Qu'est-ce qui fait courir Paul ?

1 Corinthiens 9:16-23

Culte du 4 février 2018
Prédication de Pierre-Olivier Léchot

Vidéo de la partie centrale du culte

I.
Voici Paul, chers frères et sœurs, Paul, l'avorton de Dieu annonçant l'Evangile de la liberté à ses frères et sœurs de Corinthe. Or cet Evangile libérateur, cette puissance de liberté dont le souffle ne s'est jamais éteint, voilà que Paul le décrit comme une contrainte qui lui a été imposée. Pire ! une « nécessité » – « anankè » en grec, ce mot que Victor Hugo faisait écrire à Claude Frollo sur un des murs de Notre Dame de Paris au commencement de son sombre roman. Serions-nous donc des misérables de l'Evangile ? Auraient-ils raison celles et ceux qui, tout comme Nietzsche, voient dans le christianisme et son soi-disant message de liberté une forme nouvelle de misérabilisme, de contrainte voire d'asservissement ?

Non pas, chers frères et sœurs. Certes, ce passage de l'apôtre nous rappelle, s'il était besoin, que son engagement n'a pas grand chose à voir avec le ton et les manières de ces super-apôtres télégéniques dont on nous rebat aujourd'hui les oreilles à propos de leurs succès dans la lutte contre la drogue, l'alcool ou les jeux vidéos... Prêcher l'Evangile, pour Paul, n'est pas une évidence ; ce n'est pas non plus une sinécure ou une tournée triomphale autour de la Méditerranée, faite de conversions spontanées et de miracles en cascade. Loin de là : c'est une entreprise rude, délicate et qui lui impose maintes violences ainsi que de nombreuses déchirures. Les historiens et les exégètes mais aussi tout simplement ses lettres sont là pour nous le rappeler : partout où Paul prêche, il rencontre certes du succès, mais aussi des résistances et de profondes déceptions. Partout où il prêche, ceux qui, dans un premier temps, l'ont accueilli avec bienveillance se révèlent finalement comme de coriaces adversaires. Et ils ont souvent la main lourde : mésententes, trahisons, lâchetés, cabales, dissimulations et fausses accusations constituent son lot presque quotidien. Paul, lui aussi, d'ailleurs, a sans doute connu ses propres égarements. Admettons-le sans faux semblant : l'apôtre des gentils et les premiers chrétiens furent des hommes, rien que des hommes, avec leurs failles, leurs faiblesses et leur capacité à la petitesse et à la mesquinerie. Penser le contraire serait une pure illusion, à la fois vis-à-vis de ce que fut la vie des premières communautés chrétiennes mais aussi de ce que sont nos paroisses et nos Eglises aujourd'hui. Karl Barth avait sans doute raison de pointer du doigt ce fait : l'Eglise, c'est tout à la fois l'engagement sans faille de personnalités qui donnent jusqu'à leur vie pour les autres et les petites mesquineries de nos vies paroissiales. Il n'en allait pas autrement du temps de Paul. Mais justement : qu'est-ce qui peut bien faire courir Paul ? Qu'est-ce qui le motive et l'engage, malgré tout ?

Ce qui caractérise et, peut-être, distingue Paul au milieu de toute cette médiocrité, c'est d'abord sa capacité à prendre du recul et à placer son action et sa réflexion à la lumière de sa vocation au service de l'Evangile. Une vocation dont il a compris qu'elle n'était pas un libre choix, le fait de son inclination subjective ou de ses goûts personnels. Ce n'est pas un hobby, il ne prêche pas comme on fait du parapente ou du tennis de table, pour se « réaliser » ou se sentir « épanoui ». Non, s'il prêche, c'est parce qu'il s'agit pour lui d'une réalité qui le définit de part en part. Annoncer l'Evangile c'est son être le plus profond. Prêcher n'est pas pour lui source de bonheur mais de sens. Il sait que cette vocation est devenue le fond de son être, sa réalité la plus intime et que c'est elle qui donne sens à sa vie. Mais surtout, Paul a compris qu'être libre, ce n'est pas être sa propre loi et faire ce que l'on veut en fonction de sa satisfaction ou de sa déception ; il a compris qu'être libre consiste au contraire à reconnaître sa dépendance face au monde, face à la vie et face à ces autres, tous ces autres qui, si souvent, déçoivent et blessent, qu'il s'agisse de ces Corinthiens « déviants ou des ces Galates si « stupides » auxquels il continuera de prêcher, vaille que vaille. Paul a aussi et surtout compris que sa seule gratification consistait à faire ce qu'il a à faire : « Quelle est donc ma récompense ? C'est d'offrir gratuitement l'Evangile que j'annonce, sans user de mon droit de prédicateur de l'Evangile. » Paul fait ce qu'il à faire et son seul salaire, sa seule récompense consiste à le faire. Il n'espère aucune reconnaissance, aucune gratification et surtout... il ne se repose pas sur ses résultats. Il y a un peu en lui de cette devise qui fut celle de Guillaume d'Orange : « point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Peu importe le résultat, peu importe les déceptions, les reniements, les détournements et les mesquineries des Corinthiens ou des Galates. Paul a librement renoncé à réclamer son dû, à être reconnu par ceux auxquels il a voué sa vie. Mais il continuera, envers et contre tout, de leur annoncer l'Evangile.

On pourrait bien sûr voir dans cette sorte de « lâcher prise » une forme d'aveuglement ou de résignation. Mais ce n'est pas ce que Paul nous laisse entendre : c'est au contraire en reconnaissant tout cela, en reconnaissant que les choses sont ainsi, que les hommes sont des hommes mais que seul compte son engagement, sa fidélité à ce qu'il est et doit être qu'il peut acquérir la liberté nécessaire pour se tourner vers les autres. Or, ce que Paul cherche à montrer aussi, ce faisant, c'est que son expérience en tant qu'apôtre vaut pour tout croyant. Car la foi en l'Evangile de Jésus Christ est à ses yeux, et paradoxalement, la source d'une libération, mais d'une libération qui passe aussi par un asservissement. Car si, pour Paul, « c'est pour la liberté que nous avons été libérés » (Ga 5), c'est aussi en nous laissant devenir « esclaves sous le régime nouveau de l'Esprit » (Rm 7,6) ou, comme il l'écrit dans sa première lettre, celle qu'il adresse aux Thessaloniciens, en nous laissant soumettre « au Dieu vivant » (1 Th 1,9).
Car c'est là, justement, que se situe le point central : pour Paul, cette servitude est celle due au Dieu vivant, au Dieu de la vie et non de la mort ! Non pas une idole de bois, non pas la lettre morte d'un code de la route moral, mais le Dieu vivant, la puissance créatrice qui habite l'univers et qui nous appelle toutes et tous à vivre notre vie pleinement, à être nous-mêmes devant lui. Ce que Paul expérimente, c'est une servitude totale au Dieu de vie, ce qui ne veut rien dire d'autre que laisser la vie divine avoir l'initiative à chaque moment de l'existence. S'inscrire dans la dynamique du Dieu vivant, se sentir « appelé » de manière nécessaire à occuper pleinement cette vie, c'est laisser Dieu grandir en nous, nous sentir autorisé à vivre tels que nous sommes. C'est, pour le dire avec les mots d'Ernst Troeltsch, s'élever « au niveau d'une personnalité […] qui se constitue et s'accomplit dans la consécration à quelque chose de ressenti comme nécessaire ».

Car cette liberté face à la vie, cette inscription dans le sens de la vie, nous permet justement d'accueillir les autres et de les servir, malgré leurs failles, leurs petitesses et leurs défauts. Elle nous commande, même, de le faire ! Servir, ce n'est pas d'abord se servir au travers des autres, se rendre important en se mettant au service des autres pour se grandir en se sentant l'âme d'un sauveur. Servir, pour Paul, c'est accepter le fait de se tourner vers autrui comme une nécessité, en reconnaissant qu'il exige que nous le regardions comme un frère ou comme une sœur. Non pas pour tout accepter de lui, mais pour lui annoncer, justement, par notre attitude d'homme ou de femme libre, ce message que nous avons nous-mêmes entendu et qui lui est également destiné. C'est le grand message de Luther : nous avons été libérés pour nous mettre au service des autres et leur annoncer à notre tour leur libération. C'est dans la distance face à lui-même et dans le total abandon à la vie divine qui se manifeste en lui que le croyant peut justement trouver la force de servir vraiment celles et ceux au devant desquels il s'est porté et ce, malgré leurs mesquineries et leurs petitesses.

II.
Paul est l'apôtre de l'Evangile et de la liberté. Mais si Paul peut l'être, c'est parce qu'il a appris à vivre cette liberté qu'il annonce. Vivre la liberté... Vivre la liberté face aux résultats de sa prédication, vivre la liberté en dépit des réactions négatives de celles et ceux qui l'entendent, vivre la liberté, enfin et surtout, face à soi-même et à ses propres épines plantées dans sa chair. Paul a renoncé à trouver une « justification » à la tâche qui est la sienne, il n'a pas besoin d'aller chercher des justificatifs factuels à son action : il ne prétend pas se concentrer sur une forme particulière de liberté (sociale, économique ou politique) pour tenter de défendre la légitimité de sa prédication. Non, il entend simplement annoncer la liberté qui lui a été conférée par sa vocation, la pure et simple liberté d'annoncer la liberté aux autres.

Or, cette liberté dont parle Paul s'adresse à chacune et chacun d'entre nous. Et il nous est demandé, à notre tours, de l'annoncer à tous ceux que nous croiserons. Il nous est demandé, à chacune et chacun d'entre nous, de devenir des prédicateurs de la liberté. Ce ne sont pas seulement les pasteurs, les prédicateurs dits « laïcs » ou les ministres de nos Eglises qui sont appelés à prêcher la liberté mais bien chacune et chacun d'entre nous, à sa place et à sa manière, en faisant de sa propre vie et de sa façon de la laisser se déployer une chaire de laquelle jaillira la promesse d'une liberté sincère et profonde. « Tous théologiens ! » disait Raphaël Picon ; je dirais volontiers pour ma part : « tous prédicateurs ! », « tous annonciateur de l'Evangile ! »

Car cette expérience de Paul annonçant l'Evangile, c'est la nôtre, chers frères et sœurs. Nous sommes tous contraints, prisonniers de notre vie, de nos expériences, des marques physiques, morales et psychologiques que la vie nous a imposées : nous sommes tous victimes d'un traumatisme qui ne disparaît pas, d'un mariage qui est devenu une prison, d'une maladie qui nous ronge, d'une phobie qui nous oppresse, d'une profession qui nous enferme. Nous sommes tous des « petits », des faibles à notre façon. Nous sommes tous des misérables, oui, Victor Hugo (encore lui!) a raison ! La misère, ce terme si prisé des Réformateurs pour parler du péché, décrit bien une réalité. Celle de l'être humain qui veut se fonder lui-même, se justifier, agir seul et vaincre toutes les oppositions mais qui, pour peu qu'il se regarde avec lucidité, sait qu'il ne peut le faire seul. Or le message de l'Evangile ne nous dit pas qu'en nous confiant en Jésus nos maux s'effaceront comme par magie, mais qu'en l'Evangile se trouve une Parole qui nous dit que nous pouvons, comme le paralytique de la parabole, nous charger de notre lit et marcher, aller de l'avant avec notre fardeau, notre peine et nos souffrances, mais aller de l'avant pour grandir, vivre et être. Certains le feront en se tournant vers de nouvelles réalités qui leur permettront de se refonder et de repartir à la découverte de l'existence en toute liberté, d'autres en faisant de leur faiblesse une force (2 Co 12) – peu importe : l'essentiel est qu'ils deviennent, pour reprendre cette belle formule de Karl Barth, des « captifs de la liberté » qui pourront à leur tour l'annoncer aux autres.

Libérer les gens, leur annoncer cette liberté que l'Evangile de Jésus Christ nous annonce, leur offrir un souffle nouveau et leur dire qu'ils peuvent être ce qu'ils sont passe d'abord, et avant tout, par le fait de leur montrer que l'on peut être libre même si l'on est contraint. Toutes et tous, chacune et chacun d'entre nous, nous pouvons montrer à notre prochain qu'il peut être ce qu'il est en étant nous-mêmes, simplement et en toute liberté, ce que nous sommes vraiment. Oui, vivre la liberté et servir les autres sont les deux faces d'une même médaille : vivre libre permet de se tourner vers les autres parce que j'ai moi-même entendu un parole prononcée pour me libérer. Et c'est d'ailleurs pourquoi je suis là, chers frères et sœurs, parce que je suis convaincu que cette parole vous concerne aussi, toutes et tous ! Regarder les autres, en prendre soin, être « juif avec les juifs », « païens avec les païens », comme l'écrit Paul, ne signifie pas dépendre de leur jugement et se renier soi-même pour leur faire plaisir, au contraire : c'est précisément parce que je sais que je suis libéré de toute convention dans ma relation à autrui, de tout regard jugeant que je peux être avec lui celui qu'il attend de moi tout en restant moi-même. Se faire « juif pour les juif », « païen pour les païen », ce n'est pas renoncer à la liberté mais précisément l'incarner encore et encore dans la relation sincère et libre à autrui. Vivre cette liberté face à autrui et lui en faire cadeau, cela n'est rien d'autre que le royaume dont parle Jésus. Car les autres, ce n'est pas l'enfer, mais bien le royaume, une promesse de rencontre qui nous bouleverse, celle d'un Tu qui nous permet de devenir un Je. Les autres, ce sont certes ces Galates « stupides » et ces Corinthiens « dépravés », mais ce sont aussi des espoirs de rencontre et une promesse de joie !
Voilà pourquoi Paul peut se permettre de tant parler de joie dans ses lettres... parce que cette joie dont il parle si souvent est celle de la liberté. La liberté et la joie : magnifique programme, n'est-ce pas, chers frères et sœurs ?

Laissez-moi finir par un peu d'histoire... une histoire plutôt récente dont certains se souviendront peut-être. A Noël 1989, en plein Berlin Est, a eu lieu un concert destiné à célébrer la chute du Mur et les retrouvailles des deux Allemagne. Ce concert était dirigé par Leonard Berstein et comportait au programme la 9e Symphonie de Beethoven et son fameux hymne à la joie. Or Berstein, ce grand chef si passionné par l’œuvre de Beethoven, a fait un choix surprenant : il a décidé de remplacer le mot « Freude », « joie » en français, dans le texte de l'hymne à la joie, par le mot « Freiheit », « liberté ». Berstein, j'en suis persuadé, avait senti que ces deux mots allaient de paire parce qu'en eux deux se trouve résumée la substance de ce qu'est une humanité vécue en toute liberté, c'est-à-dire non pas en dépit mais avec et grâce aux autres – ce que, précisément, le texte de Schiller mis en musique par Beethoven souligne abondamment.

Permettez-moi donc une petite suggestion pour terminer : rentrez chez vous après le culte, écoutez l'hymne à la joie et laissez-vous convaincre que c'est de liberté qu'il s'agit lorsque le chœur entonne ces mots :    

Joie (Liberté !), tes charmes assemblent

Ce que, sévèrement, les coutumes divisent ;

Tous les humains deviennent frères,

Lorsque se déploie ton aile douce.


Amen.


Lecture de la Bible

16 Évangéliser n'est pas pour moi un sujet de gloire, car la nécessité m'en est imposée ; malheur à moi si je n'évangélise !
17 Si je le fais de bon gré, j'en ai la récompense ; mais si je le fais malgré moi, c'est une charge qui m'est confiée.
18 Quelle est donc ma récompense ? C'est, en évangélisant, d'annoncer gratuitement l'Évangile, sans user du droit que l'Évangile me donne.

19 Car, bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis rendu le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre.
20 Avec les Juifs, j'ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi — et pourtant je ne suis pas moi-même sous la loi — afin de gagner ceux qui sont sous la loi ;
21 avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi — et pourtant je ne suis pas moi-même sans la loi de Dieu, mais sous la loi de Christ — afin de gagner ceux qui sont sans loi.
22 J'ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver de toute manière quelques-uns.
23 Je fais tout à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.

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