Sermon d'installation d'Elie Lauriol

Culte du 16 février 1947
Prédication de Elie Lauriol

Mes Frères,

Il ne vous paraîtra ni normal, ni de bon augure que je taise le profond déchirement qui marqua mon départ d’une paroisse très aimée.

Les liens avec les choses étaient et restent forts, comme il est naturel de son pays natal.

Pays du soleil-roi qui l’été fait grésiller les cigales sur les arbres ruisselants de rayons, tire de la garrigue des senteurs farouches et saines, épand les résineux encens des pins, et vibre dans l’azur brutal.

Pays des nuits recueillies sous les étoiles luisantes, sous l’apaisant attouchement lunaire, l’énorme voûte de silence que frange, tout en bas, le bruit sonore des grillons.

Pays du violent mistral, accouru des hautes neiges dans la houle duquel les oliviers brassent de la lumière et se débattent fièrement les chênes dont la racine empoigne, dur, le roc.

Pays des hivers limpides, des automnes éclatants, qui font saigner les vignobles.

Pays harmonieux et multiples qui va des forêts de l’Aigoual aux châtaigniers de Lozère - par les ondulations de l’Uzège et de la Vaunage - aux plaines salées d’Aigues-Mortes, et à l’étincelante mer.

Le prédicateur de l’Evangile qui, à toute heure, a parcouru ce pays et en a ressenti la tacite complicité à son oeuvre ne l’oubliera plus.

Liens plus forts encore avec les hommes, à l’âme secrète et fidèle qui ne se traduit bien que dans la langue d’Oc, à la fois chaude et nuancée, exubérante et retenue, frondeuse, ironique et mystique.

Nîmes la ville aux 25.000 protestants, groupés autour de leurs trois temples, restera toujours ma paroisse ainsi que sont restés Vézénobres et Ners, et les villages du canton. L’amour des parents ne se fragmente pas et ne s’amoindrit pas, mais au contraire s’enrichit de s’étendre à plusieurs enfants. Pourquoi n’en serait-il pas de même de celui du pasteur ? St. Paul aurait-il moins aimé les Corinthiens ou les Romains d’avoir continué toute son affection à ses fils spirituels de Galatie ou de Philippes ? Je m’assure que vous comprenez que, pour une nouvelle paroisse, il y a non point une réserve, mais un gage.

D’autant plus que l’Eglise de l’Oratoire du Louvre, au centre du magnifique Paris, a été - elle aussi – durant 5 ans de mon adolescence ma paroisse très aimée et n’a jamais cessé de l’être puisque c’est ici même que j’ai désiré recevoir la consécration pastorale.

Je me retrouve jeune étudiant dans l’une des tribunes qui font face à la chaire, avide d’écouter des maîtres de l’esprit qui étaient aussi des maîtres de la parole, puis repartant, illuminé, l’âme repliée sur ses trésors, vers l’avenue de Châtillon ou le boulevard Arago.

Ces trésors reçus de vous, parmi vous, joints à ceux que je tenais du pasteur NEEL et de mon église d’Alès ont constitué le capital de mon ministère.

En répondant à votre appel, je ne faisais donc qu’acquitter une partie minime de ma dette.

Et pourtant, c’est cela même qui aurait dû me pousser à dire tout de suite un « oui » renforcé par la joie, toujours obscurément souhaitée de renouer mon ministère à celui du frère d’armes près de qui il avait débuté dans la vallée du Gardon – et le pressentiment – (bien vite confirmé) d’une semblable joie à l’exercer sous la direction de notre actuel Président du Conseil presbytéral et de ce Conseil lui-même - c’est cela qui, plus que tout, maintient en moi une cruelle et parfois torturante hésitation.

C’est que je me demandais si ma venue ne serait pas, pour vous, plus que l’apport d’un débiteur, le dommage causé par une présomption. Je revoyais Emile Roberty gardien intransigeant du sanctuaire, manieur d’un verbe de cristal où chantait la gloire de Dieu, John Vienot à la science aimable et sûre, à la compréhension profondément humaine, défenseur intrépide de nos pères calomniés, Wilfrid Monod, lutteur génial et libérateur, en avance sur son temps et dont l’heure reviendra comme le Pascal du Protestantisme, noué au problème du mal dans une étreinte sans ruse ni compromission, à la pensée en même temps tourmentée et tout candidement, tout triomphalement – fiée à Jésus-Christ, Emile Guiraud, le poète de l’au-delà, pèlerin de la joie par la route des larmes, dont les sermons étaient une effusion du ciel, et le dernier disparu André Numa Bertrand, le chef de jours paisibles et de jours tragiques, toujours ému d’en Haut et toujours clairvoyant, dont la parole se voulait dénuée de couleur, comme une vitre pure pour ne pas altérer d’une teinte qui n’aurait pas été la sienne la lumière de l’Esprit et la laissait passer, en effet, dans sa netteté d’origine. André Bertrand à l’intelligence éblouissante qui rangeait en bataille dans un ordre impeccable, les idées vécues dans leur expression adéquate et les mettait aux ordres de son seul Maìtre, Jésus-Christ. André Bertrand qui, comme Wilfrid Monod, aurait pu avoir n’importe quelle ambition humaine et qui, comme lui, n’eut d’autre ambition que d’être pasteur. Comment, connaissant mieux que personne ma mesure, n’aurais-je pas éprouvé une sorte d’angoisse à prendre la suite de tels maîtres et comme une crainte de sacrilège à oser toucher à de tels manteaux !

J’avais beau me dire que deux guerres, dévoreuses des élites, avait entraîné par disette d’hommes, une dévaluation excessive et que ce débat ne m’aurait sans doute pas été imposé si tant de jeunes espoirs de l’Eglise – qu’il me soit permis de citer, parmi d’autres, les noms de mes amis Jean Monod, Francis Monod, Robert Prunier, John T. Best, n’étaient pas jadis passés, mais trop tôt dans l’invisible à travers le voile de fer du sacrifice, je ne me lassai finalement convaincre avec l’espoir que Dieu – s’Il ne le voulait pas – transformerait en empêchement absolu les grandes difficultés d’une installation matérielle. Ces difficultés ont été levées par de tenaces dévouements auxquels nous rendons tous affectueusement hommage.

Vous m’aiderez de votre appui, de vos prières.

Après tout, si je vous devais cette confession – peut-être cette explication – c’est trop parler de l’homme et pas assez de Dieu. Dieu qui suffit à toutes les insuffisances et peut manifester sa force à travers toutes les faiblesses, avouées ou inavouées.

Si, du côté des hommes, il ne vous reste que cela, du côté de Dieu, il vous reste toute la foi, toute l’espérance et l’amour.

À vous, paroissiens de l’Oratoire, à vous Chrétiens, comme d’ailleurs à tous les autres hommes.

Que reste-t-il en effet aux hommes, en cette année 1947 ? que reste-il de leur sécurité orgueilleuse ? Au milieu des catastrophes amoncelées sur la terre alors que ce qui nous paraissait l’impossible, l’impensable, est devenu depuis longtemps le journalier, la réponse est vite faite.

Que reste-il ? À peu près rien. Bilan de désastre qui nous ramène aux temps primitifs où il n’y avait d’un côté que le péché, la souffrance de l’homme acharné à se perdre, et de l’autre l’acharnement de Dieu à le sauver quand même. Entre les deux, tout ce que l’homme avait construit, s’est effondré.

Que reste-il de notre arrogante raison ? Une habileté méthodique à faire de ce monde une maison de fous. Il reste le péché, la souffrance et la mort.

Que reste-il de notre science qui nous a fait monter au ciel ? le pouvoir de réaliser l’unique terreur des Gaulois et de faire tomber sur la terre des hommes, des femmes, des enfants un ciel de métal embrasé. Il reste le péché, la souffrance et la mort.

Que reste-il de notre civilisation, son scepticisme, son culte de l’argent, ses défis à la loi morale ? que reste-il de refus à Dieu pour les incroyants et pour les croyants, de nos astuces avec Dieu, de nos quarts d’obéissance ? Il reste le péché, la souffrance et la mort.

Le péché, la méchanceté des hommes, point n’est besoin, j’imagine, pour les découvrir, de la lanterne de Diogène. Mieux vaudrait demander où ne pas le voir. La souffrance de l’homme enserre le monde entier. Quant à la Mort, elle est partout.

En face, il reste Dieu. Il ne reste que Lui. Pas d’autre recours. Ou revenir à Lui, et enfin Lui obéir, ou nous enfoncer dans une destruction de plus en plus infernale. En face de la trilogie de Satan, péché, souffrance, mort, que hurlent les démons, il ne reste que la grande trilogie de Dieu qu’entonnait l’apôtre, la foi, l’espérance, l’amour.

La foi, objectera-t-on, comment l’acquérir ou la conserver quand on voit de telles horreurs, les pauvres hommes éperdus de torture et d’épouvante ?

Comment Dieu permet-il ces choses ?

Et ce sont précisément ceux qui déclaraient qu’ils ne croyaient pas aux miracles qui sont les plus scandalisés que n’intervienne pas le seul miracle qui, en effet, soit impossible à Dieu : sauver l’homme sans que l’homme consente à être sauvé, c’est-à-dire, Lui obéir.

Car Dieu n’a rien permit du tout : l’homme s’est passé de sa permission. Qui aurait le cynisme stupide de prétendre que l’homme en est venu là pour observer sa loi ? Dieu nous a pourtant assez averti par sa Parole : « Si vous n’obéissez pas, vous mourrez ». et, une fois de plus, on s’est moqué de l’avertissement. Mais comme la loi de Dieu est la loi de la Vie, en se dérobant à elle, on est tombé sous la loi de la Mort, on s’est livré à cette « force des Ténèbres » que le Christ appelait aussi « le Prince de ce monde », et qui se plait pour notre deuil et notre honte aux »massacre des innocents ».

C’est cela le péché et c’est cela sa conséquence. Et il n’y a pas d’autre remède que cette foi en Dieu qui implique un retour à Sa loi. Tout ce que l’on recherchera d’autre sera remède de néant.

La foi en Dieu dans l’indéchiffrable mystère.

La foi du Christ criant à Dieu : « pourquoi m’as-tu abandonné ? » mais persistant, avec une con-fiance entière, à « remettre son esprit » entre les mains de Dieu.

À bien y réfléchir, il n’y a de vraie foi que dans le malheur, quand il semble que Dieu n’envoie aucun secours. La foi exaucée n’est déjà plus la foi puisqu’elle a vu l’exaucement. La foi est dans la nuit, dans l’aveugle, l’horrible, alors qu’on ne sait pas ce que Dieu fait, ni même s’Il fait quelque chose. Et c’est à cette foi que la victoire est promise.

À une heure redoutable de sa vie, le missionnaire Colliard écrivait : « quelque profondément que vous vous enfonciez dans les eaux écumantes de l’affliction, au-dessous sont encore le bras éternels du Tout-Puissant. »

Oui, la foi reste.

Est parce qu’elle reste, il reste l’espérance, même quand, à vue d’homme, il n’y aurait plus d’espérance. Car cette espérance en Dieu déborde, non seulement le moment présent, mais encore la vie présente qui, elle aussi, n’est qu’un moment. Si désespéré soit le sort d’un homme, celui du Christ, tordu sur la croix, ne l’était pas moins. Mais Dieu montra que le Vendredi Saint n’était que l’étape de Pâques. Un Chrétien ne saurait en exiger un autre. Il n’est pas plus grand que son Maître.

L’espérance chrétienne est sûre, désormais, qu’aucune bataille – même perdue – n’aura été livrée en vain, aucune larme versée en vain, qu’aucune injustice ne restera sans redressement, aucun appel inentendu. Elle est sure qu’il n’y a aucune souffrance incompréhensible, qui ne porte en elle ce qui faisait dire à St. Paul, ce gibier de prison, allant de cachot en cachot, maltraité, battu, lapidé une fois, naufragé quatre fois et marchant au martyre – et. certes, seul cet homme avait le droit de s’exprimer ainsi : « les légères afflictions du temps présent ne sont rien auprès de la gloire future ».

Il reste la foi. Il reste l’espérance. Parce que l’amour reste. L’amour reste parce que l’amour est Dieu, puisque « Dieu est amour ».

Tout vient de lui. L’amour de Dieu, ressenti, est le générateur de notre foi, et le pouvoir de cet amour pressenti est le générateur de notre espérance.

Notre bonheur éternel, la foi croit que Dieu le veut, et l’espérance, qu’Il le peut.

Lorsque la force des ténèbres et sa marée d’infamies sanglotantes auront disparu dans l’oubli, nous comprendrons à quel point l’amour de Dieu tirait pour nous, des pires évènements, la substance de nos meilleures joies, d’une félicité neuve comme l’aurore et, comme elle, grandissante.

Demeurons dans cet amour.

Mais cela n’est possible que si cet amour reste en nous. Si nous gardons aussi l’amour.

- l’amour ! se récriera-t-on derechef. Dans le monde présent qui n’est qu’une haine brûlante, c’est bien plus impossible encore que de garder la foi. Après ce qui s’est passé et qui se passe toujours, vous n’avez donc pas des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un coeur pour éprouver ?

- parmi les plus douloureux, nous avons des yeux qui voient les souffrances de nos frères, nous avons des oreilles qui entendent leurs plaintes et nous avons un coeur qui, maintes fois, à cause d’eux, pèse dans notre poitrine comme une plaie.

Mais nos yeux voient aussi sur la croix, la plus pantelante, la plus innocente, la plus sainte de toutes les victimes, nos oreilles l’entendent et notre coeur tumultueux sent qu’il doit se sou-mettre, presque sans la comprendre, à la voix expirante qui jeta sur le monde la parole d’amour qui fit crouler la mort : « Père, pardonne leur, car ils ne savent ce qu’ils font ».

Sans cet amour, tout aurait été définitivement perdu. Sans cet amour, tout serait perdu, définitivement. Le Mal peut exercer sur nous d’abominables contraintes, si nous ne le voulons, il ne peut pas forcer nos âmes. Ne l’en laissons pas expulser l’amour. Satan aurait vraiment gagné.

Au contraire, tant que l’amour à sa puissance de Dieu qui est l’amour qui pardonne, subsiste, ne fut-ce que dans le coeur d’un seul homme, dans le coeur de cet homme se prépare et s’approche la défaite de l’Ennemi de tous les hommes.

Oh ! si les hommes comprenaient, eux qui souffrent mille morts, et qui souffrent aussi – je veux en être sûr – de tant faire souffrir ! l’enchantement maudit serait levé, l’affreuse confusion cesse-rait, les armes fratricides leur tomberaient des mains,les noeuds gordiens qui les étranglent se-raient tranchés. La terre donnerait à tous son fruit et les mères regarderaient grandir leurs enfants sans frayeur.

Église de l’Oratoire, qui as tant reçu du passé et à qui Dieu redemande beaucoup dans le présent, Eglise de l’Oratoire qui es environnée d’une telle nuée de témoins, ton beau métier d’Eglise est d’être l’annonciatrice et le garant de ces choses auprès des hommes malheureux qui veulent, mais ne peuvent pas parce qu’ils sont esclaves et qu’ils ne savent pas que le briseur de chaînes est venu.

Par la ferveur de tes cultes, par la voix, de tes fidèles et l’exaltation de tes orgues, par la consécration de tes adultes et par l’enthousiasme de tes jeunes, surtout par ton exemple, par la vie fraternelles que réaliseront tes membres, par la vérité de ton service qui se connaît au sacrifice ra-dieux, par l’inspiration de tes invisibles, chante le chant divin parmi les hommes malheureux.

Chante le chant qui exorcise les monstres et qui appelle les anges, qui conjure la nuit et invoque le jour, qui, sur les faces bestiales, fait soudain apparaître des visages de fils de Dieu et dans les prunelles éteintes allume des ravissements, chante la foi, chante l’espérance, chante l’amour qui est plus grand.

Et, en vérité, tout le reste sera donné par surcroît.

Amen.


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