Où est l’homme "sensé" ?
Matthieu 7:21-27
Culte du 8 mai 1938
Prédication de Paul Vergara
Culte à l'Oratoire du Louvre
8 mai 1938
« Où est l'homme "sensé" ? »
Prédication du pasteur Paul Vergara
« Tout homme qui entend ces paroles…
je le comparerai à un homme sensé. »
Matthieu VII-24
Mes frères,
Ces paroles, dont Jésus dit qu'un homme « sensé » les retient et les met en pratique, ce sont celles qui sont contenues dans les chapitres cinquième, sixième et septième de l'Évangile selon saint Mathieu, et auxquelles on a donné le nom de « Sermon sur la Montagne » ; c'est cette extraordinaire série d'affirmations si contraires à la moralité courante, si totalement opposées à la conduite ordinaire des hommes que beaucoup les considèrent comme autant de paradoxes et de défis au bon sens.
Ce sont d'abord les Béatitudes ; vous les connaissez, nous les lisons un dimanche sur deux dans la partie liturgique de notre culte ; nous les avons lues aujourd'hui même ; vous les avez écoutées avec respect, mais dans votre for intérieur vous savez bien qu'il n'y a pas un homme sur mille qui s'en va dans la direction que Jésus indique là, pour trouver le bonheur au sens où on l'entend couramment.
Ces paroles, ce sont ensuite des affirmations dans le genre de celles-ci :
« Ne résistez point au méchant ; si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente lui l'autre. »
« Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent. »
« Ne vous amassez pas de trésor sur la terre. »
« Ne vous mettez point en souci pour votre vie. »
« Ne jugez point. »
« Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fissent, faites-le de même pour eux. »
Lorsqu'un chrétien lit avec attention de telles paroles, et maintes autres du même caractère qui sont contenues dans les trois chapitres de saint Mathieu dont nous avons parlé, il est inévitablement amené à se demander s'il est vraiment un disciple de Jésus, tant est grande la distance qui le sépare de tels principes de conduite.
Si être chrétien consiste à avoir reçu le baptême dans l'enfance et une instruction religieuse dans l'adolescence, à admettre un certain credo, à participer à un certain nombre de pratiques dévotionnelles et de rites cérémoniels, si c'est cela être chrétien, alors, évidemment, nous pouvons sans trop de difficulté déclarer que nous le sommes.
Mais si être chrétien veut dire, être disciples convaincus de Jésus-Christ, être des hommes et des femmes qui dirigent leurs actions et leurs réactions dans la vie de tous les jours selon les principes du Sermon sur la Montagne, alors, il faut convenir que c'est une tout autre affaire, alors nous découvrons soudainement que chrétien, au sens traditionnel du mot, et disciple de Jésus-Christ sont deux termes assez différents l'un de l'autre et qui ne se recouvrent point.
Tendre l'autre joue, pardonner à ses ennemis, ne juger personne, n'avoir point de souci pour la nourriture et le vêtement, n'économiser que des valeurs spirituelles, qui donc pratique cela au pied de la lettre ? Paradoxe, dirons les esprits raisonnables.
Et pourtant, le Maître est formel, il affirme que quiconque entend ces paroles-là et les met en pratique, ressemble à un homme « sensé ».
Est-ce un paradoxe de plus et qui peut être donc chrétien à de telles conditions ?
Mes frères, entendons-nous. Nous ne croyons pas, en effet, que toutes les affirmations de Jésus doivent toujours être prises au pied de la lettre. Le moins que l'on puisse dire est que le disciple n'a pas à se montrer plus grand que son Maître. Jésus lui-même n'a pas, en toutes circonstances, exécuté littéralement le contenu de son propre enseignement. Celui qui disait : « Ne jugez point », ne s'est pas fait faute de juger sévèrement les pharisiens par exemple, et bien d'autres catégories d'individus. Celui qui invitait les siens à se libérer de toute anxiété, n'a pu se défendre de sentir l'angoisse étreindre son cœur au seuil du drame final et il ne s'en est point caché ! « Maintenant, mon âme est troublée », dira-t-il, et nous ne l'aimons que davantage pour ces mots qui le rapprochent de nous et l'humanisent.
Et lorsqu'il fut souffleté au Prétoire, il ne tendit pas l'autre joue, mais répondit : « Si j'ai mal parlé fais voir ce que j'ai dit de mal… Si je n'ai rien dit de mal pourquoi me frappes-tu ? »
C'est qu'en effet Jésus s'est beaucoup moins préoccupé d'être pris au pied de la lettre que d'être pris au sérieux. Bien des gens se rendant compte de la quasi-impossibilité où ils se trouvent d'exécuter littéralement les prescriptions du Christ, n'essaient même pas de les prendre au moins au sérieux.
« Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, qu'à un chameau à passer par le trou d'une aiguille… » Il est évident que prise littéralement, cette sentence est injuste et même absurde. Mais prise au sérieux, envisagée comme un avertissement donné aux favorisés de la fortune, n'est-elle pas sensée, profondément vraie, ne mérite-t-elle pas d'être recueillie avec soin par ceux auxquels Dieu a donné la lourde responsabilité d'être les administrateurs consciencieux des biens qu'il leur a confiés pour le bonheur de tous et non point uniquement pour leur personnelle délectation ?
Certes, Jésus, et nous l'avons montré, ne s'est pas enfermé lui-même dans le littéralisme de ses propres paroles, mais nul ne peut contester qu'il les prit au sérieux. Lorsqu'il nous invite à aimer nos ennemis, il exprime une de ses convictions les plus profondes et il le prouva d'une manière éclatante à Golgotha. Et tous ceux qui se sont, comme lui, efforcés humblement de pardonner et d'aimer, ont vu, par les résultats obtenus, que ce principe n'est pas seulement généreux mais « sensé », qu'il arrête l'enchaînement des actes hostiles comme un barrage médical énergique arrête une maladie.
« Tout homme qui entend mes paroles et les met en pratique, je le comparerai à un homme "sensé" ».
Il est sensé pour chacun de nous de prendre, sinon au pied de la lettre, du moins au sérieux, l'enseignement du Maître, d'être vrai intérieurement, de résister non seulement aux actes criminels extérieurs et visibles, mais aussi à ces sentiments intimes de haine ou de convoitise qui sont la source de toutes les misères morales.
Il est sensé de prendre au sérieux l'enseignement et l'exemple de Jésus-Christ dans nos rapports avec les autres. d'avoir pour tous, amis et ennemis, des sentiments de patience, de bienveillance et de charité, afin de faire régner la paix dans un monde qui en a tant besoin, autant qu'il est en nous de le faire.
Il est sensé de prendre au sérieux le Sermon sur la Montagne dans notre foi religieuse, et de nous en remettre entre les mains de Dieu avec une absolue confiance.
Être chrétien a pu, au cours des âges, et maintenant encore, signifier autre chose, mais être disciple de Jésus-Christ, c'est cela, essentiellement celà.
Le christianisme officiel ne s'est, hélas ! que trop écarté au cours de son histoire de ce simple et sublime idéal, il s'est chargé d'une foule d'éléments étrangers à la pensée et à la religion de Jésus-Christ.
On oublie qu'en somme notre Maître n'a institué ni Credo, ni prêtrise, ni Écriture Sacrée et que s'il a prescrit le baptême comme une simple cérémonie d'admission et la Cène comme une commémoration de sa mort — et peut-être aussi comme le dit le 4º Évangile, le lavement des pieds comme sacrement de l'humilité et du service — ces actes symboliques avaient dans sa pensée une signification toute différente de la magie sacerdotale des âges postérieurs.
On a utilisé son nom pour des choses qu'il n'aurait jamais faites.
On lui a attribué des pensées qu'il n'aurait jamais eues, on a placé sous son patronage des causes qu'il n'aurait jamais défendues ; les credos les plus risiblement inconciliables ont été également proclamés en son nom. On a invoqué sa caution dans les camps les plus opposés. On a tellement spiritualisé son nom et sa personne qu'il ne s'est plus associé pour beaucoup qu'à la vie cachée des âmes, à leur consolation et à leur espérance de Vie Future.
Certes, Jésus a porté aux âmes un intérêt immense, mais c'est précisément pour cela qu'il a attaché aussi une importance immense à ce qui perd les âmes et les empêche de s'épanouir ; c'est pour cela que le service pratique des souffrants est pour lui la pierre de touche du Jugement final de Dieu, c'est pour cela que l'injustice et la dureté du cœur soulevaient sa plus véhémente indignation, c'est pour cela qu'il a dressé au centre de son Évangile cet idéal de royaume de Dieu à poursuivre par-dessus tout ici-bas et qui implique, au minimum, un autre genre d'ordre social que celui que nous avons.
Un christianisme qui veut rester fidèle à ses origines et à son Fondateur ne doit pas se borner à une adoration du Christ mystique, il doit prendre également au sérieux le Maître qui enseignait sur la montagne.
Chaque fois que le christianisme, au cours de son histoire, a retrouvé un peu d'autorité et a recommencé à exercer une attraction sur les esprits et sur les cœurs, c'est qu'un chrétien plus lucide que les autres avait redécouvert le Jésus des Évangiles ; immédiatement alors des fleuves de vie se sont remis à circuler, des âmes par milliers, se sont réveillées, et des réformes de tous ordres ont été réalisées.
Pourquoi cette subite traînée de lumière, cette pitié pour les malades, les lépreux, les vagabonds, les criminels eux-mêmes, vient-elle éclairer les ténèbres du XIIIe siècle et y faire passer un souffle de poésie et d'amour qui nous émerveille ? Pourquoi ? Tout simplement parce que le jeune François d'Assise a redécouvert Jésus-Christ et l'a pris au sérieux.
Le succès de la Réforme au XVIe siècle ne tient pas à une autre cause ; en redécouvrant l'Évangile, en le traduisant en langue vulgaire, les Réformateurs ont permis à des milliers de chrétiens traditionnels, de redécouvrir Jésus-Christ et de devenir ses disciples authentiques, en dépit des représailles impitoyables de l'Église officielle.
Et lorsque, au sein du rationalisme et du formalisme desséché du XVIIIe siècle, on vit refleurir la vie chrétienne et un vaste mouvement populaire de conversions se produire en Angleterre d'abord, puis dans le protestantisme du monde entier, c'est parce qu'un homme avait redécouvert Jésus-Christ. Cet homme s'appelait John Wesley et l'on célèbre en ce moment même dans le monde protestant le bicentenaire de sa conversion (24 mai 1738).
Si quelque chose d'analogue doit s'accomplir à notre époque par le moyen de l'Église, soyons persuadés que ce sera dans la mesure où l'Église saura proposer Jésus-Christ, le Jésus-Christ du Sermon sur la Montagne avec ses principes de conduite et de vie et non point ce syncrétisme religieux fait d'un amalgame de toutes les religions mortes du bassin de la Méditerranée, qu'est devenu et est resté le christianisme officiel partout où une réforme spirituelle ne s'est pas exercée. Ce qui se passe sur nos champs de mission en pays païen est bien instructif à cet égard. Une mission qui réussit se garde d'apporter aux indigènes des credos théologiques, des nuances de sectes, des transpositions mythologiques de l'Olympe ou du Walhalla, elle apporte Jésus-Christ et sa règle de vie, elle apporte ces paroles qu'un homme sensé écoute et met en pratique dans l'humble vie quotidienne. La réussite miraculeuse des missions modernes qui réédite celles du premier siècle, tient à ce que les missionnaires se proposent moins de faire des chrétiens selon un type historique établi à Rome, à Genève ou à Canterbury, que de faire des disciples sincères du Jésus des Évangiles. Celui qui fait actuellement ce miracle dans l'Inde, au Gabon, sur la Côte d'Ivoire, ou à Madagascar et dans cent autres lieux ignorés de notre grande presse, et également ignorés — j'ai le regret de le dire - de la majorité des paroissiens de nos Églises, ce n'est pas le Christ semi-hellénisé de nos Symboles, c'est le Galiléen du Sermon sur la Montagne.
Ce miracle, il peut l'accomplir encore dans la jungle européenne d'aujourd'hui si l'Église sait faire entendre sa voix à Lui et à Lui seul, car c'est la seule que l'on écoutera.
L'Europe déchirée par des conflits féroces de classes et de nations ne serait-elle pas sensée d'essayer aujourd'hui les principes de conduite que propose Jésus-Christ ? Car, notez le bien, ces conflits ne sont point de l'ordre philosophique ou théologique, c'est-à-dire intellectuel, comme ce fut le cas à maintes occasions, dans le passé ; dans notre monde moderne, beaucoup plus terre à terre, les conflits sont essentiellement de l'ordre pratique, de l'ordre de la conduite à tenir dans les rapports individuels, sociaux, internationaux. Le grand conflit est entre deux manières d'agir, de sorte que la ligne de démarcation ne passe nullement, comme on pourrait le croire, entre des idéologies différentes. Le conflit réel est entre la pratique de la violence et celle de la charité. La violence a beaucoup d'adeptes dans les deux camps. Ses partisans disent que le monde appartient aux forts, que la force ne crée pas seulement le droit mais qu'elle est le droit1, que le christianisme avec sa pitié pour les faibles n'est qu'une conspiration de l'inférieur contre le supérieur pour le priver de ses droits naturels ; ils disent que c'est une contre-vérité que les forts doivent secourir les faibles, ils doivent s'en servir comme d'une matière première pour se révéler enfin dans leur farouche grandeur.
Contre cette impitoyable règle de conduite, se dressent Jésus-Christ et le Sermon sur la Montagne, et tout ce qui subsiste d'authentiquement chrétien dans les églises. Ce qui est fort doit aider ce qui est faible à porter son fardeau. Celui qui est le premier doit être le serviteur des autres : « Si donc moi, qui suis le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, c'est pour vous laisser un exemple. »
L'emploi de la force et de toute supériorité matérielle, intellectuelle ou morale, c'est de servir, de guérir, de sauver et d'aimer.
Les principes anti-chrétiens de violence ont eu libre carrière pour montrer ce qu'ils savaient faire, et les résultats de ces sanglantes semailles sont sous nos yeux. La violence s'est déployée dans la Guerre européenne et dans quelques autres depuis comme elle ne l'avait jamais fait dans le passé, et la guerre a été déshonorée pour toujours aux yeux de tout homme de bon sens ; et ceux-là même qui utilisent la guerre aujourd'hui comme une menace pour arracher quelques avantages à leurs adversaires, redoutent par dessus tout d'être pris à leur propre piège.
La violence a avili et compromis tout ce qu'elle a touché : elle a compromis la science quand elle a utilisé ses découvertes pour des œuvres de ruine et de mort ; elle a compromis le patriotisme, ce sentiment si naturel et si noble qui brûlait magnifiquement dans le cœur du Christ quand elle l'a transformé en nationalisme agressif et dominateur ; elle a compromis les groupements d'intérêt professionnel quand elle leur a inspiré la pratique de la lutte des classes ; elle a compromis l'Église elle-même quand l'Église a accepté, en reniant son Chef, de faire sa propagande et de justifier ses desseins.
Il n'y a que Jésus-Christ que la violence n'a pas pu compromettre parce qu'il a élevé contre elle, dans le Sermon sur la Montagne, une protestation si précise et si véhémente qu'il n'est au pouvoir de personne de fausser ses paroles et de leur faire dire autre chose que ce qu'elles disent.
Le monde trompé et meurtri va-t-il redécouvrir Jésus-Christ, et la règle de conduite qu'il lui propose pour son salut ? Il serait noble et, plus encore, sensé de le faire.
Un auteur contemporain célèbre par ces sarcasmes et dont on peut tout dire, sauf qu'il est sentimental, va conclure ces réflexions à notre place :
« Je ne suis pas plus chrétien que Pilate ne l'était, ou que vous ne l'êtes, aimable lecteur ; et pourtant, tout comme Pilate, je préfère grandement Jésus à Caïphe. Après avoir observé le monde et la nature humaine pendant près de soixante ans, je ne vois pas d'autre issue à nos misères que celle qu'aurait choisie le Christ s'il devait entreprendre la tâche d'homme d'État dans les temps modernes… Et si nous étions de meilleurs hommes nous essayerions son plan. »2.
Oh ! comme il serait sensé de le faire.
Notes
- ↑ « Ce n'est que dans la force du conquérant que réside le droit ». (Hitler, Mein Kampf).
- ↑ Bernard Shaw, cité par H. Sloane Coffin, God's Turn, p. 99.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)
Lecture de la Bible
Matthieu VII, 21-27
21 Ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur ! n'entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. 22 Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé par ton nom ? n'avons-nous pas chassé des démons par ton nom ? et n'avons-nous pas fait beaucoup de miracles par ton nom ? 23 Alors, je leur dirai ouvertement : « Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité. » 24 C'est pourquoi, quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme sensé qui a bâti sa maison sur le roc. 25 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés contre cette maison : elle n'est point tombée, parce qu'elle était fondée sur le roc. 26 Mais quiconque entend ces paroles que je dis, et ne les met pas en pratique, sera semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. 27 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison : elle est tombée, et sa ruine a été grande.