Pardonner l’impardonnable ?

Jonas 3:10-11 , Jonas 4:1-11

Culte du 14 janvier 2018
Prédication de Richard Cadoux

Vidéo de la partie centrale du culte

Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.

Cette formule, nous n’arrêtons pas de la ressasser. Dans la prière que Jésus a enseignée à ses disciples, c’est une des demandes les plus explicites et les plus problématiques. Car, en effet, est-il possible de pardonner ? Quand on aborde cette question, on pense très souvent au mal radical. Comment pardonner après Auschwitz ? Mais avant cela, il y a la vie de nos familles, de nos sociétés, de nos Eglises. Nous faisons sans cesse l’expérience de choses impardonnables. A la suite d’un conflit, des gens qui se réclament de Christ et qui jusque-là se saluaient fraternellement refusent de s’adresser la parole ou de renouer une relation. Alors il faut bien affronter cette question du pardon : il en va de l’essence même de notre foi. Or il se trouve que dans ce qu’il faut bien appeler l’imaginaire chrétien on a souvent une vision « sublime » du pardon : Le Christ en croix qui fait grâce à ses bourreaux. Mais il y a un fossé entre le fantasme de nos représentations et la réalité de nos expériences. Alors pour parler du pardon, il est peut-être bon de ne pas attaquer la montagne immédiatement par la face Nord, mais d’adopter un discours de modestie.

On peut d’abord envisager le pardon sur le mode anthropologique, comme d’une fonction nécessaire aux relations humaines, comme d’un invariant sans lequel il ne peut y avoir de coexistence durable entre les hommes. L’obligation de pardonner est aussi fondamentale pour les échanges humains que l’obligation de donner dont parlent les anthropologues. Le don, ce n’est pas un acte gratuit et généreux. Le don oblige l’autre. Il le force à rendre. C’est un des éléments fondateurs de la relation sociale. Avec en même temps le risque de la surenchère et donc du conflit. La mécanique du don débouche parfois sur la violence. Une violence bien plus présente encore lorsqu’on se met à échanger, non plus des biens, mais des maux, des coups, des noms d’oiseaux. Alors le pardon est nécessaire pour mettre fin à l’escalade. Il permet de sortir de l’échange mortifère. C’est le fruit, souvent, de la lassitude, et le cœur n’y est pas vraiment ! (et peu importe après tout). Ce pardon est de l’ordre du compromis boiteux. Il consiste à dire « Arrêtez le massacre ! ». Parce qu’on ne peut pas vivre sans cesse dans le conflit. Souvent on entend dire que pour pardonner, il faut oublier, qu’il faut savoir passer l’éponge. Et ce n’est pas faux. La rancune, crispée sur son passé, bloque l’avenir. On risque de se rendre malade à revenir sans cesse sur ce qui s’est passé. Ce qui est vrai, et on le constate sans cesse, c’est que l’usure du temps, l’oubli, rendent bienheureux les oublieux. D’ailleurs, en droit, il y a ce grand principe de la prescription qui interdit à quiconque de continuer poursuites et sanctions au-delà d’un certain temps. De l’Edit de Nantes, dans ses deux premiers articles, jusqu’aux accords d’Evian qui ont mis fin à la guerre d’Algérie, tous les grands accords de pacification comportent des lois d’amnistie. On décide de faire comme si rien ne s’était passé. Il y a un lien entre amnésie et amnistie, entre le pardon et l’oubli. Ce pardon-là n’est pas grandiose. Il n’a rien de sublime. Il est imparfait. Il est pragmatique.
Après ce premier niveau du pardon comme mécanisme anthropologique, il y a le niveau éthique, celui de la vie morale. Le  pardon, alors, suppose que soit réunies un certain nombre de conditions, sans lesquelles il n’est qu’une parole en l’air ou une mauvaise farce. Première proposition : un sujet humain peut pardonner à condition toutefois qu’on lui demande pardon. Pour qu’il y ait pardon, il faut qu’il y ait faute. Il convient avant toute chose que celui qui a commis la faute en prenne conscience, et qu’il en éprouve du remords. Le coupable doit faire l’expérience de la conscience malheureuse, ce sentiment de malaise qui nous envahit quand nous n’avons pas bien agi. Ce qui n’est pas si évident que cela, tant est grande la différence de perception entre le mal qu’on fait et le mal que l’on subit. Le remords n’est d’ailleurs qu’une étape. Il ne suffit pas. Il faut du repentir. Il faut se reconnaître coupable et assumer sa responsabilité. Prenez l’exemple d’une enfant qui a commis une faute.  Que dit-il à ses parents ? « Pardon, je ne recommencerai plus ». La faute n’est pas immanente, naturelle. Elle est liée à une liberté. La faute est le résultat d’une décision libre décision. Ce que je veux dire par là, c’est que la notion de pardon est liée à une vision éthique du monde fondée sur la responsabilité et la liberté. Demander pardon, c’est reconnaître qu’un acte mauvais est accompli avec préméditation, conscience, réflexion. « Pardon, je ne recommencerai plus » signifie aussi volonté de réparer, vigilance quant à l’avenir, éveil, lutte permanente, combat. Le sujet aura de nouveau à faire des choix. Il y a ainsi des conditions pour demander pardon : reconnaître que ce que j’ai fait est mal. Il faut être capable de discerner le bien du mal, pas comme ces habitants de Ninive « qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche ». Une conscience, ça s’éduque. Reconnaître que j’étais libre de ne pas le faire. Il faut être libre. Tenir que je suis responsable de ma vie et que celle-ci est référée à des valeurs morale qui engendrent des interdits et des devoirs en même temps qu’elles orientent mon avenir. Dans cette perspective éthique, pardonner ce n’est pas oublier ce qu’a fait celui qui demande pardon. Bien au contraire, le pardon réclame la mémoire. Il faut que je me souvienne de l’offense reçue pour pouvoir pardonner. Le pardon est un acte positif. La victime se souvient du crime. Elle décide pourtant de ne pas en tenir compte dans ses relations avec le coupable. Pas de pardon sans souvenir. D’autant que la mémoire qui fonde le pardon, n’est pas seulement celle de la faute, c’est aussi la mémoire de la fidélité. Il y a des choses qui nous précèdent : la loi de Moïse, l’Evangile du Christ, les valeurs de justice et de liberté. Oublier, renoncer par fatigue ou lassitude à réclamer ou à faire justice, c’est une forme de démission. L’homme est mémoire qui se dresse contre le temps, contre l’oubli, contre l’indifférence. Il est mémoire d’une exigence de justice. Pardonner n’est pas oublier, c’est se souvenir de la faute commise, se souvenir de ceux qui en ont été victimes. C’est se souvenir de la loi morale qui a été bafouée. Et pourtant au cœur de cette mémoire, c’est ne pas en tenir compte dans la relation à celui qui m’a fait mal, au nom de valeurs morales qui m’animent, au nom d’un avenir qui sera autre. On est dans le monde des valeurs, où on cherche à faire advenir du juste et du bien. Les philosophies antiques annulaient l’offense par l’insensibilité de l’offensé, sa grandeur d’âme, sa clémence. L’homme vertueux est magnanime. On pourrait aussi pardonner en excusant le fautif. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Nul n’est méchant volontairement. Plus bête que méchant. Tout comprendre, ce serait tout pardonner. Si la faute est une erreur, alors elle devient excusable. Mais justement pardonner, ce n’est pas excuser. Il faut reconnaître à l’autre sa responsabilité. Et puis à vouloir faire la belle âme ou l’homme averti, on risque d’être, par-dessus tout, dans l’illusion du pardon. La victime  qui annonce d’un ton solennel à celui qui l’a offensé : « Je te pardonne » court le risque que sa parole soit en complet décalage avec ce qu’il ressent profondément. Il croit avoir tourné la page et il ne l’a pas fait. Au souvenir de l’offense, la douleur est la même, le ressentiment est identique. Le pardon exprimé n’a servi à rien. Sinon peut-être, et c’est grave, à se mentir à soi-même. Car on est alors dans l’hypocrisie. Alors il faut envisager un troisième plan, au-delà de l’anthropologie, au-delà de l’éthique, un plan, plus radical, plus exceptionnel, le domaine de l’hyperbole, où le pardon ne s’appuie sur rien. Les conditions du pardon ne peuvent pas être réunies. Le tort est trop grand, trop grave. C’est le sens que j’accorde à la formule provocatrice de Jacques Derrida : Le pardon, s’il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l’impardonnable, l’inexpiable – et donc faire l’impossible. Nous sommes devant un paradoxe : il y a de l’impardonnable et en même temps, pour reprendre le mot de Wladimir Jankélévitch, « le pardon ne connaît pas d’impossibilité. ». On va alors pardonner, quand même ! Pourquoi ? Parce qu’il y a des pardons qui ne s’expliquent pas ! Pourquoi devons-nous pardonner : pour rien ! Le pardon n’est pas politique, en vue d’un vivre ensemble apaisé et harmonieux. Le pardon n’est pas juridique, il n’est inscrit dans aucun code de lois. Il n’est pas de l’ordre éthique en se référant à des valeurs. Il relève d’un monde de la relation qui ne rapporte rien à ses participants. Ce monde est celui que la Bible fait reposer sur le principe : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le pardon, il est de l’ordre de la gratuité, de l’ordre du don. C’est un acte entièrement gratuit, totalement désintéressé. Il y a une part d’indécidable dans le pardon. Il ne se commande pas. Pas plus que l’amour. Il est de l’ordre de la charité. Il est de l’ordre de la grâce. C’est, je crois, la leçon que Jonas reçoit lorsque l’Eternel l’envoie à Ninive pour appeler ses habitants au repentir. Jonas refuse, c’est évident. Ninive, c’est en Irak, près de Mossoul. C’était la capitale de l’empire assyrien. En 722, les ninivites avaient conquis le royaume du nord (80% du peuple juif). On sait par l’épigraphie comment se comportaient les armées assyriennes. On écorchait vif, on décapitait, on empalait. Les pyramides de têtes coupées s’entassaient aux portes des villes conquises et mises à sac. C’est vers ces gens-là que Jonas est envoyé en mission. Jonas dit non. Il y a des choses qu’on ne doit pas, qu’on ne peut pas pardonner. Jonas refuse et s’enfuit. Or Jonas reçoit un deuxième appel et finalement il y va. Et alors, chose étonnante, les ninivites, ces nazis du croissant fertile se repentent. Et alors Dieu pardonne. Le dieu d’Israël  pardonne à ceux qui ont persécuté et voulu anéantir son peuple. Et Jonas, lui qui est peut-être un survivant des camps assyriens se met en colère contre son Dieu. Il se fâche. Il le prend très, très mal. Jonas est un bon théologien. Il sait que son Dieu est un dieu bienveillant, lent à la colère, qui renonce au mal. Alors que Dieu pardonne, oui, ça c’est son affaire. Mais lui, Jonas, il ne peut pas pardonner. Plutôt mourir que pardonner. C’est le cri du cœur. De dépit Jonas quitte la ville et va bouder dans son coin, en espérant bien que l’histoire donnera tort à Dieu. Mais voilà, Dieu fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants. A son prophète récalcitrant, il accorde une protection contre le soleil. Un ricin pousse en guise d’ombrière. Dieu décidément n’est pas rancunier, même avec ses prophètes acariâtres et bornés. Un ver s’attaque au ricin. Jonas risque l’insolation et la déshydratation. Cette fois, il est au bout du rouleau. Non seulement ce monde est rempli de méchants, mais en plus il y a le mal absurde. Pourquoi la mort de ce ricin, pourquoi la mort d’un enfant, pourquoi des catastrophes naturelles et des épidémies ? Pourquoi la destruction du peuple d’Israël ? Non décidément Jonas se révolte, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Mieux vaut pour moi mourir que vivre. S’enfermer dans le refus du pardon, c’est peut-être se pourrir la vie, tout comme un ver peut pourrir un ricin. Dieu alors le questionne et l’interroge sur ses colères de petit prophète, avant de lui apporter la réponse. C’est vrai notre monde est mal fait. Il ne tourne pas rond. Il est même peuplé d’impies et de méchants. A cela Dieu n’oppose que sa grâce et sa paix. De même que Jonas a pitié d’un ricin qui vient de crever sur pied, de même l’Eternel, en ses entrailles de miséricorde, a pitié de ces êtres humains qui s’agitent et qui sont incapables de distinguer leur droite de leur gauche, incapables de discerner le bien et le mal. Et moi comment n’aurais-je pas pitié de Ninive ? Affirme l’Eternel. Cette question est sans réponse, ou alors la réponse est d’évidence. Lorsque vous paraîtrez devant Dieu, quelle parole souhaiteriez-vous entendre de sa bouche ? A cette question de Bernard Pivot dans son émission Apostrophes, Julien Green, après un moment de silence, répondit le 20 mai 1983 : je suis le grand pardonneur. Oui l’Eternel est pardonneur et c’est ce qu’il est en train d’enseigner à Jonas, que l’homme ne peut vivre que s’il accorde au méchant son pardon, un pardon, injuste, révoltant, inadmissible. A l’impensable et à l’inadmissible du mal, Dieu ne peut répondre que par l’impensable et l’inadmissible du pardon. Le pardon ne se commande pas. Il est sans raison et sans pourquoi. Il surgit parfois comme un événement de grâce !
De cet apologue que conclure ? Dans la perspective de modestie que j’annonçais au début de cette prédication, sans doute faut-il reconnaître qu’il est parfois impossible de pardonner. De la même façon, une demande de pardon peut se heurter à une fin de non-recevoir : il faut l’accepter aussi. Le pardon n’est pas une panacée. Comme il nous proche et fraternel ce Jonas, enfermé dans sa révolte et son ressentiment. Il est parfois impossible de pardonner ou de demander pardon, tout simplement parce qu’il est une affaire entre des êtres humains qui traînent avec eux, leurs sentiments, leurs blessures, leurs arrière-pensées, leurs souvenirs forcément tronqués, leurs paris sur l’avenir. Mais en même temps, le pardon reste toujours inscrit comme un appel. On peut dire non, mais l’exigence du pardon reste gravée en notre cœur, de manière imprescriptible. Alors il y a un travail du pardon comme il y a un travail de deuil dont nous sommes responsables, mais qui se fait aussi en nous, de manière souterraine, sans que nous en soyons pleinement et constamment conscients. Ce travail fait qu’au moment où je consens au pardon, je perçois que je suis différent de celui que j’étais lorsque j’ai été offensé. Qui dit travail dit nécessairement du temps qui passe, de l’oubli, de l’effacement. Il faut du temps pour que le pardon devienne possible et effectif. Et puis encore cette chose : Une fois que le pardon devient possible, il faut encore donner du temps au temps. Il y a un avenir qui s’ouvre. Le suivi du pardon est aussi important que le pardon lui-même. Dans une de ses formules dont il a le secret, Olivier Abel écrivait un jour qu’il faut un service après-vente du pardon. Après avoir demandé pardon, il faut bien montrer qu’on a pris toute la mesure du tort commis, qu’on est décidé à ne pas recommencer. Après avoir octroyé son pardon, il faut avoir l’élégance de rendre à l’autre à sa liberté, de ne pas le considérer comme prisonnier à jamais de ce qu’il a fait, ne pas remettre constamment la relation dans les ornières antérieures. Il faut croire que l’autre est capable d’évoluer, qu’il y a en lui une part d’inconnu, d’inaccompli. L’offenseur et l’offensé doivent pouvoir se dire l’un à l’autre : « Tu vaux mieux que tes actes ». Si bien que la « réconciliation » s’inscrit à l’horizon du pardon. Je parle d’horizon. Et je conclus en soutenant que le pardon est une entreprise modeste de ravaudage, de raccommodage, de reprisage. Comme œuvre et comme question, il est toujours à reprendre. Il est à la fois impossible et imprescriptible. Il dépasse les capacités humaines. Il nous est offert ici et maintenant comme une promesse de libération, de vie, de résurrection.

AMEN

Lecture de la Bible

Jonas 3/10, 4/1-11
10 Dieu vit qu'ils agissaient ainsi et qu'ils revenaient de leur mauvaise conduite. Alors Dieu regretta le mal qu'il avait résolu de leur faire et il ne le fit pas.

1 Cela fut très mal pris par Jonas qui se fâcha.
2 Il pria l'Éternel et dit : Ah ! Éternel, n'est-ce pas ce que je disais quand j'étais encore dans mon pays ? C'est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu qui fais grâce et qui es compatissant, lent à la colère et riche en bienveillance, et qui regrettes le mal.
3 Maintenant, Éternel, prends-moi donc la vie, car la mort m'est préférable à la vie.
4 L'Éternel répondit : Fais-tu bien de te fâcher ?

5 Jonas sortit de la ville et s'assit à l'est de la ville. Là il se fit une hutte et s'assit dessous, à l'ombre, afin de voir ce qui arriverait dans la ville.
6 L'Éternel Dieu fit intervenir un ricin, qui s'éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l'ombre sur sa tête et pour lui ôter sa mauvaise humeur. Jonas éprouva une grande joie à cause de ce ricin.
7 Mais le lendemain, quand parut l'aurore, Dieu fit intervenir un ver pour s'attaquer au ricin, et le ricin sécha.
8 Au lever du soleil, Dieu fit intervenir un vent d'est étouffant, et le soleil s'attaqua à la tête de Jonas, au point qu'il tomba en défaillance. Il demanda la mort et dit : La mort m'est préférable à la vie.
9 Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de te fâcher à cause du ricin ? Il répondit : Je fais bien de me fâcher jusqu'à la mort.
10 Et l'Éternel dit : Toi tu as pitié du ricin qui ne t'a coûté aucune peine et que tu n'as pas fait grandir, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit.
11 Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille êtres humains qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes en grand nombre !

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