Notre parole

2 Corinthiens 3:4-6 , 2 Corinthiens 4:5-14 , 1 Pierre 4 :2

Culte du 7 juin 1942
Prédication de André-Numa Bertrand

Culte à l'Oratoire du Louvre


Couverture originale de Voix chrétiennes dans la tourmente, 1945

7 juin 1942
« Notre parole »

Culte présidé par le pasteur André Numa Bertrand

N.B. Le sermon inspiré par ce texte [de II Corinthiens III, 4-6 et IV, 5-14]a été prêché le jour où le port de l'étoile jaune a été imposé aux israélites âgés de plus de 6 ans.

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Si quelqu'un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu. 

I Pierre IV, 2.


Prédication

Au terme de la semaine dans laquelle nous entrons, il y aura exactement deux ans que les armées victorieuses de l'ennemi entraient dans Paris. Deux années que nous avons vécues d'abord dans la stupeur et le désespoir, puis dans la douleur et la honte; douleur devant la Patrie vaincue, asservie, mutilée, démembrée, coupée en deux ; honte devant trop de Français qui s'installaient dans la défaite et la servitude, qui s'y complaisaient, qui en tiraient parfois d'inavouables profits. Malgré le tragique des circonstances, notre communauté fraternelle de l'Oratoire s'est maintenue; à cause même de ce tragique sans doute, sa vie s'est fortifiée et approfondie; nos cours se sont trouvés plus près les uns des autres, dans une communion plus intime; et nous espérons qu'il nous sera permis de dire, avec la première Épître de Jean, que notre communion a été avec Dieu notre Père et avec Jésus-Christ notre Sauveur.

Cependant, en jetant un regard en arrière, ceux qui exercent parmi vous le ministère de la Parole, ont mesuré, plus encore peut-être qu'ils ne l'avaient fait au cours des mois qui s'achèvent, la redoutable responsabilité qui était la leur; et c'est avec une sorte d'effroi que votre Pasteur, au cours de ses lectures, se trouvait récemment en présence de cette parole de l'apôtre Pierre : Si quelqu'un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu, c'est-à-dire d'une façon digne de la Parole de Dieu. Avons-nous parlé comme il convient à la Parole de Dieu ? Notre parole fut-elle vraiment un écho de la sienne, digne par conséquent de la chaire de Jésus-Christ ? Ce n'est pas à nous de répondre à cette question ; et j'oserai dire que ce n'est même pas à vous, Frères et Sœurs, qu'il appartient d'y répondre ; notre juge, disait saint Paul dans une circonstance analogue, notre juge c'est le Seigneur.

Mais sans prétendre essayer de dire ici ce que nous avons fait - ce qui serait usurper le jugement de Dieu - peut-être y aurait-il intérêt à voir ensemble ce que nous avons voulu faire, quelle conception de notre ministère nous a inspirés dans nos paroles. Je dis nous, car aucun de vos Pasteurs n'a entendu faire œuvre personnelle, isolée. Certes, chacun de nous a parlé selon son tempérament, selon son caractère. Mais dans notre commune douleur, ce nous fut une même joie de nous savoir d'accord profondément, de porter dans nos cours même foi dans le salut que Dieu nous a promis, même espérance pour notre Patrie, même charité pour ceux qui souffrent, et dans toutes les circonstances difficiles, de nous trouver comme accordés d'avance sur l'attitude à prendre pour agir selon les engagements de notre consécration.

La fidèle affection dont l’Église nous a soutenus et pour laquelle nous lui gardons une impérissable reconnaissance, nous donne sans doute le droit, nous fait même un devoir de lui livrer ici les ressorts cachés de notre ministère et les principes que nous nous sommes fixés à nous-mêmes afin de parler dans la chaire de Jésus-Christ comme il convient à la Parole de Dieu.

Notre première préoccupation a été de laisser tout son poids, toute sa force dans la vie privée du chrétien, à l’Évangile de Jésus-Christ, à la prédication du péché et du pardon, de la mort à soi-même et de la vie cachée avec Christ en Dieu; de laisser aussi toute sa valeur de consolation à l'espérance éternelle et à la paix que le Christ a promise à ceux qui croient. - Il arrive fréquemment, en effet, dans les périodes où la vie publique est troublée par des événements d'une exceptionnelle gravité, que les existences individuelles soient entraînées comme dans un tourbillon par la vie collective, et que la vie intérieure, le contact avec Dieu et avec soi-même, ne retiennent pas toute l'attention qu'ils méritent. Parce que le malheur nous est venu du dehors, j'entends par des événements étrangers à notre vie intérieure, nous sommes portés à croire que nous ne serons arrachés à nos peines que par des événements du même genre; il semble alors que l'action seule importe; et si l'action nous est impérieusement interdite, il ne reste pour l'avenir que les projets - ou pour mieux dire, les rêves - d'action, et pour l'instant présent la douleur obstinée, la hantise du destin national. C'est là une erreur, et une erreur qui n'est pas sans danger : plus la pression des événements est grande, plus il importe au contraire de fortifier l'être intérieur; plus nous sommes brisés dans notre vie extérieure, plus il faut consolider notre vie intérieure, personnelle; plus nous avons de peine à retrouver Dieu dans les événements, plus il faut le porter vivant en nous comme une force active, sensible au cour, jaillissant au-dedans de nous comme une source de vie.

Tel a été notre premier souci : ne pas nous laisser dominer par les événements de l'heure, qui après tout sont provisoires, au point d'oublier l'éternel. Vaincus ou vainqueurs, malheureux ou joyeux, nous n'en sommes pas moins des pécheurs guettés par mille tentations subtiles, vieilles comme le monde et en chacun de nous vieilles comme nous-mêmes; et nous n'en sommes pas moins des croyants appelés au salut, promis à la vie éternelle par l'amour que Dieu nous a manifesté en Jésus-Christ. Il faut maintenir dans l’Église et dans la chaire chrétienne le caractère éternel de l’Évangile, comme subsistent, malgré tous les bouleversements du monde, les besoins éternels de l'âme humaine dans la misère de son être et la grandeur de sa vocation.

D'ailleurs, nous ne le savons que trop, le malheur public n'empêche pas que les malheurs privés ne frappent et ne se multiplient autour de nous. L'atmosphère de deuil national dans laquelle nous vivons, dans laquelle nous voulons et nous devons vivre, ne nous dispense pas de subir dans nos proches les attaques de la maladie ou de la mort; et bien loin d'atténuer nos deuils, elle les rend plus cruels au contraire; ils tombent, si l'on ose dire, sur un organisme spirituel déjà affaibli, comme les maladies envahissent des organismes physiques en état de moindre résistance. Que deviendrions-nous, si l’Évangile avait perdu sa saveur intime, si la bonne nouvelle de la vie éternelle était passée au second plan, si, tout entiers absorbés par le désir d'assurer la victoire de Dieu sur la haine à travers le Temps, nous perdions de vue sa victoire sur la mort à travers l’Éternité ? Que deviendrions-nous, si la prière silencieuse, la méditation, la lecture de la Bible, la communion avec jésus-Christ, nous paraissaient de petites choses auprès du devoir de l'heure? Veillons sur les sources; sans quoi nous ne parlerons pas comme il convient à la Parole de Dieu.

Car c'est seulement par l'eau vive jaillie des sources profondes, que nous pourrons animer notre vision du monde extérieur et dominer le drame de son histoire.

Il est bien certain, en effet, que si l’Évangile éternel doit être annoncé dans toute sa force, dans toute son intégrité, il ne doit pas être annoncé comme si nous ne savions rien du désastre qui a fondu sur le monde, ou comme si nous voulions l'oublier. L'Église ne peut pas se taire sur les problèmes du jour et renoncer à préparer la victoire de son Dieu sur un monde de mensonge, de haine et de violence. Il faut seulement qu'elle n'oublie pas que la force victorieuse par laquelle le monde est vaincu, c'est notre foi. L'intégrité de l’Évangile serait compromise si nous laissions dessécher la vie intérieure du chrétien; mais elle serait compromise également si nous oubliions que cet Évangile s'applique aussi à la vie collective des peuples. S'il faut veiller avec tant de soin sur l'approfondissement de notre vie religieuse, c'est pour que ce soit notre foi qui domine le monde et non le monde qui s'annexe et tente d'utiliser notre foi.

On entend prôner souvent une conception de la vie chrétienne, qui prétend établir une distinction radicale entre les questions « politiques », touchant à la vie publique, et les questions « spirituelles », touchant à la direction des âmes ; l'Église devrait s'occuper uniquement des secondes comme si Dieu n'avait pas sa place dans la vie collective des nations! Mais c'est là un problème mal posé; d'abord parce qu'il est impossible que l'orientation des âmes individuelles reste sans effet sur la vie publique, ensuite et surtout parce qu'il n'y a pas des questions politiques et des questions spirituelles ; il y a une façon politique et une façon spirituelle de poser les questions relatives à la vie publique. On peut les envisager d'un point de vue étroitement humain, du point de vue des idéologies profanes, des groupements d'intérêts ou de passions; c'est ce qu'on appelle « politique » ; mais on peut les envisager aussi du point de vue de la justice et de la dignité humaine, disons du point de vue de l'Oraison dominicale : Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Pour tout dire en un mot, on peut envisager les questions concernant la vie publique de notre nation ou l'histoire du monde, du point de vue des hommes ou du point de vue de Dieu; d'une façon qui convienne à la poursuite des intérêts humains et de leur propagande, ou d'une façon qui convienne â la cause de Dieu et à sa défense. Tel est le dilemme qui se posait devant nous en face du drame de la vie moderne; et Dieu veuille que nous ayons parlé et que nous parlions toujours de ces problèmes d'une façon qui convienne à la Parole de Dieu.

Pour cela, il nous suffira de n'oublier jamais que la Parole de Dieu est toujours et absolument une parole d'amour. L’Église de Jésus-Christ doit être la missionnaire de l'amour, d'un amour sans défaillance, d'un amour sans veulerie et sans timidité. Dans un monde pétri de haine, où le plaisir de détruire s'affiche avec une joie insolente, il y a plus de virilité, plus de courage, à dire à ceux qui se haïssent': Aimez-vous les uns les autres, qu'à prendre le même ton qu'eux pour protester et condamner. L’Église n'est au service d'aucune cause, si ce n'est celle de l'amour; et j'oserai dire qu'elle n'est au service d'aucune patrie, quelque amour passionné que nous voulions pourtant avoir pour celle qui est la nôtre : elle est uniquement et absolument au service de Dieu, c'est-à-dire de l'amour, car Dieu est amour. Et certes nos cours nous porteraient facilement à prononcer les paroles de l'indignation, pour ne pas dire de la colère; mais l’Église de Jésus-Christ ne peut et ne doit prononcer que les paroles de l'amour; elles constituent parfois d'ailleurs la plus sévère des condamnations, précisément parce que leur obstination dans l'amour et dans la paix condamne tout ce qui engendre la haine. Dans un Temple consacré au Dieu de vérité, ne doit être prononcée aucune parole ' de complaisance envers ceux qui disposent de la force; dans un sanctuaire que domine la Croix de Jésus-Christ ne retentira jamais aucune parole de haine envers qui que ce soit.

C'est dans cet esprit qu'il convient de parler des événements du jour, sur lesquels l’Église de Jésus-Christ ne saurait garder le silence. Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants, les principes les plus élémentaires de la dignité humaine. Nous ne sommes pas ici pour protester ou pour récriminer, encore bien moins pour condamner et pour maudire; nous sommes ici pour aimer, pour prier et pour bénir. Ce sont des droits que personne sans doute ne nous contestera, et dont personne, dans tous les cas, ne peut nous dépouiller sans notre propre consentement. Nous sommes ici pour demander à Dieu qu'il fortifie le cœur de ces hommes et de ces femmes, afin que ce dont on a voulu faire pour eux un signe d'humiliation, ils soient rendus capables d'en faire un signe d'honneur.

  • Là où des hommes souffrent, quels qu'ils soient, le cour innombrable du Christ est ému de miséricorde et l’Église a le devoir de dire : Moi aussi je souffre avec eux.
  • Là où des chrétiens, des hommes et des femmes qui ont été baptisés au nom de Jésus-Christ, sont contraints de porter un signe qui n'est pas celui de leur Maître et de leur Sauveur, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à moi, et je suis avec eux.
  • Et là où sont frappés des enfants de six ans, l’Église de Jésus-Christ a le devoir de dire : Ceux-là sont à Dieu, les innocents, et je les bénis.

Ces paroles sont pratiquement inopérantes ? Nous ne le savons que trop; d'aucuns les trouveront même plus qu'inutiles, dangereuses. L’Église de Jésus-Christ ne saurait se laisser guider par ces considérations subalternes; il y a des choses qui doivent être dites ; elle les dit. Il y va de quelque chose de plus que son honneur, il y va de l'honneur de Dieu. « Jamais les saints ne se sont tus )), disait Pascal, et il prenait ce mot " saints " dans son sens biblique, qui désigne ceux qui sont consacrés à Dieu. Le Pasteur aussi, lorsqu'il est dans la chaire de Jésus-Christ et se souvient de sa consécration, ne saurait recevoir d'ordres de personne, si ce n'est de son Chef ; il n'accueille aucune inspiration, si ce n'est celle de sa foi. Sans cela - qu'il y prenne garde - sans cela il ne parlerait pas comme il convient à la Parole de Dieu.

Et maintenant, mes Frères, pour clore cet entretien sur des considérations plus générales, reprenons la parole qui nous a guidés ce matin et lisons-la tout entière : Si quelqu'un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu; si quelqu'un remplit un 'ministère, qu'il le remplisse comme usant dune force que Dieu communique, afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié par Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance aux siècles des siècles. Toute la grandeur du ministère et toute l'humilité du ministre sont là, en quelques mots : le Pasteur use d'une force que Dieu dispense; il est l'humble vase d'argile où Dieu a déposé pour votre usage les trésors inépuisables de sa miséricorde; mais de force il n'en a point, de richesse il n'en a point : tout est de Dieu, tout est pour Dieu. Qui donc, au moment de notre baptême, nous a donné le gage de notre adoption, sinon Dieu ? Qui donc a reçu nos engagements de catéchumènes, sinon Dieu? Qui donc nous a invités à la Table du Maître, sinon Dieu ? Qui donc éveille chaque jour en nous la repentance, sinon Dieu? Qui donc nous pardonne, sinon Dieu? Qui donc nous promet la vie éternelle, sinon Dieu ? Et qui donc nous prendra dans ses bras pour notre dernier sommeil, sinon Dieu ? Ainsi Dieu, toujours Dieu ; le ministre, jamais. Il n'a rien, il n'est rien, si ce n'est la main qui use d'une force que Dieu dispense. Mes Frères, demandez à Dieu avec nous que vos Pasteurs n'oublient jamais cela ; que s'ils parlent, ils le fassent d'une façon qui convienne à la Parole de Dieu ; que s'ils exercent leur ministère, ce soit comme usant d'une force qui les déborde et les dépasse, afin que tout soit fait à la gloire de Dieu par Jésus-Christ, auquel appartiennent la puissance et la gloire dans tous les siècles des siècles.

Amen.


Pour aller plus loin

  • A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)


Lecture de la Bible

2 Corinthiens, ch. III, v. 4 à 6, et ch. 4, v. 5 à 14

La haute assurance que nous avons en Dieu, c'est du Christ que nous la tenons; non que nous soyons capables de rien concevoir par nous-mêmes, comme si nous le tirions de notre propre fond, mais c'est de Dieu que nous vient notre capacité. C'est lui qui nous a rendus capables d'être ministres d'une Alliance nouvelle, qui n'est pas de la lettre mais de l'Esprit ; car la lettre tue, niais l'Esprit donne la vie.

Ce n'est pas nous que nous prêchons, c'est Jésus-Christ, le Seigneur; quant à nous, nous nous donnons nous-mêmes pour vos serviteurs, à cause de Jésus; car le Dieu qui a dit : « Que la lumière jaillisse des ténèbres » a fait luire sa lumière dans nos cours, pour que nous fassions briller la connaissance de sa gloire en la personne du Christ.

Nous portons ce trésor dans des vases d'argile; mais c'est pour que l'on voie bien que sa puissance extraordinaire vient de Dieu et non pas de nous. Nous sommes pressés de toute part, mais non écrasés; inquiets mais non désespérés, persécutés mais non abandonnés, terrassés mais non vaincus... Nous avons cet esprit de foi qui s'exprime dans cette parole de l'écriture : « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. » Nous aussi nous croyons, c'est pourquoi nous parlons, persuadés que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera aussi avec Jésus et nous fera comparaître devant Lui avec vous.

1 Pierre IV, 2

Si quelqu'un parle, que ce soit comme il convient à la Parole de Dieu.