Quand les anges les eurent quittés - Noël 1940
Luc 2:15-16
Culte du 25 décembre 1940
Prédication de André-Numa Bertrand
Culte à l'Oratoire du Louvre
Noël 1940
Quand les anges les eurent quittés...
Quand les anges les eurent quittés pour remonter au ciel,
les bergers se dirent les uns aux autres :
Allons jusqu'à Bethléem voir ce qui est arrivé,
ce que le Seigneur nous a fait connaître.
Luc II, 15-16.

Première page des notes de la prédication du pasteur Bertrand, Noël 1940.
Quand les anges les eurent quittés pour remonter au ciel… Si belle que soit une nuit de vision et de cantiques, l'heure vient toujours où elle s'achève dans la bise aigre du matin ; si entraînant que soit le chant des anges, il a toujours une fin, les visiteurs célestes nous quittent ; aux paroles consolatrices que Dieu nous adressait par la voix de ses messagers, succèdent les dures paroles des hommes, l'appel de la réalité terrestre, qui fait dire aux cœurs inconvertis : Allons voir ! Ainsi les douceurs de l'adoration cèdent le pas aux exigences de l'esprit critique, l'homme veut voir, toucher, savoir. Et ce n'est pas sans une certaine nostalgie que nous relisons la parole de notre Évangile : quand les anges les eurent quittés pour remonter au ciel, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons voir ce qui est arrivé.
Car l'histoire de notre vie ressemble à celle des bergers. Pour nous aussi les anges ont chanté, ils nous ont bercés, enfants, par la voix de nos mères, ils nous ont redit la grande nouvelle de la joie qui sera pour tout le peuple ; et parfois nous croyons retrouver quelque chose de leurs cantiques dans la voix des tout petits devant l'arbre de Noël ; toute notre âme tressaille alors à ces invocations ; mais dans l'ensemble de notre vie, ce n'est que trop vrai : les anges nous ont quittés, nous avons perdu la simplicité de cœur qui seule permet d'entendre leurs cantiques ; il n'y a plus que nos enfants qui les perçoivent encore aux veilles de Nativité ; mais nous, nous voulons voir ce qui est arrivé, juger d'après nous-mêmes et non recueillir les révélations d'En Haut. Ce n'est pas que nous songions à nous complaire dans notre manie de vérification et de contrôle ; nous avons au contraire un dégoût bien souvent des certitudes humaines de ce que nos yeux voient et nos oreilles entendent ; nous avons une terrible nostalgie des révélations d'En Haut, des voix célestes que le cœur seul peut saisir. Mais nous sommes ainsi : toujours en nous une voix insiste : Va voir ce qui est arrivé.
Cependant, aux jours amers que nous vivons, les Chrétiens feront peut-être bien de suivre l'exemple des bergers ; car décidément les anges sont remontés au ciel, ils ne chantent plus dans nos nuits plus opaques ; et les bergers des peuples, dans leur sommeil souvent troublés, entendent éclater sur leurs têtes des ricanements sataniques plutôt que les cantiques des anges. Le monde n'attend plus de Sauveur ; la gloire de Dieu là-haut, la paix parmi les hommes ici-bas, ce ne sont plus que des chimères, des rêves dépassés : le Ciel n'a plus de voix, la terre n'a plus d'oreilles, si ce n'est pour les voix qui montent d'en bas et qui parlent de destruction, d'amertume et de haine. Alors, il faut cheminer sur les durs sentiers d'hiver, il faut aller voir ce que l'Évangile nous offre, ce que Dieu a donné autrefois et que, d'après sa promesse, Il donne éternellement, il faut nous demander si vraiment nous pouvons retrouver, dans le Noël d'il y a dix-neuf siècles, de quoi renouveler notre espérance et orienter notre vie. Allons & Bethléem voir ce qui est arrivé ! "Ils s'y rendirent en hâte et trouvèrent un nouveau-né couché dans une crèche."
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Un petit enfant couché dans la crèche. Quelle dérision ! On leur annonce le Sauveur du monde, et ils trouvent un bébé de pauvre couché sur la paille. Toutes les faiblesses à la fois : celle de la fragilité, celle de la pauvreté, celle de la solitude. Voilà bien le christianisme, nous dit-on ; dès le premier Jour, il porte sa marque définitive ; il sera la religion des faibles, une religion d'esclaves ; l'humanité pour son œuvre a besoin de puissance et de richesses, et vous lui offrez comme symbole de son destin un petit enfant demi-nu, couché sur la paille ; vous couronnez de bonheur et de gloire ceux qui ont l'esprit de pauvreté, ceux qui sont doux, ceux qui procurent la paix ; et nous disons des hommes forts, heureux les durs, heureux ceux qui conquièrent le monde.
Mes Frères, ces paroles ne sont pas d'aujourd'hui, bien qu'elles soient tragiquement mises en œuvre dans les évènements actuels ; les adversaires païens du christianisme naissant les avaient déjà mises en avant aux 2º et 3º siècle de notre ère; et pour qui regarde le christianisme du dehors, elles ont peut-être un semblant de vérité ; remettons pourtant la question sur son véritable terrain, et qu'il nous soit permis de demander si l'on croit vraiment interpréter correctement le symbole du petit enfant sur la paille en voyant seule ment en lui l'image de la faiblesse. Faiblesse ! oui, peut-être, mais apparente et momentanée ; car l'enfant représente l'avenir ; il est faible comme aujourd'hui l'enfant qui vient de naître, et qui voudrait s'opposer à hier, au passé durci et raidi par le temps ; mais il est fort comme demain, qui forcément, fatalement aura raison et d'hier et d'aujourd'hui. Nous qui nous croyons forts et qui déjà sommes marqués par nos années même comme les tributaires prochains de la mort, tous parlons de la faiblesse de l'enfant ; mais quand nous serons partis, c'est lui qui sera là, qui représentera la vie et qui n'aura ni à lutter ni à combattre, mais seulement à être, pour vaincre et pour prendre notre place. Les médecins vous dirons que ce petit enfant si frêle est le plus résistant de tous, qu'il triomphera de maladies qui auraient raison d'une grande personne. Et l'on appelle cela faiblesse !
L'enfant est faible à la façon de l'espérance, qui n'est rien encore de visible et de concret, qui est cependant maîtresse de l'avenir. Ce que nous espérons, ce que nous voulons, ce qui sera demain, est une sorte de milieu entre l'être et le néant ; peut-on dire qu'il existe ? peut-on dire qu'il ne soit rien ? on n'oserait soutenir ni l'une ni l'autre affirmation. Ainsi l'enfant ne dispose d'aucun pouvoir, et cependant ce qu'il tient dans son petit poing fermé, c'est l'avenir du monde. Les maîtres de l'heure le savent bien, qui se soucient peu, en somme, de ce que peuvent penser ou prêcher ceux qui s'en vont, et qui veulent une seule chose : remettre la main sur la jeunesse, sur l'enfant, parce que celui qui a l'enfance a l'avenir, et par conséquent il a tout.
Comprenez-vous maintenant pourquoi le premier symbole dans lequel s'incarne l'Évangile est le nouveau-né couché sur la paille ? Certes le christianisme connaîtra d'autres symboles plus décisifs, plus riches de sens, plus clairs aussi, d'une clarté tragique, comme l'austère silence de la Croix ; mais déjà il trouve une explication saisissante dans le petit enfant de Bethléem, dans cette faiblesse devenue victorieuse ; et dans les heures où le monde chancelle, écrasé sous le poids de sa misère, où l'heure de sa résurrection tarde à venir, il est bon de réconforter, de rafraîchir nos âmes par le contact avec la crèche de Bethléem. Les exigences de Dieu sur la mort à nous-mêmes, sur le sacrifice, sur le don de soi, n'ont pas toute leur expression dans ce souriant et enfantin symbole ; mais la promesse de Dieu y est toute entière, d'autant plus saisissable pour tous que chaque cœur de mère fait écho à l'espérance qu'il éveille, car toutes, en berçant le nouveau-né dans leurs bras, ont songé à l'homme qu'il serait un jour, toutes ont eu le cœur tourné vers l'avenir, toutes ont porté d'avance les joies et les douleurs de leur enfant.
Certes, il y a autre chose dans le matin de la Nativité que dans les naissances qui viennent réjouir nos foyers ; mais n'appelons-nous pas Jésus Fils de Dieu bien qu'il y ait en lui de tout autres richesses que dans le cœur le plus filial parmi les enfants des hommes ? Ainsi, bien qu'il y ait en lui infiniment plus que dans tout enfant venant au monde, toutes les naissances nous font songer à sa crèche, et sa crèche rend sacrés pour nous tous les berceaux, parce que les uns dans les autres, il y a la force de demain voilée sous la fragilité et la force d'aujourd'hui.
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Cependant, cette force d'avenir que représente l'enfant ne serait à son tour qu'une apparence, si cet avenir ne devait être qu'une copie du passé, si chaque génération n'apportait avec elle une force neuve ; car ce qui fait la beauté de l'enfant, c'est sa fraîcheur, sa pureté, qui apparaît à nos cœurs usés comme une promesse de renouvellement et de salut. Car nous tant que nous sommes, quelle ait été notre vie, et si consacrée et si fidèle qu'on la suppose, nous portons le poids de tout un passé qui a mis sur nous sa marque, et n'était le pardon de Dieu, nous serions écrasés sous ce poids du péché que chaque jour accroît et renouvelle. L'enfant aussi porte un fardeau, il est entré dans un monde pécheur, et les lourdes hérédités d'une nature déformée, viciée, pèsent sur lui. Mais au moins ce fardeau n'est-il pas le sien ; il n'y a rien ajouté encore, il le porte comme un vêtement plus ou moins extérieur à sa personne, tandis que notre fardeau c'est nous-même, c'est notre propre cœur, et nous ne pouvons le rejeter qu'en nous déchirant nous-même, ou comme dit l'Écriture, en mourant à nous-même. Ainsi, par comparaison avec nous, l'enfant nous apparait-il comme l'emblème de la pureté, de la candeur.
Par là encore le petit enfant sur la paille devient le symbole de l'espérance chrétienne ; il n'annonce pas seulement que le monde continue à vivre et & renouveler ses forces, il annonce que le monde marche vers la régénération, vers un véritable renouvellement intérieur ; il n'est pas seulement une promesse de salut, et il n'y a pas jusqu'à sa pauvreté, jusqu'à l'indigence de son berceau de paille qui ne soit un avertissement et une promesse. Car dans ce monde de péché, dans ce monde auquel nous rêvons d'échapper, il n'entre pas comme dans son monde à lui, avec un foyer qui soit le sien, toute une masse de biens matériels dont nous disons qu'ils nous appartiennent, mais auxquels il arrive souvent que nous appartenions au contraire ; il y entre comme un étranger pour lequel il n'y a pas de place, il ne possède rien, et nous n'avons pas appris que l'or apporté par les mages ait beaucoup enrichi ni lui ni sa famille. Ainsi, il ne tient à aucune richesse matérielle, ou plus exactement faut-il dire qu'il n'est tenu par aucune richesse, aucun lien matériel ne l'attache au passé ; en vérité, il appartient tout entier à l'avenir.
Car ce qui retient l'homme attaché au passé, ce qui doit mourir, c'est tout l'ensemble des choses qui l'enserrent et le paralysent ; c'est le poids de tout ce dont on dit que c'est à lui, alors qu'il ne l'a ni créé ni peut-être même voulu. Celui-là est vraiment libre qui n'est retenu par aucune possession, par aucun héritage ; celui-là est vraiment d'aujourd'hui et de demain et non pas d'hier.
Certes, Jésus enfant est chez lui sur les genoux de Marie ; il est chez lui plus tard comme Sauveur dans le cœur de tous les hommes ; mais il n'a pas un toit sur sa tête, pas un lieu où reposer son corps fatigué, pas un foyer dont il puisse dire "chez moi". Certes, il est enraciné dans l'héritage spirituel de sa race ; il dira de sa loi : elle est ma loi, de son Dieu : il est mon Dieu ; mais quand il est né il n'a pas été déposé dans le berceau qui avait servi pour ses pères, il n'a eu d'autre abri qu'une étable ouverte aux passants pauvres, d'autre berceau qu'une crèche avec un peu de paille. Cela ne signifie pas que ses disciples seront forcément des déracinés, cela symbolise seulement son détachement, c'est-à-dire son absence de lien à l'égard des choses matérielles, sa liberté souveraine à l'égard de ce qui nous enchaîne avant même que nous en ayons conscience. Dans un peuple dont on dit et redit qu'il avait été corrompu par trop de bien-être, trop de facilité, trop d'attachement aux richesses matérielles, la pauvreté de Jésus est plus qu'un avertissement, elle est pour ses disciples une promesse de victoire.
Et c'est pourquoi les bergers, plus attachés aux choses du ciel qu'à celle de la terre, ne furent pas déçus de trouver un enfant couché dans la crèche, eux à qui avait été promis le Sauveur du monde ; mais "ils s'en retournèrent, louant Dieu de tout ce qu'ils avaient vu, conformément à ce qui leur avait été annoncé." Ils sont allés voir, ils ont vu et ils ont cru.
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C'est dans ce même esprit de confiance et de foi que je voudrais, en terminant, me tourner vers vous, Chrétiens, pour vous dire à mon tour : N'ayez pas peur, les promesses de Dieu ne trompent jamais. Un enfant nous est né, qui est Christ, le Sauveur. Approchez-vous de lui et vous discernerez sa force sous sa faiblesse, vous verrez que sa pauvreté n'est que l'image visible de la pureté par laquelle il veut régénérer le monde.
Je me tourne vers vous, fidèles de cette Église, qui vous retrouvez de dimanche en dimanche au pied de la chaire de Jésus-Christ, et sans doute communierez dans un instant avec Lui. Prenez courage, votre foi ne sera pas déçue ; mais prenez garde aussi. Quand vous communiez avec toute la faiblesse de l'enfant de Noël, vous ne recevrez sa force que si vous savez renoncer aux choses du passé pour marcher vers un avenir meilleur ; quand vous communiez avec sa pauvreté, toutes nos privations, toute la gêne de notre vie quotidienne ne serait qu'une épreuve inutile si elle n'est pas pour nous l'école du détachement et de la purification intérieure. Il ne suffit pas de souffrir ; il faut souffrir avec Christ si vous voulez aussi triompher avec Lui.
Et je me tourne aussi — surtout — vers vous, Frères et Sœurs qui ne franchissez que rarement la porte de notre sanctuaire, et qui êtes ici les très bienvenus, qui êtes chez vous, car on est chez soi quand on est chez Dieu. Notre vœu aussi que vous trouviez ici la communion avec l'enfant de Noël.
Mais puisque vous ne venez à nous qu'exceptionnellement, puisque nous ne savons pas trouver une parole qui vous attire et qui vous retienne, oubliez tout, oubliez notre communauté, oubliez ses pasteurs, ne pensez plus qu'à une chose : le maître est là et Il vous appelle, Lui qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir ; Il vous appelle pour vous rassurer, vous libérer, pour vous faire entendre la Bonne Nouvelle de la grande joie qui sera pour tout le peuple. Et c'est en son nom que nous vous disons : N'ayez pas peur, il ne fera pas toujours sombre, attendez fidèlement ; ne croyez pas à la force, ne vous inclinez pas devant ceux qui la détiennent ; ayez foi dans un avenir meilleur, car l'avenir n'appartient à personne si ce n'est à Dieu, c'est-à-dire à l'amour vainqueur. Un enfant nous est né, qui n'est pas seulement le Sauveur de nos âmes dans leur lutte intime avec Dieu, mais qui est aussi le maître du monde ; et nous n'avons besoin pour vivre et pour souffrir que de savoir une chose : Il règnera.
Ainsi soit-il.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)
- Consulter la liste des prédications de Noël à l'Oratoire
Lecture de la Bible
Évangile selon Luc 2
8 Il y avait, dans cette même contrée, des bergers qui passaient dans les champs les veilles de la nuit pour garder leurs troupeaux. 9 Et voici, un ange du Seigneur leur apparut, et la gloire du Seigneur resplendit autour d'eux. Ils furent saisis d'une grande frayeur. 10 Mais l'ange leur dit : Ne craignez point ; car je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie : 11 c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur. 12 Et voici à quel signe vous le reconnaîtrez : vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche. 13 Et soudain il se joignit à l'ange une multitude de l'armée céleste, louant Dieu et disant : 14 Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, Et paix sur la terre parmi les hommes qu'il agrée !
15Lorsque les anges les eurent quittés pour retourner au ciel, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons jusqu'à Bethléem, et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître. 16 Ils y allèrent en hâte, et ils trouvèrent Marie et Joseph, et le petit enfant couché dans la crèche.17 Après l'avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été dit au sujet de ce petit enfant. 18 Tous ceux qui les entendirent furent dans l'étonnement de ce que leur disaient les bergers. 19 Marie gardait toutes ces choses, et les repassait dans son cœur. 20 Et les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu, et qui était conforme à ce qui leur avait été annoncé.