Visitation et Conversion

Luc 1:39-55

Culte du 11 décembre 2016

Vidéo de la partie centrale du culte

film réalisé bénévolement par Soo-Hyun Pernot

Culte du dimanche 11 décembre 2016
prédication du Professeur Frédéric Chavel, Institut Protestant de Théologie à Paris

Le texte que nous avons lu ensemble, le récit la Visitation comme on l'appelle, entre Marie et sa cousine Élisabeth est une particularité de l’Évangile de Luc. C'est un beau texte ! Il n'y a pas de doute - et qui se répercute dans toutes sortes de belles images que l'art chrétien nous en a proposé, qu’elles soient peintes, sculptées, voire des images musicales.

Deux femmes qui se rencontrent. Ces deux femmes se connaissent bien, elles sont cousines, elles semblent s'apprécier et s’aimer. Leur rencontre s’appuie sur une vieille relation de confiance. Pourtant ce jour-là, manifestement, quelque chose est différent, qui mérite d'être raconté de leur rencontre. Il y a un plus dans cette rencontre, et ce plus va s'exprimer dans un cri, et plus exactement un double cri en écho :

C’est, selon le récit, Élisabeth la première qui va crier dans cette rencontre : « Elle s'écria d'une voix forte : Tu es bénie entre les femmes, et le fruit de ton sein est béni ». Dans ce cri, nous dit le texte, s’exprime le fait qu'Élisabeth vient d'être « remplie du Saint Esprit »; elle est animée par quelque chose de nouveau. Dans ce cri - comme Élisabeth l’explique elle-même dans le récit que nous avons lu – s’extériorise un mouvement intérieur : C'est son enfant, en elle, qui a réagi à la salutation de Marie : « aussitôt que la voix de ta salutation dit-elle à Marie - a frappé mon oreille, l'enfant, en mon sein, a tressailli d'allégresse».

Alors, puisqu'Élisabeth se laisse animer par cet esprit, quelque chose de communicatif se produit et Marie à son tour répond avec une parole beaucoup plus vibrante que cette salutation, apparemment ordinaire, qu’elle avait adressée à Élisabeth sa cousine quelques instants avant. De cette salutation, on ne nous avait rien dit. On savait juste qu'elle avait salué. Mais une fois qu'Élisabeth s'est mise à crier d'une voix plus forte, Marie à son tour répond avec une voix beaucoup plus vibrante. C’est ce cantique que nous avons relu, que l'on appelle ordinairement le Magnificat, où Marie, elle aussi, raconte, selon la promesse qu’un ange lui avait faite un peu plus tôt dans le texte (v.35), qu'elle aussi a reçu la visite de l'Esprit Saint, qu'elle aussi peut avoir sa vie animée par un rayonnement nouveau. Elle aussi a eu son corps transformé au moment de ce don.

Ainsi, toutes les deux, dans une sorte d'émulation spirituelle, mais qui n'est pas que spirituelle et qui emmène leurs corps aussi et leurs voix, toutes les deux sont, de plus en plus, dans une plénitude de cri, de prière avec Dieu. Marie salue et Élisabeth célèbre. Marie exalte, Élisabeth exulte. Élisabeth est dans l’allégresse, Marie, encore plus dans la jubilation. « Heureuse , heureuse es-tu ! », lance la première. « Bienheureuse, Bienheureuse es-tu ! », répond l’autre.

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Bon, elles ont l’air de bien s’entendre finalement. Tout va très bien pour elles ! Elles sont dans leur bulle, de plus en plus excitées spirituellement. Mais, s'il vous plait, Mesdames, dites-le-nous, si nous vous dérangeons ! Vous pourriez continuer comme cela sans nous, en étant de plus en plus pleines de l'Esprit saint, en étant de plus en plus heureuses, emportées avec tout votre corps et toute votre âme!

Mais, Mesdames, avons-nous une place, dans votre joie ? Est-ce que vous n’en feriez pas un peu trop avec tous vos cris ? Et pour porter la critique vers l'évangéliste Luc, cher évangéliste, cette scène idyllique a-t-elle vraiment quelque chose à nous dire ? Nous pouvons bien sûr entrer dedans superficiellement en faisant semblant d'entrer dans cette joie. Nous pouvons essayer de tricher, de chanter, nous aussi un cantique de joie, avec le risque que cela sonne creux et qu'en sortant de notre temple, il y ait à nouveau le grand vide du quotidien.

Si je reviens à nouveau vers les images visuelles que nous avons de ce récit de la Visitation, visuellement - et cela correspond au premier aspect du texte - visuellement il semble qu'il n'y a pas de place pour nous dans la rencontre des deux cousines. Déjà nous ne sommes pas de la famille, sauf à remonter à Adam, bien sûr. Visuellement, il y a une harmonie, une symétrie, une rondeur, un équilibre, une pondération, qui font que nous ne pouvons prendre que la place de l’intrus.

Si vous allez dans les musées, regarder les restes de l'art chrétien, vous trouvez :

- soit des images simples, avec Marie face à Élisabeth. Sans vraie place pour moi, parce qu'elles se regardent l'une l'autre. Au contraire de beaucoup d'autres tableaux d'art sacré où un regard est offert vers la personne qui vient, Marie et Élisabeth se regardent sans vraie place pour moi.

- soit vous trouvez d'autres illustrations de cette visitation, un peu plus complètes, où Marie porte en son sein l'enfant Jésus qui est déjà représenté visuellement tandis qu'Élisabeth porte en son sein l'enfant Jean, Jean-Baptiste déjà représenté visuellement. Donc là encore, symétrie : deux mères, deux enfants. Toujours pas de place pour moi.

- Il existe encore un autre modèle, je dirais un peu plus complet, de ces représentations visuelles de la Visitation, mais là encore on va être dans une symétrie qui n'a pas besoin de moi. Ces représentations - sans doute avec une image de la famille qu'il faudrait un peu questionner dans sa raideur - ces représentations où Marie est suivie par Joseph, tandis qu'Élisabeth est accompagnée, derrière elle, par son mari Zacharie.

Dans toutes ces représentations, nous sommes en apparence confrontés à des couples qui sont déjà, à chaque fois, deux par deux : Jésus est avec Jean, Marie avec Élisabeth, Joseph éventuellement avec Zacharie. Et moi ? Je suis toujours dans la situation du 7ème invité dans le salon où tous les trois autres couples dansent déjà une sorte de valse, et moi je n'ai personne avec qui danser dans ce texte.

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Il faut s'arrêter là, au point où nous en sommes car en fait cette lecture que nous faisons ensemble du texte est raccourcie.

Mais pour s'en rendre compte, pour se rendre compte qu'en fait, nous pouvons peut-être avoir une place à nous dans ce récit trop structuré, dans ce récit trop équilibré de la Visitation, il faut se souvenir qu'aussi bien Marie qu'Élisabeth, dans le récit évangélique de Luc, n'ont pas commencé par cette bulle de plénitude. Chacune des deux a fait tout un chemin à l'intérieur du premier chapitre pour en arriver là.

Elles n'ont pas sauté, directement, sans explication, sur ce grand moment d'allégresse. De même que nous-mêmes, nous ne sautons pas directement sans explication vers Noël, mais nous passons par ces semaines intermédiaires, dites de l'Avent. Marie, pas plus qu'Élisabeth, ne sont arrivées là sans difficultés. C’est le chemin qu’elles ont fait, pour arriver à ce récit de Visitation où nous les trouvons, c'est le chemin qu'elles ont fait qui est le lieu qui peut ressembler à notre vie. Marie et Élisabeth ont traversé des difficultés, ou plus exactement, car là arrive tout de suite un premier élément de dissymétrie, dans le début de cet Évangile de Luc, dans le début de ce premier chapitre, il y a effectivement deux personnages, seuls. Un premier personnage solitaire, c'est celui de Marie, qui n'est pas encore en couple avec sa cousine en train de danser joyeusement, Marie dans sa solitude, et avant même cette présentation de Marie dans sa solitude, il y a Zacharie, dans sa solitude.

Tiens, c'est un autre personnage qu'Élisabeth. Vous voyez, tout à coup, notre texte est en fait beaucoup plus déséquilibré qu'il n'y paraît.

Au début du texte, on a un homme seul, une femme seule. Or Zacharie et Marie, dans ce début de l'évangile ont traversé les mêmes obstacles. Tous deux ont connu, - vous pourrez vous reporter à l'ensemble du texte de ce premier chapitre - la visite d'un ange, le même ange d'ailleurs, Gabriel. Tous deux, Zacharie comme Marie, nous dit le texte, ont été troublés en voyant l’ange. Tous deux ont entendu, de la part de l’ange, une annonce impossible à recevoir. Une naissance, certes annoncée comme une grâce de Dieu, avec toute sorte de conséquences, mais ... une naissance impossible, littéralement une conception inconcevable : Zacharie apprend, vous le savez sans doute, qu’Élisabeth, sa femme, va concevoir un fils, alors qu’elle est stérile et ne peut en avoir. Marie apprend qu’elle concevra un fils, alors que, comme elle le dit, elle "ne connaît pas d’homme". Tous deux, Zacharie comme Marie, sont dans cette situation posent où ils se retrouvent face à une parole qu'ils ne peuvent pas prendre pour eux dans un premier temps. Et tous les deux réagissent de la même manière, en posant une question. « Zacharie dit à l'ange: À quoi reconnaîtrai-je cela? Car je suis vieux, et ma femme est avancée en âge. » (v.18). Et de la même manière, un peu plus loin « Marie dit à l'ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme? » (v.34)

Zacharie et Marie, jusqu'à ce point, ont la même solitude, le même blocage, la même impossibilité. Dieu m'annonce quelque chose qui ne peut pas correspondre à ma vie. Dieu m'annonce une joie, oh très belle, très céleste, mais qui ne trouve pas les points de rapprochement avec ma situation concrète.

Mais c'est là que le récit bascule. Parce que l'ange va apprécier, de manière, semble-t-il, totalement différente, voire totalement injuste les deux questions.

Vous avez entendu que Zacharie et Marie posent quasiment la même question à l'ange : « Comment ? » Or l’ange condamne Zacharie pour son manque de foi, qui s'exprime dans sa question, tandis que l'ange répond très aimablement à la question de Marie.

Alors, je veux bien que l'ange Gabriel ait une forme de politesse, une forme de galanterie qui fait que, à la même question apparemment posée par Zacharie et Marie, il répond avec égards quand il s'agit d'une femme et il répond avec beaucoup moins d'égards lorsqu'il s'agit d'un homme. Mais tout de même, là, la galanterie va beaucoup trop loin et penche franchement du côté de l'injustice. Alors où serait la subtile différence entre ce qu'a dit Zacharie et ce qu'a dit Marie ?

En fait, Zacharie, dans ce texte, est présenté comme un homme qui sait trop bien où il en est, au point que plus rien n'est possible. C'est un prêtre du temple, il va au temple, il célèbre, il est, selon le texte, un homme juste devant Dieu, qui accomplit tous les commandements du Seigneur. Il semble donc plein de richesses : un statut social, une élévation, l'accès au temple de Dieu. Et en même temps, en lui s'ouvre un abîme, puisque quand il rentre à la maison, il est avec sa stérilité, partagée avec la stérilité de sa femme et, il a beau être le grand prêtre, il est cet homme qui est en train de vieillir, sans jeunesse autour de lui. Il sait trop bien où il en est. Il a une connaissance fatiguée, connaissance usée, connaissance désabusée.

Marie est différente. Zacharie s'était présenté à l'ange dans sa question en disant qu'il connaissait trop bien la stérilité, la vieille stérilité de sa femme, qu'il partageait. Marie au contraire se présente en disant, non pas qu'elle connaît, mais qu'elle ne connaît pas. Je ne connais pas d'homme. Alors bien sûr, il y a un double sens à ce verbe, qui désigne à la fois l'absence de relations sexuelles, mais, ce n'est pas un hasard si Marie s'exprime aussi avec ce verbe connaître. D'ailleurs, c'est de ce point de vue totalement ridicule, quand certaines traductions, comme celle de la TOB, traduisent ce même quote par « je n’ai pas de relations conjugales ». Je ne sais pas où l’on est allé chercher la notion de conjugalité dans l'original grec. Non Marie dit "Je ne connais pas". Sa force, c'est qu'elle ne connaît pas. Elle ne connaît pas encore l'homme. Elle a des choses qu'elle pourrait peut-être découvrir. Lui, Zacharie, connaît trop bien sa propre vieillesse et celle de sa femme. Marie, elle, ne connaît pas. Elle va pouvoir rencontrer des choses. Du coup, tous les deux n'ont pas du tout la même attitude en rentrant chez eux. Zacharie, en sortant de la parole de l'ange, est muet. Il ne peut rien dire au peuple qui attend sa parole et il ne partage même pas une parole avec sa femme puisque, nous dit le texte, sa femme devient enceinte mais le cache.

Marie, au contraire, rentre chez elle et elle part. Elle n'est pas enfermée dans sa trop grande connaissance de sa vie, déjà coincée, déjà bloquée. Marie, elle, part, parce qu'elle ne connaît pas, parce qu'elle a envie de découvrir. Marie, symboliquement, part de cette Galilée - car Marie vit en Galilée, cette région basse - et elle part, nous dit le texte que nous venons de lire, elle part vers les montagnes. Elle part dans un voyage d'élévation. Zacharie, lui, au contraire, était redescendu du sommet du temple vers sa maison de misère. Marie, elle, part de sa maison de misère et part vers les montagnes du temple. Elle va rencontrer tout près du temple Zacharie et Élisabeth. Elle est sur une démarche d'ouverture et d'ascendance. Zacharie avait trop de choses et il est figé, bloqué, avec ce drame qu'au milieu de tout ce qu'il a, il n'a rien.

Nous sommes tous comme Zacharie, de ce point de vue-là. Surtout à Paris. Nous vivons tous dans cette opulence au milieu de laquelle nous n'avons rien, et au milieu de laquelle nous sommes muets sur nos faillites et nos failles.

Marie, elle, part de rien. Elle part de son humilité. Martin Luther dira, à propos de ce texte, que "Marie est un néant". Marie part de rien et elle est ouverte à tout. Elle s'ouvre vers les montagnes et vers les autres.

Voilà donc les différences de trajectoire qui font que cet épisode du cri de la Visitation a toute son importance. Le cri, c'est l'intensité de ma vie lorsque ma vie est enfin en relation avec les autres au lieu d'être fermée dans ses blocages. Le cri, c'est ce qui se passe dans la Bible lorsqu'Adam rencontre Ève en s'écriant devant la chair de sa chair, lorsque l'homme rencontre une femme et trouve de l'inattendu en la regardant et même avant, lorsque Dieu, lui-même, le premier, pose sa parole, un cri, qui fait émerger un monde qui fait à la fois ce qu'il veut et un monde devant lequel Dieu lui-même, le créateur s'étonne "Il vit que cela était bon". Le cri, dans la vie, c'est le moment où notre vie est partagée avec quelque chose que nous ne possédions pas et dont nous avons gardé la capacité à nous émerveiller.

Le temps de l'Avent devrait, à mon sens, porté par l'esprit de ces textes que nous lisons, être un temps de conversion dans ce sens-là. Vous savez, mes amis, une bien mauvaise idée de la conversion se répand. Les gens ont l'idée que la conversion serait une affaire de retour vers l'intériorité, retour vers Dieu, retour vers les profondeurs de soi-même où l'on trouverait Dieu qui nous attendrait.

Marie nous dit autre chose. Marie, sa manière de se convertir, c'est de partir. Sa manière de se convertir c'est de se tourner non pas vers l'intérieur de soi-même, vers l'intérieur de son temple, vers l'intérieur de sa Bible. Sa manière de se convertir, c'est de partir vers les montagnes et vers les autres. Conversion ne veut pas dire introspection. Conversion ne veut pas dire retour à soi, ni même retour à Dieu. Convertir, conversion, cela veut dire départ vers les autres. Dans ce sens-là, je dirais que la conversion chrétienne n'est pas faite pour faire des gens introvertis dans leur spiritualité, mais extravertis dans leur espérance. La conversion chrétienne n'est pas là pour faire de nous des personnes qui sont toujours en introversion, mais, allez, le mot est affreux mais je vous le livrerai car j'ai besoin exactement de ce mot-là, des gens en "extraversion". Ça n'existe pas, eh bien oui, justement, Dieu veut que nous fassions du nouveau, que nous allions vers ce qui n'existe pas.

Convertissons-nous, tournons-nous l'extérieur – Amen !

Lecture de la Bible

Luc 1:39-55

Dans ce même temps, Marie se leva, et s'en alla en hâte vers les montagnes, dans une ville de Juda.

40 Elle entra dans la maison de Zacharie, et salua Élisabeth.

41 Dès qu'Élisabeth entendit la salutation de Marie, son enfant tressaillit dans son sein, et elle fut remplie du Saint Esprit.

42 Elle s'écria d'une voix forte: Tu es bénie entre les femmes, et le fruit de ton sein est béni.

43 Comment m'est-il accordé que la mère de mon Seigneur vienne auprès de moi?

44 Car voici, aussitôt que la voix de ta salutation a frappé mon oreille, l'enfant a tressailli d'allégresse dans mon sein.

45 Heureuse celle qui a cru, parce que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur auront leur accomplissement.

46 Et Marie dit: Mon âme exalte le Seigneur,

47 Et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur,

48Parce qu'il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante. Car voici, désormais toutes les générations me diront bienheureuse,

49 Parce que le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses. Son nom est saint,

50 Et sa miséricorde s'étend d'âge en âge Sur ceux qui le craignent.

51 Il a déployé la force de son bras; Il a dispersé ceux qui avaient dans le coeur des pensées orgueilleuses.

52 Il a renversé les puissants de leurs trônes, Et il a élevé les humbles.

53 Il a rassasié de biens les affamés, Et il a renvoyé les riches à vide.

54 Il a secouru Israël, son serviteur, Et il s'est souvenu de sa miséricorde, -

55 Comme il l'avait dit à nos pères, -Envers Abraham et sa postérité pour toujours.

(Cf. Traduction Colombe)

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