Les Écritures sont là pour nous déplacer

Matthieu 25:1-13

Culte du 16 septembre 2012
Prédication de professeur Élian Cuvillier

Culte du dimanche 16 septembre 2012 à l'Oratoire du Louvre
Prédication du professeur Élian Cuvillier
(Faculté de Théologie Protestante de Montpellier)
Les Écritures sont là pour nous déplacer

(Matthieu 25:1-13
(écouter l'enregistrement)  (voir la vidéo)


En cette période de rentrée, scolaire, universitaire, professionnelle mais aussi paroissiale, nous voici par fidélité, habitude, choix ponctuel, curiosité, hasard, nécessité… ou sans raison très précise, nous voici rassemblés en ce lieu, connoté s’il en est, que représente ce Temple. Rassemblés pour, comme dit la liturgie, « écouter la lecture des Écritures » et « entendre la prédication de la Parole ». Curieuse habitude si l’on y prend bien garde : il y a tant d’autres paroles à entendre, tant d’autres textes à lire. Pourquoi ces Écritures là plutôt que d’autres ? Qu’allons nous apprendre que nous ne savons déjà ? À quoi peut bien nous être utile l’écoute de cette vieille Parole biblique, la lecture de ces Écritures que l’on ose à peine dire encore « Saintes »? Et quelles conséquences cela aura-t-il sur notre existence personnelle, sur la relation avec nous-mêmes, avec les autres, avec le monde et avec Celui ou ce que nous appelons Dieu ? Autant de questions auxquelles je n’ai pas le commencement du début d’une réponse tant il est vrai qu’il appartient à chacun d’y répondre pour lui-même.

Ce que je sais par contre, ce qui est pour moi une conviction profonde que j’enracine tant dans la tradition de la Réforme que dans ma pratique d’exégète, c’est que les Écritures sont là pour nous déplacer. C’est-à-dire pour nous faire entrevoir les choses autrement. Pour nous faire passer d’une compréhension de nous-mêmes, du monde, de Dieu et des autres à une autre. Et qu’elles le font d’une manière finalement toute simple : elles nous déplacent, elles ouvrent pour nous une autre façon d’envisager notre existence, en nous apprenant à lire. Car lire c’est interpréter le monde en interprétant un texte et c’est s’interpréter soi-même en interprétant ce texte. Cela veut donc dire que si lire, c’est répéter ce qu’on a toujours lu, alors on ne sait pas lire. Et cela est particulièrement vrai de la lecture du texte biblique. Car le but de la lecture biblique, sa « récompense », est de nous guérir des représentations faciles et de leur automatisme mécanique, immobile, en y substituant d’autres propositions, plus lentes à naître mais plus concrètes, plus productrices. Plus vivantes aussi parce qu’ouvrant pour nous un horizon nouveau. Mais nouveau, non pas en ce qu’il inventerait quelque chose qui n’a jamais existé. Non. Nouveau parce qu’il nous offre de poser un regard différent sur notre existence, sur la morale commune des hommes, sur le religieux tel que nous le comprenons habituellement. Car, ce que nous découvrons comme nouveau, et qui l’est réellement par rapport à nos habitudes, est en effet inscrit depuis longtemps dans les Écritures, qui restent donc les mêmes mais qui se font pourtant découvrir à nous toujours différent de ce que nous croyons en savoir. C’est cette expérience que je voudrais vous faire appréhender à travers la lecture d’une parabole bien connue, celle des 10 jeunes filles.

Connue, cette parabole l’est plus que d’autres dans l’imaginaire chrétien. Elle est apparemment simple, évidente et, bien souvent, on la connaît avant même de l’avoir lue. Il suffit pour s’en convaincre de taper sur Google « parabole des dix vierges ». On y trouve en un seul clic, quantité de commentaires, évangéliques, réformées, catholiques, sans oublier tous les autres. Chacun y trouve alors son compte. Le discours est plus ou moins audible selon sa sensibilité théologique, mais le fond est toujours le même : il faut veiller, c’est-à-dire, avoir de l’huile en réserve pour pouvoir entrer dans la salle de noces quand l’époux viendra ! Prévoir, être avisé. Ce que nous devons faire (prendre de la réserve) pour avoir (l’huile en suffisance) conditionne le lieu où nous nous trouverons au dernier jour (dans la salle de noces ou au dehors). À partir de là chacun peut évidemment conjuguer de multiples manière ce qu’il s’agit de faire et d’avoir (l’huile étant, selon les cas, le Saint Esprit, la foi, les bonnes œuvres, la vigilance, la solidarité avec les autres…) et le lieu où il s’agit d’être ou pas (paradis/enfer, monde ou royaume, jugement ou grâce…).

Or lire c’est écouter. Écouter les détails, les écarts, les surprises de ce qui se donne à entendre dans un texte. Les écouter pour y entendre autre chose que ce à quoi nous sommes habitués et qui fait que nous n’entendons plus, que nous ne lisons plus. Car, dans cette parabole, l’important est dans les détails du texte susceptibles d’en renouveler l’écoute. J’en relève quatre.

Le premier concerne l’ouverture de la parabole : « le Royaume des cieux sera semblable à dix jeunes filles » (v. 1). Le Royaume n’est pas semblable aux seules jeunes filles « avisées », mais aux dix : il englobe les sages et les insensées. Du point de vue de l’espace, il englobe donc la salle de noces où seront les unes et l’extérieur de la salle de noces où resteront les autres. Cela signifie alors que la parabole ne décrit pas deux catégories de croyants susceptibles de se retrouver dans deux espaces différents, le Royaume et les « ténèbres du dehors », mais deux attitudes présentes en chaque lecteur, qui « traversent » chacun. Le Royaume accueille ainsi, en tout lecteur, la sagesse et la folie. Lire ce n’est donc pas découvrir que l’on est meilleur que l’autre, celui qui ne sait pas lire (i.e. qui n’a pas d’huile ?) mais découvrir qu’on est ce lecteur là qui ne sait pas lire et qui pourtant, par l’écoute de la parabole, va apprendre, c’est-à-dire entendre.

Des sages bien mauvaises conseillères

Le second détail concerne l’attitude des « avisées ». Ces cinq jeunes filles sont de très mauvaises conseillères en renvoyant leurs consœurs, en plein milieu de la nuit, vers un improbable marchand plutôt que de les faire profiter de la lumière de leur lampe. Après tout, les insensées n’auraient-elles pas pu entrer à la clarté des lampes des avisées ? C’est que le monde de la parabole, s’il part de la réalité quotidienne, s’en détache rapidement pour libérer le lecteur de cette logique. Car la parabole ne fonctionne pas dans le champ de la morale commune — dans ce champ-là, en effet, les « avisées » sont d’impardonnables égoïstes qui ne savent pas ce qu’est la solidarité. Lire c’est donc changer de monde, de logique, de logiciel. Passer d’un monde à un autre. D’une représentation à une autre. Se déplacer. Oui, mais pour aller ou ? Car, si être « sage » ne relève pas d’une qualité morale et d’un peu de générosité, alors de quoi s’agit-il donc ? Pour tenter de répondre, venons-en à la troisième remarque.

Que représente l'huile ?

Cette troisième remarque concerne la fameuse huile que les unes possèdent et que les autres n’ont pas. Que représente-t-elle donc ? Beaucoup d’hypothèses ont été formulées dans l’histoire de l’interprétation : la vigilance, la piété, les bonnes œuvres, la foi…. La parabole, elle, n’éprouve à aucun moment le besoin de décrypter l’image. Serait-ce qu’elle est évidente pour les auditeurs historiques ? Ou alors qu’il n’est pas important de savoir ce qu’elle désigne parce qu’elle n’est finalement que l’élément déclencheur d’une histoire dont l’essentiel se joue ailleurs ? C’est cette seconde hypothèse que je propose de suivre en posant une question naïve : est-ce véritablement l’absence d’huile qui interdit l’entrée dans la salle de noces ? Oui répond d’abord le lecteur, influencé par l’importance apparente que la parabole accorde à cet ingrédient : si elles en avaient eu elles auraient eu accès à la salle de noces ! Mais enfin, si la porte est fermée devant les insensées, est-ce parce qu’elles n’ont pas d’huile ou n’est-ce pas plutôt parce qu’elles sont absentes au moment où l’époux arrive ? À l’inverse, est-ce parce qu’elles ont de l’huile que les « avisées » sont accueillies dans la salle de noces ou n’est-ce pas plutôt parce qu’elles sont présentes au moment où l’époux arrive ? Dit autrement : l’essentiel est-il d’avoir de l’huile ou d’être là au moment opportun ? Quoi qu’il en soit de la réponse que l’on apporte à cette question, le fait de la poser permet de prendre conscience de l’écart existant, dans la parabole, entre ce qui relève de « l’avoir » (avoir de l’huile ou pas) et ce qui relève de « l’être » (être là ou pas).

La « folie » des cinq jeunes insensées n’est donc peut-être pas seulement d’avoir oublié de prendre le précieux liquide, mais également d’avoir écouté le mauvais conseil des « sages » en se rendant chez le marchand — celui qui vend de l’avoir — alors qu’il fallait rester pour être présent au moment opportun ! Lire c’est être disponible à l’inattendu. Ne pas se laisser distraire par autre chose que par la rencontre possible avec l’altérité à l’œuvre dans le texte biblique.

« Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l’heure »

Dernier détail surprenant, il concerne la conclusion de la parabole : « Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l’heure » (v. 13). Où voit-on que les dix jeunes filles ont veillé, puisqu’elles dormaient toutes au moment de la venue de l’époux ? ! La conclusion est donc en décalage avec l’ensemble de la parabole puisqu’elle interpelle au final les dix jeunes filles en les renvoyant dos-à-dos. Qu’y a-t-il donc derrière ce nouvel écart ?

Lire ce n’est pas savoir qui est d’un côté et qui est de l’autre. Lire c’est veiller. Garder les yeux… et les oreilles ouvertes pour entendre. Alors, à un moment donné, un mot peut venir suspendre la logique de la signification habituelle, reconnue par la plupart, et devenir occasion d’une rencontre avec un autre sens ignoré jusque-là ou oublié dans la mémoire des interprétations. La lecture est alors un acte où des mots produisent en nous l’événement d’un ébranlement de nos habitudes et une ouverture vers l’inattendu.

C’est ici une écoute qui suppose un « lâcher-prise » susceptible de laisser place à un surplus ou un excès de sens. J’ajoute que cet événement de la lecture opère le plus souvent à l’insu du lecteur, au moment où il s’y attend peut-être le moins. Il peut seulement le reconnaître lorsqu’il se signale à lui dans l’émotion de la rencontre avec ce qui surgit pour lui. Il ne peut pas prévoir l’instant où cela se produira, ni ne peut programmer l’imprévu d’une lecture qui, à un moment donné, est traversée par l’événement imperceptible d’une rencontre ouvrant alors sur une herméneutique renouvelée du texte et de soi-même.

En langage théologique, seul l’événement de la rencontre d’une altérité à l’œuvre dans le texte biblique ouvre à la relecture des Écritures qui prennent alors un nouveau goût où la raison n’est pas congédiée mais convoquée dans l’après-coup. Là est, en vérité, le moment de la rencontre avec ce qui est à l’œuvre dans le texte. Et alors ce nouveau qu’il découvre, il le découvre comme nouveau pour lui mais une nouveauté qui s’inscrit dans une longue tradition d’écoute de ce texte, tradition au sein de laquelle, avec d’autres mots, d’autres cultures, d’autres habitudes de lectures, il se trouvera en communion avec d’autres lecteurs.

C’est cela le mystère de la lecture et de l’écoute des Écritures : entendre d’une manière véritablement nouvelle ce qui est là depuis toujours dans le texte biblique et qui ne demande qu’à surgir à nouveau. « Veillez donc parce que vous ne savez ni le jour ni l’heure », le jour et l’heure où la parole adviendra pour vous.

Amen

Lecture de la Bible

Matthieu 25:1-13

1 Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l’époux. 2 Cinq d’entre elles étaient folles, et cinq sages.

3 Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles; 4 mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l’huile dans des vases.

5 Comme l’époux tardait, toutes s’assoupirent et s’endormirent. 6 Au milieu de la nuit, on cria: Voici l’époux, allez à sa rencontre!

7 Alors toutes ces vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes. 8 Les folles dirent aux sages: Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent. 9 Les sages répondirent: Non; il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous; allez plutôt chez ceux qui en vendent, et achetez-en pour vous. 10 Pendant qu’elles allaient en acheter, l’époux arriva; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée.

11 Plus tard, les autres vierges vinrent, et dirent: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous. 12 Mais il répondit: Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas.

13 Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l’heure.

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