Service commémoratif pour le Pasteur Guiraud

2 Corinthiens 12:1-10

Culte du 16 octobre 1937
Prédication de A.N. Bertrand
Prédication de Wilfred Monod
Prédication de Paul Vergara

Service commémoratif pour le Pasteur Guiraud
Célébré en l’Eglise Réformée de l'Oratoire Du Louvre
le 16 octobre 1937.

Invocation

Notre secours est en Toi, Maître de la vie et de la mort, notre Seigneur et notre Père ; car Tu nous as appelés à la vie, et par delà la mort Tu nous appelles encore à la vie, à la Vie éternelle par Jésus-Christ notre Sauveur.
Sois avec nous, pendant ces quelques instants que nous voulons consacrer ensemble au recueillement et à la prière, au souvenir et à l'espérance ; et fais-nous trouver, dans la Communion du Ressuscité et dans la méditation de son Evangile, les consolations que nous attendons de Toi seul et de ton Fils Jésus-Christ.
Amen.

Chers Frères et Sœurs,
Nous sommes réunis dans ce sanctuaire, pour donner une voix au deuil de l'Église, à sa douleur et à son espérance, à son action de grâces et à sa prière, à l'heure où Dieu vient de rappeler à Lui le fidèle berger de notre troupeau, notre frère et collègue dans le Saint Ministère, Émile Guiraud, endormi dans la foi, le 14 septembre, à l'âge de 54 ans.

Liturgie

Nous voici donc une fois de plus, mes Frères, en présence de la mort ; ainsi passe la vie ; ainsi s'accomplit chaque jour sur quelqu'un d'entre nous l'antique sentence prononcée sur le premier homme : « Tu n'es que poussière et tu retourneras dans la poussière » ; ainsi se révèle la tragique vérité de ces paroles de l'Ecriture : « Toute chair est comme l'herbe ; l'herbe sèche, la fleur tombe et tout son éclat périt ; en vérité l'homme est comme l'herbe et toute sa gloire est comme la fleur des champs ». « Notre vie est comme rien devant Dieu ; un homme debout n'est qu'un souffle ; il se promène sur la terre comme une ombre, et c'est pour des vanités qu'il s'agite quelques instants. »

Ces pensées sont graves et solennelles, mes Frères ; ne nous hâtons pas de les oublier, de les ensevelir en quelque sorte avec la dépouille de nos morts ; rappelons-nous plutôt qu'elles expriment seulement un des aspects de la vie et de la destinée humaine. S'il est vrai que la figure de ce monde passe et que nous passons avec elle, l'Ecriture nous rappelle aussi que l'homme porte, sous son enveloppe fragile, une réalité éternelle, une âme faite à l'image de Dieu et créée pour sa ressemblance. S'il est vrai que bien des vanités encombrent souvent notre vie, l'Évangile nous invite cependant à la remplir de choses qui demeurent : l'amour, le désintéressement, l'effort spirituel, la prière et la foi. Dans les quelques heures de sa vie terrestre, l'homme peut enclore des trésors qui ne passent pas.

C'est pourquoi nous ne perdons pas courage; alors même que notre être extérieur se détruit, nous savons que notre être intérieur se renouvelle de jour en jour. La vie chrétienne est une quotidienne victoire de l'Esprit sur les puissances de destruction. Bénissons Dieu, lorsqu'il nous permet d'en contempler l'image dans une existence où tout ce qui est de la chair et du temps recule de jour en jour devant ce qui est de l'Esprit et de l'éternité ! Aussi ne voulons-nous pas regarder aujourd'hui aux choses visibles, qui ne sont que pour un temps, mais aux invisibles qui sont éternelles. La lumière que Dieu a fait briller pour nous en Jésus-Christ éclaire infiniment plus loin que la vie présente : étrangers et voyageurs sur la terre, nous marchons avec une ferme confiance vers la Patrie céleste, vers les demeures éternelles que Dieu a préparées pour ses enfants, afin de les mettre en possession de l'héritage que rien ne peut altérer ni flétrir.

La vie que Jésus donne n'est pas née de la terre et son cours n'est pas borné aux horizons de ce monde ; elle est la vie même de Dieu, telle que nous l'avons contemplée, pleine de grâce et de vérité, dans la Personne du Crucifié, dans sa vie, dans sa mort et dans sa victoire. Unissons-nous donc étroitement à ce Sauveur miséricordieux ; sachons prendre part à ses souffrances afin d'avoir aussi part à sa gloire ; si nous mourons avec Lui, nous aurons aussi la vie avec Lui.

Prière

O Dieu, ces grandes vérités de la révélation chrétienne, combien de deuils elles ont éclairés à travers les siècles, et dans ce Temple même où ton serviteur aimait à les proclamer ! Et voici qu'aujourd'hui il semble que ce soit notre deuil qui les éclaire ; elles ne sont plus des pensées lointaines, des idées que l'on peut examiner, accueillir, accepter ; elles sont une réalité devant nos yeux, une vie et une mort : une vie si détachée qu'elle portait en elle tous les enseignements de la mort ; une mort si paisible qu'elle est déjà une vie et une victoire.

Et nous Te bénissons, Seigneur, pour la lumière qui a été ainsi projetée pour nous sur les mystères de la mort et de l'au-delà. Ce sont des mystères ; ce seront toujours des mystères pour notre esprit ; mais pour nos cœurs, ce sont des certitudes dans lesquelles nous entrons comme le navire entre dans la paix du port après la tourmente. Et si jamais nous pouvions craindre d'avoir été le jouet d'un rêve ou d'une illusion, Tu nous rappellerais ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché, et combien tout cela était simple lorsque notre ami en parlait, parce que ce n'étaient pas des paroles, c'était sa vie même et le sang de son cœur qu'il nous livrait ainsi.
Et maintenant, Seigneur, ne permets pas que la nuit descende sur nous ; ne permets pas que s'éteigne cette lumière fidèle, fais-la briller sur notre Eglise, sur les Eglises sœurs, dont la sympathie nous a si puissamment réconfortés dans notre épreuve, sur toutes les Eglises où le nom de ton Fils est invoqué ; fais-la briller sur toutes les routes où marchent les solitaires, les affligés, les douloureux, et surtout sur le sentier de l'Amie dont l'âme s'attend à Toi seul, ô Dieu de notre salut, et que notre prière va chercher dans sa solitude et dans ses larmes.

O Toi qui es lumière, Toi par qui la nuit resplendit comme le jour, fais-nous vivre dans Ta lumière, et la nuit de notre deuil s'effacera devant l'aurore éternelle, parce que Tu seras là, notre Père, pour nous garder dans la communion de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Amen.

Allocution de M. le pasteur A.-N. Bertrand

Il y a un mois aujourd'hui, dans un petit cimetière de campagne, au milieu de la paix des choses et parmi les larmes d'une immense assemblée, le pasteur qui vous parle avait le privilège — douloureux, certes ! mais infiniment précieux — d'apporter à son frère d'armes l'hommage de l'Eglise, sa gratitude et sa fidèle espérance. Trois jours plus tard, il rencontrait ici la paroisse de l'Oratoire, en un dialogue d'âmes auquel la douleur de tous conférait une humble et solennelle grandeur. Il est donc naturel qu'il laisse aujourd'hui à ses collègues et à ses frères la douceur de dire ici ce qu'a été le chrétien et le pasteur que nous pleurons, et pourquoi il y a tant de lumière dans la nuit de notre deuil.
Qu'il me soit permis seulement de saluer la présence au milieu de nous des frères, beau-frère et belle-soeur de M. et Mme Guiraud, ainsi que de leur neveu. Dans leurs personnes, c'est quelque chose encore de notre ami qui vient jusqu'à nous, c'est l'image de ce cercle familial si souvent éprouvé dans ces derniers mois, qui a soutenu, entouré, bercé son agonie comme dans des bras maternels, à l'heure où lui qui avait si souvent secouru les autres eut aussi besoin des secours de la tendresse et de la foi. Et puis, chers amis, vous êtes aussi parmi nous les messagers, les représentants de celle dont le deuil dépasse de si haut le nôtre et que nous aurions voulu entourer plus directement de notre affection et de notre sollicitude. Vers elle s'en vont toutes nos pensées et toutes nos prières.
Car le deuil de l'Eglise ne doit pas nous faire oublier celui de la famille, et nous savons bien que sous le pasteur et le chrétien il y avait l'homme, avec son charme unique, que nous comprenons mieux, maintenant que nous l'avons perdu. C'est ainsi : nous vivons à côté des hommes, nous les aimons, certes ! nous nous réchauffons au contact de leur foi ; mais nous ne nous demandons pas d'où vient la puissance de leur rayonnement. Et puis quand la mort les a revêtus de leur physionomie véritable, éternelle, alors nous comprenons.
Nous comprenons ce qui fait que notre ami a été parmi nous une âme transparente, à travers laquelle les réalités de la vie chrétienne étaient devenues comme visibles, tant elles avaient de netteté et de relief. En lui, il n'y avait rien d'artificiel, rien d'appris, rien d'importé du dehors, mais seulement ce que le Maître appelle « le bon trésor d'où l'homme bon tire de bonnes choses ».
De là chez lui cette atmosphère de sobre poésie, qui baignait sa pensée et sa parole ; il saisissait sous les apparences les réalités dont elles sont l'enveloppe ; la vie lui était une vaste parabole ; et là où d'autres ne voient que des scènes banales de l'existence quotidienne, il découvrait le jeu de la vie profonde, l'âme secrète des hommes et des choses.
De là aussi cette gaieté, cet humour même qui lui assurait un si chaleureux accueil parmi les jeunes. Nul ne savait comme lui percer à jour les fausses solennités et souligner d'une malice sans cruauté la disproportion entre l'être véritable et les apparences. L'humour et le rire jaillissaient chez lui de l'écroulement des prétentions vaines sous la poussée du réel.
Mais cette gaieté était celle d'une âme héroïque. Sa sérénité, sa joie même étaient bâties sur un fond de douleur, d'une douleur non pas acceptée mais vaincue.
Il y a des hommes qui cachent sous le masque d'une fausse joie une douleur que l'on croit morte, mais qui continue cependant au fond d'eux-mêmes son œuvre de négation. Rien de pareil chez lui. Sa douleur n'était pas cachée ; elle était au contraire offerte à tous, visiblement incorporée à sa vie et à son être ; mais dépassée, dominée, recouverte par la marée paisible de la grâce, recouverte, dirait le Prophète, « comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent ». Héroïsme non de tension, mais de paix et de sérénité, fruit spontané d'une foi totale et souveraine.
Ainsi se révèle tout ce qu'il y a d'artificiel à vouloir parler ici de l'homme sans parler du chrétien et du pasteur. En dehors de sa foi il n'aurait plus été lui-même ; il n'aurait plus été rien ; car il ne faut pas dire qu'il portait en lui une foi profonde et un profond amour : il était une foi, il était un amour vivant.
Dieu soit béni de ce que, selon la promesse faite au Sauveur et à ceux qui ont mis en lui leur foi, cette âme vivante est devenue parmi nous un esprit vivifiant.               Amen.

Allocution de M. Le Pasteur W. Monod

« Mon âme a son secret, ma vie a son mystère. » Cette parole énigmatique du poète plane sur la terrestre destinée de celui que nous pleurons.
Maintenant qu'elle nous apparaît dans un raccourci poignant, sous l'éclair d'une mort quasi foudroyante, nous prenons conscience d'un fait indistinct, pressenti par nos coeurs et peut-être deviné par nos âmes : Emile Guiraud fut un élu, un mis à part.
Touché par une grâce particulière, il portait en soi — transportait sur soi — un charme d'En-Haut. Un baptême d'Esprit et de feu l'avait consacré ; sa présence dégageait parfois je ne sais quelle phosphorescence, toute spirituelle assurément, mais d'autant plus réelle. Quand il prêchait, le « message » devenait « mission ».
Tous, en l'écoutant, nous éprouvions une impression presque ineffable ; en cet instant même, les paroles manquent pour la dépeindre... Le sentiment d'impuissance qui m'étreint est, sans doute, le plus fidèle hommage.
« Mon âme a son secret, ma vie a son mystère. » Notre disparu aurait pu résumer de la sorte sa terrestre carrière, car c'est le langage même de l'expérience « chrétienne », une expérience d'ordre « surnaturel », une expérience imposée par le « témoignage intérieur du Saint Esprit », une expérience qui est un « don » de la grâce divine, le doigt de l'Eternel inscrivant en lettres de flamme sur la paroi de notre âme : « TU ES A MOI ».
Emile Guiraud n'était point parvenu à cette ineffable certitude par les chemins faciles d'un mystique sentimentalisme, ou d'un credo récité, ou même de la fidélité pastorale aux tâches professionnelles du saint ministère. Pour devenir un « homme de Dieu », dans l'acception pleine et biblique du terme, il faut creuser plus profondément.
Un jour, on le ramassa évanoui en rase campagne, estropié pour-la vie, à côté de la dépouille mortelle de son enfant unique, fillette lumineuse et pieuse, déjà orientée vers l'au-delà.
Après l'accident brutal, Emile Guiraud, enfermé dans une clinique, éprouva les affres d'une longue agonie morale. « Alors, avouait-il plus tard, je suis resté six mois dans l'Enfer. » Il songea même à quitter le ministère pastoral ; le don de consoler autrui semblait près de lui échapper, comme l'eau glisse entre les doigts ; il ne pouvait plus concilier le spectacle du monde avec certaines déclarations du catéchisme traditionnel sur la divine Providence... Et soudain, l'effroyable Problème du Mal, ce masque de la Gorgone, cessa de lui pétrifier le cœur ; il reçut la révélation suivante qui fusa, définitive, à travers la croix de Golgotha, dans les ténèbres du Calvaire : si beaucoup de croyants ont la douceur d'affirmer Dieu PARCE QUE (au nom d'une addition de preuves positives), d'autres croyants ont le bonheur d'affirmer Dieu QUOIQUE, malgré la déficience mélancolique d'une démonstration toujours inachevée qui nous « fuit d'une fuite éternelle ».
Alors, le pasteur vaincu se transforma en un pasteur victorieux, et cette victoire fut celle aussi de la mère qui pleurait avec le père. Rappelez-vous le pathétique tableau, dans la Genèse, du combat de Jacob avec un adversaire mystérieux, tandis que mugissait le torrent de Jabbok dans la nuit. Ecoutez la fin du récit. Vers l'aurore, le patriarche s'écria, dans la grisaille de l'aube : « J'ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée ». L'auteur sacré ajoute : « Le soleil se levait. Et Jacob boitait ».
Mais pourquoi en rester à l'Ancienne alliance ? Ecoutons le témoignage énigmatique de l'apôtre : « Il m'a été mis une écharde en pleine chair, un ange de Satan pour me souffleter. Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, mais il m'a répondu : Ma grâce te suffit ; c'est dans l'infirmité que s'accomplit ma puissance ». Alors éclate l'Alléluia de l'initié : « Je me complais dans les détresses pour le Christ ; oui, quand je suis faible, je suis fort ! »
Et le secret de l'apôtre Paul, fidèlement transmis par l'Eglise et dans l'Eglise, devint, deux mille années plus tard, le secret d'un humble pasteur français. La première fois qu'il monta dans la chaire de l'Oratoire, l'estropié gravit les degrés lentement, à cause de son infirmité ; il ouvrit la Sainte Ecriture ; il chercha le testament spirituel de Jésus dans la Chambre haute ; il trouva le mot central et dominateur qu'il voulait prononcer pour cette rencontre solennelle, le mot qui devait donner le ton, une fois pour toutes, à son ministère parmi nous : et ce mot était simplement — glorieusement — le mot « Joie ». Il osa parler de la joie promise par le Christ aux siens.

 « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère. » Cette parole sembla retentir, comme un refrain, d'année en année, chaque fois qu'Emile Guiraud nous distribua l'Evangile de la vie éternelle.
Le halo indéfinissable qui l'enveloppait, alors, était le reflet d'une intense préparation spirituelle dans le domaine intime. Toujours matinal, il se levait plus que jamais dès l'aube, quand il devait prêcher ; et cela non point pour lire et relire un manuscrit (déjà mémorisé, d'ailleurs, avec exactitude), mais pour s'agenouiller, adorer ; il implorait le baptême du Saint-Esprit, il intercédait en faveur des âmes.
Ceux qui l'entendirent se demandaient avec surprise d'où émanait le charme austère d'une parole si concise et pourtant si poétique, une parole tendre mais ferme, qui ne devait' ;rien (malgré la beauté de la forme) à la littérature, car celle-ci demeure glaciale dans le culte ; incapable de réchauffer les cœurs, jamais elle n'eût créé par elle-même le climat extraordinaire, l'atmosphère pénétrante, qui enveloppaient rapidement l'assemblée, l'imprégnaient, l'inspiraient.
Or, le secret d'un tel prestige, bien éloigné de la magie, c'était la prière du prédicateur, persévérante, cachée, dans la solitude. Sa parole restait subordonnée à une personnalité consacrée, dont elle demeurait inséparable, dont elle était le rayonnement, à la fois normal et surnaturel, « normal » puisqu'il était sur-naturel.
De plus, une telle parole appartenait à un service religieux, à une assemblée de fidèles, à une famille de croyants, à une communauté avec laquelle toujours elle faisait corps ; on ne pouvait détacher cette parole de l'organisme liturgique dont elle formait partie intégrante ; elle n'était pas un discours ajouté à l'adoration ; elle était l'adoration elle-même — d'abord silencieuse et anonyme — devenant une voix ; si bien que la prière et la parole offraient un ensemble vivant.
Enfin, si la prédication formait corps avec la personnalité intime de l'homme et avec le culte collectif de l'assemblée, le culte lui-même était comme soudé à l'exercice du ministère paroissial en ses multiples manifestations. Du haut de la chaire, c'était la cure d'âme qui se continuait ou qui se dessinait, et c'était la fascination du catéchète sur les jeunes, la fascination du consolateur sur les affligés, la fascination du croyant viril et doux sur les hommes de son époque, aux prises avec les serpents brûlants de l'heure, mais aussi avec la millénaire angoisse de la créature humaine, ensemble souffrante et pécheresse.

Bien-aimés Frères de l'Oratoire, et vous aussi, membres de la famille affligée, le pasteur bienheureux dont nous ne reverrons plus le terrestre visage n'aura pas emporté dans la tombe le double secret de son ministère : Souffrance, Prière. En cet instant, il semble que nous soyons réellement réunis avec lui en esprit, autour de la Table Sainte ; le deuil de notre paroisse n'est pas seulement le total de tous nos chagrins individuels, il est lui aussi d'une qualité rare, car il condense la douleur mystérieuse d'une communauté chrétienne, laquelle appartient elle-même à un mystique organisme, le corps du Christ vivant, le Ressuscité, le Glorifié.
Emile Guiraud croyait, de toute sa ferveur, à l'Église universelle, visible et invisible, militante et triomphante, porteuse de catholicité ; il croyait donc à une véritable « succession apostolique » des porteurs du flambeau de l'Évangile, et qui se transmettent le dépôt sacré d'âge en âge. Vous savez que notre ami, songeant aux fidèles pasteurs, aujourd'hui disparus, qui le précédèrent dans notre paroisse, avait proclamé publiquement sa résolution d'être une simple « sentinelle » qui prend la relève et qui laissera plus tard à d'autres leur tour de faction.
Voilà sous quel aspect le bon guetteur s'est considéré lui-même, inflexiblement ; et nous le bénissons de nous avoir ainsi livré son suprême talisman : le secret d'un anonymat sublime, dans la grande nuée de témoins, au service du Royaume de Dieu... Un brisé, un vainqueur ! Cela dit tout.
Amen.

Allocution de M. le Pasteur P. Vergara

Au moment de la dispersion des vacances, quand nous prîmes congé du bien-aimé pasteur disparu, nous ne nous doutions point combien solennel était notre adieu. Et lorsque la mort eut accompli son œuvre ce nous fut un déchirement de ne pouvoir nous joindre à ceux qui accompagnèrent la dépouille de notre ami jusqu'au champ de repos. C'est pourquoi il nous est doux aujourd'hui du moins, du sein de notre douleur, de pouvoir enfin, dans un geste collectif, exprimer l'infinie gratitude et l'affection inaltérable qui remplissent nos cœurs.
Le pasteur Emile Guiraud était aimé de tous. Qui ne l'aurait aimé ? Il émanait de lui tant de charme, d'humaine compréhension de toutes les formes de la détresse, d'évangélique amour, qu'il n'avait qu'à paraître pour qu'un lien confiant s'établisse.
Il y a des pertes qui sont vraiment irréparables, car il est des choses que Dieu ne nous dit qu'une fois d'une certaine manière, avec un certain accent, et que nous n'entendons plus lorsque la voix qu'il avait chargée de ce message s'est tue pour toujours. Nous sommes infiniment malheureux de la disparition si rapide et si prématurée de ce pasteur d'élite ; une certitude cependant nous console un peu : c'est la foi qu'il y a des semences qui survivent au semeur parce que la grâce de Dieu y avait caché un germe immortel.
La grâce de Dieu a visiblement fécondé le trop court ministère d'Emile Guiraud. Croyez-vous, mes Frères, au mystère de la grâce se manifestant dans un homme ? Quelqu'un qui n'est rien et ne peut rien par lui-même, avec ses seules forces humaines, qui vient au milieu de ses frères, sans le prestige de la science, mutilé dans ses affections, diminué dans son corps et qui se trouve pourtant continuellement aidé, miraculeusement secouru par une Puissance qui ne vient pas de lui, mais qui agit cependant par le sacrement de ses mains et de son cœur, n'est-ce pas vous peindre votre pasteur disparu ?
L'ordre surnaturel de la grâce est aussi l'ordre de la charité, car savoir aimer comme Dieu aime, ne peut être en nous qu'un don de Dieu. Emile Guiraud avait reçu ce don, il rayonnait parmi nous et en enrichissait beaucoup. Ce n'était pas par des arguments destinés à persuader l'intelligence qu'il faisait croire en Dieu ; il faisait croire en Dieu parce qu'il vivait en Dieu. Si le pasteur que nous pleurons a su se donner si complètement à chacun, c'est qu'il se possédait, or, jamais un homme ne se possède mieux que lorsque Dieu le possède. La surprenante profondeur de l'action exercée par le court ministère de notre ami bienheureux tient à ces grandes réalités-là.
Disciple du professeur Frommel qui avait été son maître à la Faculté de Théologie de Genève, Emile Guiraud croyait et démontrait en sa personne que la véritable autorité en religion n'est ni dans une Institution, ni dans un Livre, ni dans la Raison d'abord, qu'elle doit avant tout être dans l'expérience et qu'en définitive l'ordre mystique est le seul terrain inattaquable sur lequel il faut se placer pour gagner les âmes. S'il fut un grand éveilleur d'âmes c'est parce qu'il avait fait l'expérience qu'un homme reçoit le pouvoir d'agir sur les âmes non pas en vertu de ce qu'il représente officiellement, ou de ce qu'il sait, mais en vertu de ce qu'il est spirituellement.
Son cartésianisme à lui, son Discours de la Méthode, tenait dans ce principe de l'apôtre Paul : « L'homme naturel ne peut connaître les choses de Dieu car c'est spirituellement qu'on en juge».
Bien qu'il travaillât beaucoup, car il avait compris d'instinct qu'un ministère qui veut être efficace ne peut pas plus abandonner la connaissance dans l'intérêt de la foi que la foi dans l'intérêt de la connaissance, Emile Guiraud n'était pas l'homme des livres et du savoir pour le savoir; il travaillait pour être, pour progresser dans la connaissance spirituelle. C'est parce qu'il avait reçu de Dieu sa connaissance selon l'ordre mystique, dans la prière, que sa liberté intellectuelle était entière vis-à-vis des dogmatiques, des préjugés sociaux, ecclésiastiques ou même confessionnels. Spirituellement, il trouvait son bien partout et il ne dédaignait pas un rayon de miel parce que c'était une main catholique qui le lui tendait.
C'est parce qu'il avait été touché par la grâce et que l'amour du Dieu de Jésus-Christ dévorait son cœur qu'il avait la passion des âmes, que comme un bon berger qui donne sa vie pour ses brebis, il passait des journées épuisantes à courir Paris en tous sens avec sa fidèle compagne, voulant connaître chacun pour l'aider personnellement et qu'ensuite il se levait, avant l'aube, pour pétrir le pain qu'il distribuait à tous dans ses messages publics où l'on respirait, en vérité, une fraîcheur d'aurore. « Je me lève quand vous vous couchez, disait-il à l'un de ses collègues, de sorte que nous pratiquons, nous aussi, à l'Oratoire, l'adoration perpétuelle.
Le don que Dieu lui avait fait à un degré unique — les vrais dons de Dieu ont toujours ce caractère — c'était une capacité étonnante d'adapter son spirituel message aux possibilités de réception de ceux auxquels il s'adressait. Il était polyvalent. De ses leçons imagées aux petits de nos Ecoles du Dimanche et du Jeudi, à ses ardentes prédications en passant par ses cours d'Instruction religieuse, ses allocutions à la jeunesse, ses études, ses entretiens intimes, quelle identité de but et quelle variété de moyens employés, quel instinct presque génial de la dose exacte qui peut être assimilée ! C'est parce qu'il aimait individuellement chacun de ceux qui se confiaient à lui que chaque cas devenait pour lui un cas unique. Mais le résultat était le même pour les petits et pour les grands ! L'âme s'éveillait, ou faisait palpiter ses ailes, ou s'envolait, suivant sa saison.
Apprendre aux hommes, aux femmes et aux enfants confiés à sa garde à spiritualiser leur vie, tel a été l'objectif constant de son ministère, aussi bien à Limoges et à Mazamet, ses précédentes paroisses, qu'au milieu de nous à l'Oratoire. Tout ce qu'il laisse derrière lui porte cette marque dominante. Il pratiqua la religion de l'Esprit et fut par ses paroles et par ses actes un noble témoin de l'Esprit.
L'activité d'un bon ministre de l'Évangile n'est pas celle d'un mercenaire, elle n'a ni limites ni règles fixes, elle peut donc difficilement être décrite dans le détail et c'est vous qu'il a consolés, dirigés, aidés de mille manières, qui pourriez dire le plus éloquemment ce que fut Emile Guiraud comme pasteur et combien décisif fut son passage dans votre vie.
Et, maintenant, l'homme extérieur est détruit. Il pourrait y avoir des murmures empreints d'un peu de révolte de notre part, si nous n'avions la foi que l'homme intérieur est demeuré vivant et ne nous a pas abandonnés; si nous n'avions le pressentiment que ce qu'il a fait par sa vie, il le fera mieux encore par sa mort; et déjà nous en avons recueilli des preuves.
Il semble qu'il y ait des êtres marqués pour une sorte de martyre afin qu'une puissance d'influence, hors de proportions avec les moyens ordinaires des hommes, les accompagne aussi. Toujours cette loi de la Croix pour enfanter la Vie. Comme le disait lui-même notre ami : « Nous savons maintenant que la mort au sillon fait l'épi ».
Mais nous ne voulons pas être tristes, nous voulons au contraire, tous, enfants de nos Ecoles, éclaireurs et éclaireuses, hommes et femmes d'âge mûr, vieillards et nous aussi, ses collègues, nous voulons tous nous unir dans une prière de gratitude envers Dieu qui nous avait donné un messager qui nous a rapprochés de Lui.

Allocution de M. le Pasteur Marc Boegner

Quelques brèves paroles sont encore nécessaires pour exprimer l'émotion douloureuse ressentie par le corps pastoral français, par les Eglises protestantes de Paris et toutes les Eglises de France à la nouvelle de la mort si prématurée et si soudaine de notre cher collègue, le pasteur Emile Guiraud.
Aux parents de notre frère présents ici ce soir, je veux dire de quelle sympathie nous les entourons dans leur deuil. Nous savons de quelle tendre sollicitude ils l'ont entouré dans les poignantes semaines de sa maladie, avec quel amour ils l'ont, sans se lasser, présenté à Dieu dans leur intercession. Qu'ils veuillent bien assurer Mme Guiraud, vers qui vont toutes nos pensées, que d'innombrables chrétiens l'enveloppent de leur prière et que toutes nos Eglises s'associent à son immense douleur.
A vous, Frères et Sœurs de l'Église de l'Oratoire, à vous ses Conseillers presbytéraux et ses Pasteurs, j'exprimerai très simplement les sentiments qui nous font communier intensément à votre grande tristesse.
Deux paroles de l'apôtre Paul se sont imposées à ma pensée alors que je méditais sur le ministère d'Émile Guiraud dans votre paroisse et sur la dure épreuve que vous traversez maintenant.« Si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. » Votre Eglise était grandement honorée par le ministère du pasteur Guiraud. L'extraordinaire influence qu'il a exercée, dès son arrivée, sur un auditoire toujours plus nombreux et sur tant d'âmes qui recherchaient sa direction ou ses conseils, était, pour l'Oratoire, une incomparable richesse spirituelle. Et nos Eglises, membres comme la vôtre du Corps du Christ, s'en réjouissaient avec vous. Car nous savions que vous ne gardiez pas pour vous-mêmes la grâce qui vous était faite et, qu'en quelque mesure, nous y avions part avec vous. Nous étions nombreux à connaître très peu Emile Guiraud lorsqu'il vint s'établir au milieu de nous. L'autorité qu'il prît sur ses collègues n'en fut pas moins immédiate. Non pas qu'il la cherchât jamais. Mais la spiritualité qui émanait de toute sa personne, cette transparence dont on parlait tout à l'heure, le rayonnement de son âme sacerdotale lui gagnaient notre fraternelle confiance et lui assuraient sur nous un ascendant particulier. Dans les trop rares rencontres que permet aux pasteurs de Paris l'accomplissement de leur ministère, quelques mots suffisaient à nous révéler en lui le vrai pasteur, pour qui l'unique affaire de sa vie est le service de Jésus-Christ et, par amour pour Jésus-Christ, le service des âmes et surtout des âmes qui souffrent.
Et ceci nous permet de mesurer la grandeur de votre deuil. « Si un membre souffre, a dit encore saint Paul, tous les membres souffrent avec lui. » Toutes nos Eglises communient à votre souffrance, Frères et Sœurs de l'Oratoire. Et puisque c'est un ancien catéchumène de l'Oratoire qui a la douceur de vous en offrir le témoignage, permettez-lui de vous dire la fraternelle compassion de tous, en homme qui n'oublie pas ce qu'il doit à votre Eglise et peut, plus que d'autres, comprendre ce que signifie, pour votre grande famille spirituelle, la perte humainement irréparable que vous venez de faire.
Tous, nous demandons à Dieu de vous aider à être fidèles aux grâces reçues par le ministère d'Emile Guiraud. Ce qu'il vous a donné de la part de Dieu, incarnez-le dans des vies chrétiennes où soit reconnue et acceptée l'autorité souveraine du Christ, et dans une vie de paroisse dont le rayonnement éclaire, pour nos Eglises, le chemin de la fidélité.
Et je pense à la jeunesse de l'Oratoire que notre Frère a tant aimée et qui allait à lui avec une si émouvante confiance. Jeunes filles, jeunes gens, la mort de votre pasteur est pour vous une douleur qui émeut nos cœurs d'aînés et d'amis. Mais quel appel vous est adressé par son élévation à Dieu ! Ecoutez-le dans les heures de recueillement auxquelles vous conduira votre deuil. Que Dieu vous fasse entendre alors la question qu'il posa à un jeune d'Israël qu'il voulait consacrer prophète : « Qui enverrai-je ? et qui marchera pour nous ? » Et qu'en pensant à nos Eglises, que votre pasteur a tant aimées, vous répondiez dans l'humilité et dans la foi : « Me voici ! envoie-moi ».

Prière et Bénédiction

Notre Père qui es aux Cieux ; que Ton nom soit sanctifié ; que Ton règne vienne ; que Ta volonté se fasse sur notre terre comme dans Ton ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; et ne nous conduis pas vers la tentation, mais délivre-nous du mal, puisque c'est à Toi qu'appartiennent dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire.
Amen.

Que l'Éternel vous bénisse et vous garde ; et que le Dieu de l'espérance vous donne par la foi toute la plénitude de la joie et de la paix qui sont en Jésus-Christ.
Allez maintenant dans la paix de Dieu, et que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ soit avec vous et avec les vôtres, avec les présents et avec les absents, avec les vivants et avec les morts, pour le Temps et pour l'Éternité.
Amen.