Vocation
Ésaïe 45:1-20
Culte du 10 décembre 1944
Prédication de André-Numa Bertrand
Culte à l’Oratoire du Louvre
10 décembre 1944
Culte présidé par le pasteur André-Numa Bertrand
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Je t'ai appelé par ton nom
Ésaïe 45, 4
Prédication
Heureux celui que tu choisis ! chantait le Psalmiste en pensant aux privilégiés qui avaient reçu de Dieu une vocation nette, précise, et qui avaient répondu en engageant joyeusement leur vie. Et certes il avait raison ; il n'y a pas de plus grande joie pour un homme que de savoir ce que Dieu attend de lui et de répondre fidèlement à l'appel de son Dieu. Heureux l'homme qui sait que sa vie appartient à Dieu, qui l'a remise entre Ses mains et qui a reçu comme une réponse de son Père des clartés précises sur ce qu'il doit en faire ; heureux celui qui a reçu une vocation et qui lui a obéi.
Mais peut-être le champ de la vocation est-il quelque chose de plus large et de plus général que ce que nous appelons ordinairement de ce nom. Nous pensons aux prophètes, au petit Samuel, à Jean-Baptiste, aux Apôtres, et dans la grande tradition chrétienne, nous pensons à un saint Augustin, un saint François d'Assise, un Luther ou encore nous voyons émerger de la masse humaine les Jeanne d'Arc, les Florence Nightingale, les Coillard, les Livingstone, ceux qui ont entendu des voix ou qui ont eu des visions, et nous avons raison de les dire heureux avec la nuance que ce mot comporte dans la langue biblique où ils ne désignent pas ceux qui possèdent seulement ce que nous appelons « le bonheur », mais ceux qui réalisent la destinée pour laquelle ils ont été faits. Heureux ceux qui ont été appelés par leur nom et conduits sur la voie où ils ont été appelés à marcher ; heureux, même s'ils doivent mourir sur le bûcher de Rouen ou dans les solitudes de l'Afrique équatoriale. Heureux, car ils réalisent pleinement leur propre destinée et, si l'on ose dire, leur propre nature. Mais ils ne sont pas les seuls appelés.
Il est permis en effet de se demander si ces privilégiés que l'on peut appeler les héros de la vocation, bien loin de représenter des êtres d'exception, ne sont pas tout uniquement des exemplaires complets d'une humanité normale, et si le fait d'être appelé de Dieu ne serait pas la définition même de l'homme.
L'homme est un appelé ; ce n'est pas un être qui soit fait pour rester immobile, pour demeurer ce qu'il est, pour se contenter de ce qu'il a ; non, il perçoit l'appel de Dieu, il veut monter, grandir, et ce qui juge sa vie et sa personne même, c'est la capacité qui est la sienne de percevoir les appels les plus nobles ou les plus vils, ceux de Dieu, du Christ, ceux de la pitié, de l'amour, de la droiture, ou ceux de la haine, du mensonge, de l'argent et de l'ambition vulgaire. De même que notre atmosphère est sans cesse parcourue par des ondes multiples, de toute origine et de toute valeur, dont nos appareils captent celles qui leur sont adaptées, de même le cœur humain est sans cesse traversé par des voix diverses qui toutes appellent, et il y a des âmes qui sont adaptées aux appels des cimes comme d'autres sont ouvertes aux voix de l'abîme, mais aucune n'échappe aux sollicitations d'En Haut ou aux sollicitations d'en bas, aucun homme n'accepte de vivre sans un but, noble ou vil, aucun homme ne demeure volontairement dans la torpeur. L'homme est un appelé.
Songez, par exemple, à cette grande voix du devoir dont l'appel anonyme et pourtant si puissamment personnel passe sur toute une vie parfois comme un souffle léger sur l'âme d'un homme et parfois comme une tempête sur un peuple tout entier. Songez à cette ferveur d'héroïsme qui, après quatre années de torpeur et de sommeil de l'âme française, passe sur l'âme de nos fils, cette contagion d'engagements pour la lutte et le sacrifice, qui fait en même temps notre admiration et notre angoisse pour tant de vies précieuses qui vont s'offrir encore alors que déjà un si grand nombre ont été consumées par l'abominable Moloch de la guerre ou de la répression. C'est comme un appel qui retentit dans le ciel de France et auquel répond l'enthousiasme des appelés. Mais comme nous sommes maladroits à dire la beauté de toute vocation héroïque, nous l'appelons « le devoir ! » Pourquoi avoir créé un mot abstrait, rebelle à la poésie concrète de la vie ? Au fond, ce n'est qu'un mot générique, imaginé par notre pâle sagesse, pour désigner un ensemble de réalités magnifiquement concrètes. Pourquoi ne pas dire ici que c'est la France qui appelle, c'est la mère qui élève sa voix dans le cœur de son fils ; et pourquoi ne pas dire d'un mot, lorsque nous recevons l'appel des cimes, que c'est Dieu qui appelle ?
Mais quoi qu'il en soit, l'homme est un appelé. En vain il essaie de se faire accroire à lui-même que tout cela vient de lui-même ; un plus grand que lui élève la voix ; appelez-le comme vous voudrez, mais reconnaissez au moins que c'est un plus grand que vous, que c'est votre Maître. Parce que Sa voix vous vient du dedans de vous-mêmes, parce qu'elle frappe vos cœurs et non vos oreilles de chair, vous croyez que c'est vous-mêmes qui êtes destinés par votre nature même à poursuivre la voie où elle vous invite ; mais non, vous êtes appelés. L'homme est un appelé.
⁂
Mais il faut accepter de suivre jusqu'au bout la parole de notre texte Je t'ai appelé par ton nom. L'homme n'a pas seulement un devoir qui lance à tous le même appel, il a personnellement une vocation ; il n'est pas seulement un numéro dans une foule, il est une Personne à qui Dieu parle, de qui Dieu attend une réponse. Prenons garde, mes Frères, que ces mots par lesquels nous introduisons le mystère de la vocation lorsque nous disons que Dieu parle ou que l'homme répond, ne nous fassent pas méconnaître la réalité de ce dialogue intérieur, sous prétexte que la parole de l'appel ni celle de la réponse n'a pris une forme articulée et que non seulement le silence extérieur, mais le silence intérieur lui-même n'a pas été rompu. Car la réponse que Dieu attend de nous, ce n'est pas notre parole mais notre vie, et l'appel qu'Il nous adresse nous parvient souvent par la vie de nos frères et par le spectacle qu'elle nous offre.
La vie des hommes de Dieu est aussi une Parole de Dieu, a-t-il été dit ; et lorsque Dieu place devant nous ces hommes-là, c'est un appel qu'Il nous adresse, et ce qu'll attend de nous ce n'est pas que nous parlions, mais que nous vivions de leur vie ; et ici ce n'est pas un appel anonyme, impersonnel, c'est une voix qui s'adresse à nous personnellement : « Je t'ai appelé par ton nom… »
Et comme il faut toujours que nous cherchions des mots abstraits pour dire les réalités les plus vivantes, comme nous avions appelé « le devoir » l'appel que Dieu adresse à tous, celui qu'Il nous adresse personnellement nous l'appelons notre idéal ou notre vocation. Dieu nous appelle, voilà le fait ; Il nous appelle à nous dépasser nous-mêmes, à nous élever plus haut que nous ne sommes ; et quand nous aurons atteint le but qu'Il nous invite à poursuivre, Il nous appellera à monter plus haut, à en poursuivre un autre. Car il est de la nature de l'homme d'être un appelé éternel, de n'être jamais satisfait, jamais arrivé, mais d'entendre sans cesse un appel nouveau. Et c'est précisément parce que cet appel n'a point de fin que nous disons hardiment : il vient de Dieu. Tout ce qui tient de l'homme a une fin, une limite ; la conscience que nous prenons aujourd'hui de l'appel que nous recevons est limitée, et lors même que le Christ nous dit : Soyez parfaits, nous sommes obligés d'introduire un peu de relatif dans cet absolu et de limite dans cet infini ; mais à mesure que nous avançons vers la cime qui nous est imposée, nous en découvrons une plus haute, de même que l'horizon semble être, aux yeux inexpérimentés, une ligne fine, et recule cependant et sans fin à mesure que nous approchons, ainsi l'appel adressé à l'homme se fait plus exigeant à mesure qu'il lui donne satisfaction. Cette présence de l'infini révèle l'intervention de Dieu, une initiative qui dépasse les possibilités de la nature humaine. Et peut-être, au lieu de dire : il est de la nature de l'homme d'être l'objet d'un appel infini, peut-être serait-il plus juste de dire il est de la nature de Dieu d'être la source d'un appel sans cesse renouvelé. Car lorsque nous disons que l'homme est un être fait pour se dépasser lui-même, nous disons : l'homme est fait pour cela ; mais nous savons bien cependant que dans la réalité il y en a des millions qui se contentent parfaitement d'une totale médiocrité dans tous les domaines, et qui ferment leur cœur aux appels de la beauté morale et de la grandeur spirituelle, et qui ne savent même pas s'il y a une beauté et si elle constitue un appel de Dieu. Et nous savons mieux encore qu'il y en a des millions chez qui ces appels, non seulement sont restés sans écho, mais se sont totalement pervertis. L'homme est insatiable, matériellement et moralement, et il est normal qu'il n'ait jamais assez de vérité, jamais assez d'amour, jamais assez de dévouement ; mais les plus nombreux sont ceux qui n'ont jamais assez d'argent, jamais assez de plaisirs, jamais assez de puissance, et c'est cette soif insatiable de grandeur morale qui fait la beauté de l'homme et de sa vocation ; mais c'est cette soif non moins insatiable de puissance et de richesse qui fait la détresse du monde et la ruine de ses civilisations successives. Car Dieu appelle, Dieu éveille, Dieu stimule ; mais l'homme fait dévier l'effort que Dieu suscite, et par là il marque avec évidence que l'initiative de cette marche vers les sommets vient de Dieu et non pas de lui.
« Je t'ai appelé par ton nom ». Cette parole de Dieu à l'homme n'est pas la réponse à une disposition naturelle de l'homme que Dieu voudrait couronner par sa vocation, elle est une initiative de Son amour, de Son amour méconnu, de Son amour exploité contrairement à Ses intentions, mais de Son amour qui ne se lasse pas. Et Dieu parle au cœur de Ses enfants, et Dieu renouvelle sans cesse sous leurs yeux les miracles de Sa grâce, et Dieu leur donne les prophètes et les innombrables qui sont des images de Sa sainteté, et Dieu leur donne Son Fils pour leur révéler par sa vie et par sa mort la plénitude de Son amour. Et ce sont là des appels, directs, personnels, vivants.
Ô plénitude de l'amour divin qui ne se lasse pas d'appeler, encore que tous ses prophètes aient sans cesse répété en son nom : J'ai appelé et vous n'avez pas répondu. Et vous, mes Frères, comprenez-vous devant le visage du Christ, que l'homme n'est vraiment lui-même que lorsqu'il comprend sa vocation éternelle, et qu'il ne répond aux intentions de son Dieu que lorsqu'il avance résolument vers le but qui lui a été fixé ? Notre privilège de chrétien est immense. Cet appel qui retentit dans le cœur de tous les hommes et que beaucoup oublient, et que beaucoup dénaturent, nous l'avons reçu de la bouche même du Christ, de Celui qui nous révèle en Sa propre personne quel est le but que Dieu nous propose, et quel est ce Fils de Dieu auquel nous sommes appelés à ressembler. Pour d'autres, l'appel est vague ; il est reçu comme venant de ces grandes réalités abstraites qui s'appellent devoir, idéal pour nous il vient de Dieu, notre Père, et il nous conduit à Jésus-Christ notre Seigneur ; pour nous il n'exprime pas une volonté arbitraire ou une sagesse humaine, il est le fruit de l'amour divin et il nous conduit vers un amour qui répond à Celui qui nous a créés. Par Lui nous apprenons qu'être appelés c'est vraiment notre nature, non la nature pécheresse que la terre et l'histoire nous ont faites, mais la nature que Dieu a voulu faire nôtre et à laquelle Il s'adresse pour nous ramener à Lui.
Heureux celui qui a compris ainsi dans sa plénitude l'initiative divine où l'amour de Dieu s'exprime dans cette humble et décisive parole : Je t'ai appelé par ton nom ; plus heureux celui qui y répond, et qui sur les chemins de Dieu met ses pas dans les pas de Notre Seigneur Jésus-Christ, pour aboutir avec Lui dans les bras de Celui qui nous a appelés à Lui.
Ainsi soit-il.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire sur notre site)
- A.-N. Bertrand, Berger d'âmes, 1945-1946, avec 8 prédications, suivies des hommages ci-dessous (lire sur notre site)
- A.-N. Bertrand, Vocation, 1949 (lire sur notre site)
Lecture de la Bible
Ésaïe 45, 1-13
Ainsi parle l’Éternel à son oint, à Cyrus, qu’il tient par la main, pour terrasser les nations devant lui, et pour relâcher la ceinture des rois, pour lui ouvrir les portes, afin qu’elles ne soient plus fermées : Je marcherai devant toi, j’aplanirai les chemins montueux, je romprai les portes d’airain, et je briserai les verrous de fer. Je te donnerai des trésors cachés, des richesses enfouies, afin que tu saches que je suis l’Éternel qui t’appelle par ton nom, le Dieu d’Israël. Pour l’amour de mon serviteur Jacob, et d’Israël, mon élu, je t’ai appelé par ton nom, je t’ai parlé avec bienveillance, avant que tu me connusses. Je suis l’Éternel, et il n’y en a point d’autre, hors moi il n’y a point de Dieu ; je t’ai ceint, avant que tu me connusses. C’est afin que l’on sache, du soleil levant au soleil couchant, que hors moi il n’y a point de Dieu : je suis l’Éternel, et il n’y en a point d’autre. Je forme la lumière, et je crée les ténèbres, je donne la prospérité, et je crée l’adversité ; moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses. Que les cieux répandent d’en haut et que les nuées laissent couler la justice ! Que la terre s’ouvre, que le salut y fructifie, et qu’il en sorte à la fois la délivrance ! Moi, l’Éternel, je crée ces choses.
Malheur à qui conteste avec son créateur ! Vase parmi des vases de terre ! L’argile dit-elle à celui qui la façonne : Que fais-tu ? Et ton œuvre : Il n’a point de mains ? Malheur à qui dit à son père : Pourquoi m’as-tu engendré ? Et à sa mère : Pourquoi m’as-tu enfanté ?
Ainsi parle l’Éternel, le Saint d’Israël, et son créateur : Veut-on me questionner sur l’avenir, me donner des ordres sur mes enfants et sur l’œuvre de mes mains ? C’est moi qui ai fait la terre, et qui sur elle ai créé l’homme ; c’est moi, ce sont mes mains qui ont déployé les cieux, et c’est moi qui ai disposé toute leur armée. C’est moi qui ai suscité Cyrus dans ma justice, et j’aplanirai toutes ses voies ; il rebâtira ma ville, et libérera mes captifs, sans rançon ni présents, dit l’Éternel des armées.