

Vous m’entendez parler d’incarnation, du souffle qui est l’autre façon de désigner l’Esprit Saint, de la parole qui est l’autre manière de dire le Verbe : les mots résonnent, et vous devinez sans peine le glissement théologique qui s’opère. Comme l’on s’éloigne rapidement de l’urne et du mégaphone !… Pourtant, n’allons pas trop vite. Ne nous jetons pas tout de suite à corps perdu dans des vocalises doctrinales. Il sera bien temps d’y venir tout à l’heure : laissons pour le moment à cette voix le temps de déployer ses harmoniques, laissons-nous surprendre par ses nuances, ses vibrations, ses contrastes. En un premier mouvement forte, fortissimo, comme on dit en musique : puissance d’une voix créatrice et libératrice, qui ordonne l’univers et l’ouvre à l’avenir, qui assigne le monde et l’histoire à leur but à travers les alliances successives qu’il décrète. Puis un mouvement piano, pianissimo, où la voix de Dieu chuchote, vacille, frôle le silence. En un troisième mouvement, nous chercherons à percevoir l’écho en nous, à l’oreille ou à l’âme, l’écho en nous de cette voix paradoxale, si forte et pourtant si fragile.

Au commencement, il y a cette voix majestueuse. Divine parce qu’elle dit ce qu’elle fait. Parce qu’il n’y a pas d’écart entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. Elle dit « Que la lumière soit », et la lumière naît. C’est cette puissance créatrice et dominatrice, presque tonitruante, qu’évoque le psaume que nous avons entendu tout à l’heure. Et puis cette voix ordonne le monde en fixant les lois du jardin d’Eden, elle interpelle l’homme, le cherche et lui demande des comptes. En maintes occasions elle relance l’histoire en libérant son peuple : Dieu élit, c’est-à-dire qu’il choisit. À ce peuple élu, il promet solennellement sa fidélité, sa présence. Il lui demande l’exclusivité. Il lui demande de la mémoire : souviens-toi toujours de celui qui t’a fait venir à la vie et à la liberté, qui t’a donné ton nom et t’a confié ce monde : « Écoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur un… » (Dt 6, 4). Dieu envoie vocation à ses prophètes qui sont ses porte-voix. Ainsi Jérémie transmet-il le message, rappel de la promesse, exigence d’exclusivité et reproche de surdité : « Quand j’ai fait sortir vos pères du pays d’Égypte, je ne leur ai rien dit, rien demandé en fait d’holocauste et de sacrifice ; je ne leur ai demandé que ceci : “Écoutez ma voix et je deviendrai Dieu pour vous, et vous vous deviendrez un peuple pour moi. Suivez bien la route que je vous trace et vous serez heureux.” Mais ils n’ont pas écouté ; mais ils n’ont pas tendu l’oreille, ils ont agi à leur guise dans leur entêtement exécrable, ils m’ont tourné le dos au lieu de tourner vers moi leur visage. » (Jr 7, 22-24). Il se désole, il se tait, puis rappelle son peuple et se réconcilie avec lui.

L’Ancien et le Nouveau Testaments résonnent de cette voix puissante, jusqu’à l’Apocalypse qui la compare au « bruit des grandes eaux » (1, 15) ou au tonnerre (6, 1). Dans le grand récit biblique, cette voix majestueuse adopte Jésus comme Fils et l’adoube comme Messie. « En ce temps-là, rapporte Marc, Jésus vint de Nazareth en Galilée et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. À l’instant où il remontait de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit, comme une colombe, descendre sur lui. Et des cieux vint une voix : “Tu es mon fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir.” » (Mc 1, 9-11). Au cours de son ministère se produit le troublant événement de la transfiguration, à la fois rappel du baptême, annonce de la gloire et perspective de la mort. Sur une montagne, Jésus apparaît à Jacques, Pierre et Jean, dans des vêtements d’une blancheur étincelante, s’entretenant avec Moïse et Élie : « Une nuée vint les recouvrir et il y eut une voix venant de la nuée : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le !” Aussitôt regardant autour d’eux ils ne virent plus personne d’autre que Jésus, seul avec eux. Comme ils redescendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme ressuscite d’entre les morts. » (Mc 9, 7-10). Ne rien dire à personne ! La voix ne manque pas d’humour. Se taire : ainsi le mouvement forte, impressionnant, s’achève-t-il diminuendo – du moins provisoirement – en un secret, en un silence.

Le deuxième mouvement, piano, est précisément celui de l’incarnation. Affirmer que le Verbe ou la Parole de Dieu s’est fait chair, c’est dire que Dieu renonce à s’exprimer sur le registre de la puissance. À la voix retentissante, universelle et imposante, en succède une que le bruit peut couvrir, qu’on peut facilement éviter d’entendre en se bouchant les oreilles. Une voix vulnérable, voire vacillante. Jésus, homme seul confronté à l’hostilité des institutions religieuses de son temps. Dès sa naissance, avant même qu’il ne sache parler : le risque que cet enfant soit tué, que l’histoire avorte ; l’indispensable fuite en Égypte. Mais à y réfléchir, ce mouvement de l’incarnation avait commencé encore bien avant la crèche et la croix. Souvenons-nous de Moïse expliquant à Dieu qu’il faisait une erreur de casting en le choisissant pour porter sa parole au peuple, puisqu’il était bègue : il avait, disait-il, « la bouche lourde et la langue lourde » (Ex 4, 10). Rappelons-nous Élie, enivré du sang des prophètes de Baal égorgés au Carmel, mais épuisé et découragé dans sa caverne à l’Horeb ; Élie attendant Dieu dans le tremblement de terre ou dans le feu, et surpris de discerner sa voix dans le « bruissement d’un souffle ténu » (1 R 19, 12). Ayons garde, enfin, d’oublier cette prophétie d’Ésaïe au sujet du Serviteur souffrant de Dieu : « méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs… Il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à la boucherie, comme une brebis devant ceux qui la tondent, elle est muette : lui n’ouvre pas la bouche. » (Es 53, 3 et 7). Ou cet autre passage du même Ésaïe repris dans le texte de l’Evangile de Matthieu pour l’appliquer à Jésus : « Voici mon serviteur que j’ai élu, mon Bien-aimé qu’il m’a plu de choisir. Je mettrai mon esprit sur lui et il annoncera le droit aux nations. Il ne cherchera pas de querelle, il ne poussera pas de cris, on n’entendra pas sa voix sur les places… » (Es 42, 1-4 ; Mt 12, 18-19). Au moment de la Passion, comment les évangélistes auraient-ils manqué d’appliquer à Jésus ce portrait du Serviteur souffrant ?

Voici donc l’incarnation, avec sa révélation paradoxale, pour ne pas dire contradictoire : ce Jésus qui porte la Parole de Dieu est annoncé, au tout début de l’évangile, par la voix de Jean Baptiste. Sa voix crie « préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers » (Mc 1, 3). Mais cette voix du Baptiste crie dans le désert, et c’est une voix bientôt réduite au silence par un pouvoir politique aux abois. Et encore ceci : à la fin de l’histoire, celui qui s’était tu comme l’agneau mené à l’abattoir, celui-là même est mis à mort. Le crucifié crie « d’une voix forte “Eloï, Eloï, lama sabaqthani ?”, ce qui signifie “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Un instant plus tard, Jésus pousse un grand cri et expire (Mc 15, 34 et 37) – c’est-à-dire, littéralement, qu’il rendit son dernier soupir. Parole et souffle. Et cri : voix de Dieu portée à l’incandescence. Sur la croix, la voix est à la fois parole (le psaume que récite Jésus agonisant), souffle et cri : alors que le mouvement forte s’achevait sur un diminuendo, le mouvement piano s’achève sur un cri. En ce point culminant l’équation se résout. Ou devient plus mystérieuse encore.

Arrêtons-nous là. Non qu’il y ait un suspense insoutenable qu’il faudrait respecter, mais parce que tout découle de ce moment. Y compris les épisodes suivants, si bien scandés par l’année liturgique : Pâques et la résurrection, l’Ascension qui assume le Christ désormais absent en tant que personne dont on pourrait écouter la voix au sens humain du terme, Pentecôte, et l’Esprit qui donne le second souffle de cette voix, et l’histoire qui se rouvre à nouveau, avec de nouvelles promesses et l’horizon de l’humanité tout entière. Le souffle prend le relais de la parole. À la voix l’esprit lui donne du souffle, de l’endurance ; l’effet d’incarnation se prolonge après le ministère terrestre du Christ, et l’Esprit n’est rien d’autre que la présence de celui qui s’est absenté.

Arrêtons-nous là, mais pas tout à fait : car se taire maintenant laisserait entendre que cette histoire nous reste extérieure, qu’on la raconte mais qu’on ne la vit pas. Or nous sommes invités à en être, à entrer dans ce grand récit. Après un peu d’explication, tentons de nous l’appliquer, ou de nous y impliquer. Pas pour se lancer dans des tirades moralisantes ; simplement pour être à notre tour des caisses de résonance de cette voix entendue aujourd’hui.

Remarquons d’abord que la voix autour de laquelle nous avons médité est pour nous à la fois extérieure – une parole incarnée, lue, écoutée – et intérieure : un écho, une méditation, un mûrissement intime, un dialogue secret, une prière peut-être. Calvin parlait, à ce propos, du « témoignage intérieur du Saint Esprit » qui vient conforter en nous la certitude de la vérité que nous annonce la parole externe. Aujourd’hui la difficulté c’est de trouver le temps de souffler et le silence pour écouter. Nous courons après cette respiration dans nos vies, qu’elle soit communautaire ou personnelle. Mais justement, arrêtons de courir, détendons-nous et laissons advenir ces instantanés, ces « sels de la vie » comme les nomme très joliment Françoise Héritier. Pas besoin d’attendre. Une lecture, une rencontre, un micro-événement, tout peut faire signe. Quant à notre réponse, elle peut être d’une extrême brièveté. J’ai lu cette semaine un extrait de lettre où saint Augustin se montre très conscient de cela lorsqu’il explique à sa correspondante : « On dit qu’en Égypte les frères ont des prières fréquentes, mais très brèves, rapides comme des traits qu’on décoche, de peur que l’attention vigilante, si nécessaire à celui qui prie, ne finisse par se relâcher et s’émousser dans des prières trop longues. » (Lettre à Proba).

Ceci vaut pour Dieu. Mais aussi pour nos frères et sœurs humains. Combien de voix qui cherchent à se frayer un chemin d’écoute ? Qui n’a jamais éprouvé combien quelques instants d’écoute reçus ou donnés, d’écoute authentique et attentive, sont un inestimable cadeau ? Voix fêlées ou faillées qui disent notre mal de vivre, voix péremptoires qui ne parviennent pas toujours à dissimuler notre fragilité, soupirs, cris et chuchotements, sourires et rires aussi. Dans ces moments où l’on consent, où il nous est donné de pouvoir être à voix nue comme d’autres se battent à mains nues, une chose est sûre : le Dieu de Jésus-Christ, ce Dieu qui parle de personne à personne, est proche de nous.

On est bien loin de l’urne et du mégaphone du début, n’est-ce pas ? Eh bien pas tant que ça. Si nous prenons vraiment au sérieux cette histoire d’incarnation, autrement dit cette façon qu’a Dieu de venir habiter notre monde avec nous, ne sommes-nous pas renvoyés à notre façon de l’habiter, de l’entretenir, de l’organiser ? Si Dieu vient vivre en notre humanité, ne sommes-nous pas renvoyés aux responsabilité qu’il nous a confiées ? Même s’il arrive qu’il soit un enfer, ce monde n’est pas un lieu de perdition mais le lieu de notre vocation de femmes et d’hommes. Il est un don qui nous est fait, une gérance qui nous est confiée. Alors voter, ou manifester, ou militer, lutter, s’indigner et crier : rien de cela ne saurait, pour des raisons soi-disant religieuses, nous paraître étranges ou étrangères. Seulement le parcours que nous avons accompli nous fait perdre l’illusion de la puissance : les chrétiens à voix nue sont des citoyens à mains nues.

Amen

Hubert Bost est directeur d'études et doyen de la Section des sciences religieuses de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes


Lecture de la Bible

Psaume 29

Rendez à l’Eternel,
Rendez à l’Eternel gloire et honneur!
2 Rendez à l’Eternel
gloire pour son nom!
Adorez l’Eternel
avec des ornements sacrés!
3 La voix de l’Eternel
retentit sur les eaux,
Le Dieu de gloire
fait gronder le tonnerre;
L’Eternel est sur les grandes eaux.
4 La voix de l’Eternel est puissante,
La voix de l’Eternel est majestueuse.
5 La voix de l’Eternel brise les cèdres; L’Eternel brise les cèdres du Liban,
6 Il les fait bondir comme des veaux,
Et le Liban et le Sirion
comme de jeunes buffles.
7 La voix de l’Eternel
fait jaillir des flammes de feu.
8 La voix de l’Eternel
fait trembler le désert;
L’Eternel fait trembler
le désert de Kadès.
9 La voix de l’Eternel
fait enfanter les biches,
Elle dépouille les forêts.
Dans son palais tout s’écrie:
Gloire!
10 L’Eternel était sur son trône
lors du déluge;
L’Eternel sur son trône
règne éternellement.
11 L’Eternel donne
la force à son peuple;
L’Eternel bénit son peuple
et le rend heureux.

Matthieu 12:15-21

Jésus s’éloigna de ce lieu. Une grande foule le suivit. Il guérit tous les malades,
16 et il leur recommanda sévèrement de ne pas le faire connaître, 17 afin que s’accomplisse ce qui avait été annoncé par Esaïe, le prophète:

18 Voici mon serviteur que j’ai choisi, Mon bien-aimé en qui mon âme a pris plaisir. Je mettrai mon Esprit sur lui, Et il annoncera la justice aux nations. 19 Il ne contestera point, il ne criera point, Et personne n’entendra sa voix dans les rues. 20 Il ne brisera point le roseau cassé, Et il n’éteindra point le lumignon qui fume, Jusqu’à ce qu’il ait fait triompher la justice. 21 Et les nations espéreront en son nom.

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