Vie pour vie
Matthieu 5:36-42 , 2 Corinthiens 8
Culte du 16 novembre 1941
Prédication de André-Numa Bertrand
Culte à l'Oratoire du Louvre
12 novembre 1941
« Vie pour vie »
Culte présidé par le pasteur André-Numa Bertrand
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N. B. Ce sermon a été prêché à l'occasion de la grande Collecte annuelle en faveur des œuvres charitables de Église.
D'après l'Évangile selon saint Matthieu, chapitre V, verset 38, Jésus dit : Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens: « Œil pour œil, dent pour dent » ; mais Moi...
Et si nous voulons savoir ce qui a été dit aux anciens, lisons dans le Livre de l'Exode, au chapitre XXI, verset 24 : « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure. »
Prédication : Vie pour vie
La protestation de Jésus contre cette parole en a fait l'expression classique d'une attitude exactement opposée à celle que Dieu attend du chrétien ; et la lugubre énumération du Livre de l'Exode, avec son sinistre début : Vie pour vie ! nous introduit dans une atmosphère d'implacable et minutieuse vengeance, qui paraît irrespirable à quiconque a senti passer sur son front le souffle des Béatitudes. Et cependant, une loi qui limite exactement la vengeance, qui lui interdit de dépasser l'offense et de réclamer plus d'une vie pour une vie, est à des hauteurs vertigineuses au-dessus de ce que nous osons appeler « notre civilisation ». L'abîme dans lequel le monde est en train de sombrer, et nous avec lui, est profond et sombre à ce point que nous en venons à regretter ce que Jésus condamnait cependant comme intolérable ; et trente-cinq siècles de régression nous laisseraient encore en progrès sur aujourd'hui.
Cependant le chrétien ferait bien de réfléchir à ce qu'il y a parfois de pharisaïque dans certaines indignations ; la douleur est à nous, souffrir est notre domaine, et nul n'a le droit de nous en chasser ; mais le jugement demande un peu plus c'est notre de prudence, car à bien considérer les choses, c’est notre monde tout entier qui est construit, et depuis longtemps, sur un mépris à peine dissimulé de la vie humaine, sur un système où la rude justice du « vie pour vie » n'est même pas observée. Ceux qui disposent, par exemple, du pouvoir de l'argent, se sont-ils demandé parfois devant Dieu combien de vies humaines s'étaient dépensées pour entretenir leur propre vie ; et non pas même leur vie, qui est en tant que création de Dieu une chose précieuse, mais cette vanité sans valeur profonde qui s`appelle leur luxe ou leur bien-être ? Et pour ne point paraître accuser les autres plus que nous-mêmes, disons que tous ceux parmi nous qui possèdent un niveau de vie supérieur à ce qui est strictement nécessaire au développement de leur personnalité, devraient songer, oui, vous et moi devrions songer que cela se paie avec d'autres vies qui s'usent dans un effort désespéré pour s'assurer le nécessaire ; en sorte que notre vie se construit avec d'autres vies d'hommes, de femmes, d'enfants peut-être, sans le sacrifice desquelles nous n'aurions pas ce superflu que nous regrettons si âprement de voir diminuer chaque jour. Combien de vies pour notre vie ? Ah ! lorsqu'on est engagé dans cette comptabilité diabolique, c'est avec une joie libératrice que l'on entend éclater en soi-même, comme un écho à la parole du Christ la voix qui dit : « Tu sais bien que pour les anciens il a été dit : vie pour vie ; mais toi ? » Oui, nous, quelle position prendrons-nous dans ce jeu tragique où chaque point que l’on gagne ou que l'on perd représente une vie humaine ?
Que dit Jésus ? Nous savons ce qu'on a dit aux anciens : mais pour nous, que veut-Il ? — Nous n'entrerons pas aujourd'hui dans l'examen détaillé de sa réponse telle que la rapportent nos Évangiles. Nous n'aborderons pas de front la troublante parole : « Ne résistez pas au méchant » ; l'examiner aujourd’hui n'est pas notre propos ; c'est vers d'autres éléments de la réponse que s'oriente notre méditation, et d'ailleurs nous n'avons peut-être pas, dans les circonstances présentes, la liberté d'esprit — j'entends la liberté intérieure — nécessaire pour examiner sans parti pris une pareille question. Mais dans l'ensemble de l'attitude prise par une Jésus, nous discernerons facilement deux points : une chose qu'Il veut ruiner en nous, et une chose qu'Il veut construire en nous.
⁂
Jésus veut d'abord ruiner en nous cet abominable esprit de calcul, cette comptabilité funèbre par laquelle nous nous croyons autorisés à tenir constamment le compte des services que nous avons rendus aux autres, et par conséquent de ceux que nous sommes en droit d'attendre d'eux, et inversement le compte des plaies, des coups et meurtrissures que les autres nous ont infligés et que nous sommes donc en droit de leur rendre à notre tour. Ce que Jésus veut ruiner, c'est cet esprit de « vie pour vie », « dent pour dent », cet esprit qui a fini par dresser les hommes les uns contre les autres et par faire te notre soi-disant humanité une horde de bêtes fauves qui a pris pour devise : « Vie pour vie ! », si bien que les uns se demandent aujourd’hui : « Combien de vies nous a-t-on prises et combien de vies prendrons-nous donc ? », tandis que les autres calculent : « Combien de vies prendrons-nous demain pour chaque vie arrachée aujourd'hui à notre impuissance ? »
Si vraiment l’humanité doit sortir un jour de ce cercle infernal, il faut qu'elle écoute la voix du Christ. Et si dans un semblable état du monde, la chaire chrétienne demeure muette, qui donc prendra la parole pour dire qu'à tout prix il faut échapper à cette hantise démoniaque de la vengeance ? Ce que Jésus veut briser tout d'abord, c'est cela, quand même ses disciples devraient être frappés une seconde fois sur l'autre joue. Dans le monde où nous vivons, le Maître ne nous demande pas seulement un effort intérieur ; c'est très bien de se réfugier dans la douceur de l'amour divin, de l'amour pour les frères, de se mettre au-dessus de la mêlée, de contempler de loin la folie des hommes, comme si nous étions établis dans une sagesse supérieure ou dans la sainteté ; mais Jésus n'est pas venu pour nous séparer du monde, pour nous faire évader de cet enfer. Celui qui a hérité des prophètes la prédication du Royaume de Dieu, sait que Son œuvre doit être poursuivie là, au milieu des hommes, et c'est là aussi qu'Il nous appelle à travailler, à lutter, à souffrir et à vaincre.
Ce que Jésus demande de nous, c'est à la fois une œuvre collective et une œuvre individuelle. Jésus n'est pas venu pour sauver les âmes une à une, comme si chacun de nous était isolé du monde et n'avait rien à faire avec lui qu'à s'en évader si possible ; Jésus sait que chaque âme individuelle ne forme pas un tout par elle-même et ne peut réaliser sa véritable destinée que si elle est enracinée dans cette humanité pour laquelle Il a souffert, pour laquelle Il est mort, et au milieu de laquelle aussi nous-mêmes devons rester. Ce que Jésus veut, c'est créer entre les hommes et entre les peuples des relations nouvelles, en dehors desquelles, nous le voyons bien aujourd'hui, la vie est impossible.
Mais pour cette œuvre collective, Jésus demande d'abord de chacun de nous un cœur nouveau ; Il sait que ce qui manque à l'humanité, ce ne sont ni les cadres ni les lois ni les chefs : ce sont les hommes. Il faut d'abord que chacun de nous reçoive de Lui un cœur nouveau, afin de pouvoir créer autour de soi un monde nouveau. Et c'est à cause du caractère nécessairement personnel de ce message, qu’il n'est pas inutile de l'évoquer dans une assemblée comme la nôtre, qui reste sans influence sur l'histoire du monde, où ce qui se dit ne dépasse pas les limites silencieuses de notre sanctuaire, mais où pourtant la Parole peut être méditée avec fruit, parce qu’il faut d’abord pour que les cœurs soient changés pour que le monde puisse être changé lui-même, sans quoi rien de nouveau ne pourra naitre.
Jésus ne s'intéresse pas seulement aux grands ensembles, aux nations et à leurs chefs ; Il s'intéresse à chacun de nous, à vous, à moi, à chacune de nos humbles existences avec son humble devoir. Et là aussi Il veut que nous portions un esprit de générosité qui dépasse la préoccupation du « doit et avoir ». Il ne veut pas que nous nous établissions sur le plan : bonté pour bonté mépris, pour mépris, indifférence pour indifférence. Ce qu'Il veut ruiner en nous, c'est cette peur si fréquente d'en faire trop, de donner plus qu'on ne nous donne, d'être « trop bon », comme on dit ; c'est la manie de nous tenir toujours sur la défensive, de compter comme des usuriers des valeurs morales, si l’on nous a bien rendu autant de reconnaissance que nous avons donné de dévouement, et si nous avons bien rendu autant de colère qu'on nous a témoigné d'inimitié. Ce perpétuel « donnant- donnant », qui s’applique au bien comme au mal, aux coups reçus comme aux services rendus, mais toujours à notre avantage, voilà ce que Jésus veut ruiner en nous, car c'est aux anciens que convient la maxime : amour pour amour, haine pour haine et vie pour vie.
⁂
Vie pour vie ! Sur cette terrible formule, Jésus n'a-t-il qu'une chose à nous dire, c'est qu'il faut la répudier ? Ne semble-t-il pas qu'envisagée d'un autre point de vue, elle prendrait facilement une signification évangélique ? Jésus, en effet, ne se préoccupe pas seulement de ruiner mais de construire, de rejeter une conception imparfaite mais de nous orienter vers une conception féconde. Il ne se contente pas de condamner ce que nous avons appelé une comptabilité funèbre, Il la retourne en quelque sorte, et d'une arme de mort, Il fait une arme de salut et de vie.
Car la grande idée chrétienne, le fond éternel de l'Évangile du salut, c'est qu'une vie donnée n'est pas une vie perdue mais une vie fécondée, c'est que le sacrifice n'est pas un saut dans le néant mais une ascension vers les sommets de l'être, c'est que par une vie donnée beaucoup de vies peuvent être sauvées. Alors pourquoi la maxime Vie pour vie ne serait- elle pas à la base du salut et de son principe, l'amour ? On l’envisage toujours comme étant la mesure de la haine, comme s'il s'agissait de prendre des vies et de les détruire ; mais elle peut être aussi la mesure de l'amour, puisqu'il peut s'agir de donner sa vie pour en sauver d'autres ; elle n'évoque pas toujours le poing levé sur l'ennemi, mais aussi la main tendu vers l’ami à qui on ne peut pas témoigner d'un plus grand amour que de donner sa vie pour lui.
Ainsi se profile devant nous le visage de notre devoir chrétien, de ce que Jésus veut construire en nous donner d'abord, créer aux autres des dettes envers nous, avec la ferme résolution de n'en jamais réclamer le paiement ; réaliser ainsi dans le domaine des réalités de l'Esprit la parole de Jésus : Donne à qui te demande et ne te détourne pas de qui veut t'emprunter ; donner notre vie comme une semence de salut, afin que Dieu moissonne aussi des vies renouvelées, des vies sauvées. Vie pour vie : donner sa vie pour créer la vie. C'est déjà le devoir dans l'ordre des choses humaines ; et parfois même ce devoir se traduit avec un réalisme atroce, quand les pères donnent leur vie pour la vie de leurs enfants ou les fils pour celle de leur mère. Partout et dans tous les sens du terme, du plus naturel au plus divin, la vie donnée est un élément de salut, le sacrifice est une semence de vie nouvelle.
Mais surtout se profile ici devant nous le visage de notre gratitude et de notre foi. Vie pour vie ! Cette vie que je porte en moi, frémissante et sans cesse s'efforçant de déployer ses ailes pour monter jusqu'à Dieu, cette vie issue de Jésus-Christ qui me ramène à Lui malgré le poids de mes infidélités et de mes misères, d'où vient-elle ? N'est-ce pas de sa vie donnée, de son corps brisé, de son sang répandu ? Vie pour vie : quelle réplique chrétienne à la dure parole israélite !
L'histoire du monde nous apparaît ici sous la forme d'un triptyque ; sur le panneau central se dresse la Croix du Calvaire, et sur l'un et l'autre volet s'inscrit la même devise : Vie pour vie ; mais ici la haine réclame une vie pour la détruire, tandis que là un amour vainqueur réclame une vie pour la sauver ; ici la mort exige sa proie et c'est le Crucifié qui lui est offert en holocauste, et là une vie éternelle, innombrable, est éveillée par la vie donnée du Crucifié. Vie pour vie ! Parole de haine qui conduit le Christ à la Croix ; parole d'amour qui par la Croix transforme le monde.
Alors le devoir et la foi se rencontrent ; ils s'engendrent l’un l'autre par un merveilleux enfantement : puisque Christ a donné sa vie pour moi, pourquoi moi aussi ne donnerais-je pas ma vie pour que les autres soient sauvés comme j'ai été sauvé moi-même ? Cette société des âmes fondée sur le don réciproque de l'amour, voilà ce que Jésus veut construire. Le chemin du salut est toujours marque par une croix ; au point de départ d'une vie sauvée, il y a toujours une vie donnée : Vie pour vie.
⁂
Arrêtons-nous, mes Frères, et contemplons ensemble le spectacle qui se déroule à nos pieds. Paris, la ville captive, la ville douloureuse, Paris qui a froids, Paris qui a faim ; et dans l'immensité de cette ville, quelques hommes, quelques femmes, quelques enfants qui comptent sur nous pour que le dur hiver leur soit un peu moins cruel. Une vie a été donnée pour nous, et que nous demande-t-on en échange ? Vie pour vie ? Non, on ne vous demande pas votre vie, on vous demande un peu d'argent, pas de quoi vous mettre dans la gêne dit saint Paul avec sa simplicité coutumière, seulement de quoi soulager un peu la gêne d'autrui. En vérité, la disproportion est si grande entre ce que nous avons reçu et ce qu'on nous demande, que quelques-uns d'entre vous seront peut-être choqués par ce, rapprochement.
L'Eglise ainsi a souvent eu peur de la question d'argent ; elle n'ose pas en parler parce qu'elle ne sait pas en parler ; elle la considère comme au-dessous d'elle parce qu'elle ne sait pas la poser à la hauteur voulue. La question du don n'est pas indigne d'être portée dans la chaire de l'Oratoire ; sans quoi saint Paul, qui était, je suppose, quelque chose de plus qu'un pasteur de l’Oratoire, lui aurait-il consacre deux chapitres entiers dans sa seconde Lettre aux Corinthiens ? Il ne craint pas, lui, de rapprocher le don qu'il réclame du don ineffable que nous avons reçu en Jésus-Christ : Vous connaissez la grâce que nous avons reçue de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant riche s'est fait pauvre, afin que par sa pauvreté nous soyons enrichis. Il a osé écrire, avec le magnique optimisme de l'amour, que le don n'avait pas seulement pour celui qui le recevait une valeur matérielle, mais qu'il engendrait en lui la reconnaissance, l'action de grâces et la foi, car le don venu de l'Esprit engendre l'Esprit, inspiré par la vie il engendre la vie, Vie pour vie…
Vous avez entendu les trois principes par lesquels l'apôtre veut nous guider dans la fixation de notre don. Il veut que I’on donne de bon cœur, ce qui est la définition de toute générosité authentique ; suivant ce que l’on a, ce qui fixe la limite raisonnable de notre don ; et selon la mesure de la générosité du Christ, ce qui nous entraine par-delà le « raisonnable » vers les horizons d'une générosité illimitée, la générosité du Christ.
Dieu veuille que renonçant à toute comptabilité, à toute réciproque, nous donnions aujourd'hui, non selon la mesure de ce que les hommes ont fait pour nous, mais selon les grâces que Dieu nous a accordées en nous éveillant à la Vie. Ainsi nous retrouverons ensemble la signification donnée par la Croix du Christ à la sombre formule devenue un principe de joyeuse générosité : vie pour vie, c'est-à-dire amour pour amour.
À Celui qui nous a aimés et qui nous a appelés la vie, soit honneur, louange et gloire aux siècles des siècles.
Amen.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)
Lecture de la Bible
Évangile selon Matthieu, ch. V, v. 36 À 42.
Vous avez entendu qu'il a été dit : « Œil pour œil et dent pour dent » ; Eh bien, je vous dis, moi : ne résistez point au méchant ; au contraire, si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut t'appeler en justice et l'enlever ta tunique, abandonne-lui le manteau, et si quelqu'un veut te faire faire une corvée d'un mille, fais-en deux pour lui. A qui te demande. donne et de qui veut t'emprunter ne te détourne pas.
II. Corinthiens, ch., VIII ET IX.
Nous voulons vous informer, frères, de la grâce que Dieu a faite aux Églises de Macédoine ; au milieu de beaucoup d'afflictions et d'épreuves, leur joie immense et leur pauvreté profonde ont produit, à profusion, de riches libéralités... Excellez aussi dans cette œuvre de charité. Ce n'est pas un ordre que je vous donne, je vous cite seulement le zèle des autres pour éprouver la sincérité de votre amour, car vous connaissez la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ qui, étant riche, s'est fait pauvre à cause de vous, afin de vous rendre riches par sa pauvreté. [...]
Quand on donne de bon cœur, suivant ce qu'on a, on est agréable à Dieu ; il ne demande pas ce qu'on n'a pas, car il ne s'agit pas de nous mettre dans la gêne pour mettre les autres à l'aise. [...]
L'accomplissement de cette œuvre sainte n'aura pas seulement pour effet de subvenir aux besoins des saints, mais encore il y aura un excédent qui consistera en de ferventes actions de grâces rendues à Dieu ; ils le glorifieront parce que votre secours aura prouvé votre soumission, votre adhésion à l'Évangile du Christ, votre libéralité, votre communion avec eux et avec tous.