Mettez à profit le temps présent
Ephesiens 5:15-20 , Marc 1:14-15
Culte du 19 août 2018
Prédication de Elian Cuvillier
Vidéo de la partie centrale du culte
La traduction utilisée ici est celle de la TOB. Les traductions auxquelles nous sommes habituées (Segond, Colombe et NBS) proposent :
« Rachetez le temps »
Le verbe grec exagorazo que l’on trouve dans le texte original signifie en effet à la fois « racheter » et « mettre à profit ». Aucune des deux traductions n’est donc erronée mais ce qu’elles ouvrent est différent :
- « Racheter » suggère l’idée d’un acte par lequel on se réapproprie quelque chose qu’on aurait plus ou qu’on aurait perdu, comme on dit : j’ai racheté du pain, ou encore, j’ai racheté l’hypothèque de ma maison.
- « Mettre à profit » suggère l’idée que j’utilise ce qui est à ma disposition pour faire quelque chose qui n’était pas prévu au départ : j’ai profité de ce que j’avais du temps pour aller visiter tel musée ou faire telle chose.
Repartons, dans un premier temps, de la traduction sans doute la plus habituelle pour beaucoup d’entre nous : « racheter le temps ». Expression surprenante : comment est-il possible de « racheter le temps » ? Et pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, elle fait écho en nous à des sentiments connus.
En effet, nous aimerions souvent « racheter le temps » c’est-à-dire refaire ce qui a été mal fait, pouvoir recommencer (avec nos enfants, notre conjoint, notre histoire). Nous aimerions (re)faire aujourd’hui, mieux que nous n’avons fait hier : le temps passe et presse parfois, la fin, notre fin, approche : il y a urgence, enfin, à essayer de bien faire !
Mais, est-ce bien de cela que parle le texte ?
Si nous traduisons par « mettre à profit » c’est autre chose qui se laisse entendre. Surtout que, dans le texte grec, ce n’est pas le « temps » (chronos) qu’il s’agit de « racheter », mais « le temps présent » (kairos) qu’il s’agit de « mettre à profit » : non pas le temps de l’horloge qui passe inexorablement à « racheter »/rattraper, mais le temps présent, i.e. l’occasion/l’instant/le moment favorable à « mettre à profit ». « Mettre à profit », évidemment pas ici au sens économique et capitaliste de l’expression (« faire du bénéfice », « s’enrichir » ou encore « utiliser quelque chose pour son profit personnel ») mais dans le sens d’une opportunité que l’on saisit pour s’ouvrir à ce qui n’était pas prévu, à ce qui n’était pas planifié. S’ouvrir à de l’inattendu,
Vous entendez la différence ?
- D’une part : « rachetez le temps », i.e. essayez de rattraper ce qui a été raté, ou se dépêcher de faire ce que nous avons encore le temps — chronologique — de faire.
- D’autre part : « mettez à profit le temps présent », i.e. saisir le moment favorable pour faire ce qui n’était pas prévu, pour changer de façon d’être ou d’agir, quel que soit le moment de notre existence.
Lorsque, dans l’évangile, Jésus proclame : « Le temps est accompli, le Royaume de Dieu s’est approché, convertissez vous et croyez à la Bonne nouvelle » (Mc 1,15), il ne dit en somme pas autre chose. Non pas « rachetez le temps (le chronos) car la fin est proche, c’est-à-dire : « dépêchez vous de faire ce que vous n’avez pas encore fait, convertissez vous car le jugement dernier approche ». Mais plus fondamentalement : mettez à profit le temps présent (le kairos) pour vous ouvrir à une autre façon de penser votre existence dans le monde, devant les autres et devant Dieu !
« Mettez à profit le moment présent, car les jours sont mauvais » poursuit notre texte. Qu’est-ce à dire ? Je propose de l’entendre ainsi : les jours sont mauvais lorsqu’ils nous remettent, nous emprisonnent dans le chronos. Les jours de notre vie sont mauvais lorsqu’ils nous entretiennent dans les regrets du passé et l’illusion de l’avenir nous empêchant ainsi de vivre pleinement l’instant présent.
Alors, mettez à profit le moment/le temps/l’instant présent car la nostalgie des jours qui ne sont plus et l’illusion de lendemains qui seraient meilleurs que le moment présent, cette nostalgie du passé et cette illusion du futur nous empêchent de vivre le moment présent.
Mais, concrètement, que signifie « tirer profit » de l’instant, du moment, du temps, du kairos présent ?
Traversons maintenant notre texte, il est assez court pour que nous prenions le temps de le faire, que nous saisissons l’occasion de le comprendre. Car l’occasion favorable (le kairos) ne fait pas l’économie du temps nécessaire (le chronos) de la lecture et de l’écoute :
v. 15-16 : « Soyez vraiment attentifs à votre manière de vivre : ne vous montrez pas insensés, mais soyez des hommes sensés (lit. sages) qui mettent à profit le temps présent, car les jours sont mauvais »
« Attentif à notre manière de vivre » ou de « marcher » selon le terme grec utilisé : là réside non pas le fait d’être « sensé » mais littéralement « sages ».
Nous oscillons constamment entre regrets d’un passé souvent idéalisé et attente de lendemains qui chantent. Ou alors, nous prétendons « construire le futur », nantis d’un « sens » de la vie ou de l’histoire dont nous aurions le secret, ou encore fort de convictions sur ce qu’il convient de faire ! Autant d’illusions que la vie se charge de déconstruire au fur et à mesure. Les plus âgés le savent bien !
La sagesse évangélique consiste à vivre le moment présent, ici et maintenant. Chaque instant qui nous est offert est une possibilité d’accueillir et de tirer profit de l’occasion, du moment favorable pour vivre pleinement l’inattendu d’une rencontre ou l’écoute d’une parole qui modifiera notre quotidien.
Le chronos est le seul lieu où peut se vivre ce kairos, encore faut-il qu’il ne lui fasse pas écran ! Si le regret du passé et l’espoir du futur nous empêchent de vivre le moment présent, ils sont « mauvais ». Non pas moralement mauvais mais existentiellement mauvais puisque, tout simplement, ils nous détournent de l’instant à vivre.
Ils nous divertissent (lit. détournent) de ce qui est essentiel. Nous divertir de l’essentiel, c’est la tâche principale de notre société si justement nommée de l’Entertainment (du divertissement, de l’amusement) dans laquelle nous sommes. Elle nous laisse croire qu’il faut vivre l’instant, mais, en vérité, elle nous en éloigne : loin de nous placer devant l’opportunité de mettre à profit l’instant pour saisir notre existence d’une façon nouvelle, la société du divertissement nous invite à oublier le présent en nous amusant le plus longtemps et le plus souvent possible. Le divertissement nous promet des moments prétendument inoubliables qui ne sont qu’une façon de fuir le temps qui passe inexorablement.
v. 17 : « Ne soyez donc pas inintelligents, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur »
Comprendre la volonté de Dieu. Qu’est-ce à dire ? Comprendre ce qu’il désire pour le monde, la société ? Son « plan » pour ma vie ? Le texte ne dit rien de cela. Le « plan » de Dieu pour ma vie, ou le « sens » de l’histoire, c’est le contraire du kairos, c’est-à-dire la possibilité de décider, ici et maintenant, de penser ma vie différemment. Le « plan » de Dieu ou le « sens » de l’histoire, c’est la « destinée », l’autre nom du dieu chronos dans la Grèce Antique : si tout est écrit à l’avance alors nous sommes prisonniers de l’inexorable temps de l’histoire sur lequel nous n’avons aucune prise. Notre texte ne dit rien de tout ceci, mais il poursuit :
v. 18 : « Ne vous enivrez pas de vin, il mène à la perdition (lit. il est sans espoir de salut), mais soyez remplis de l’Esprit. »
Ne vous enivrez pas de vin ! C’est bien sur d’abord ici la fuite hors du moment présent dans un ailleurs enivrant qui est envisagée. Celui dont je parlais tout à l’heure, celui du divertissement. Mais c’est aussi le vin qui semble plus sérieux des projets, des prévisions, des plans — non pas ceux de Dieu cette fois, mais ces plans que nous élaborons pour nous permettre de maîtriser notre existence, de la planifier. Oui, c’est là peut-être une forme particulière de l’ivresse : l’illusion de garder le contrôle… Ceci est aussi sans espoir de salut !
Soyez rempli de l’Esprit. Invitation à des expériences particulières ? Là encore le texte n’en dit rien. L’Esprit c’est plus fondamentalement ici l’altérité, la verticalité.
Comprendre la volonté de Dieu c’est ne pas fuir le quotidien dans lequel se vit l’instant favorable mais donner au quotidien le relief de l’éternité. Vivre l’infini dans le fini, le hors du monde dans le monde, la verticalité dans l’horizontalité, l’ouvert dans le fermé de nos vies.
« Être rempli de l’Esprit », c’est vivre son quotidien ouvert à l’inattendu de la grâce, l’inattendu de la rencontre, l’inattendu d’un moment favorable ou mon existence se voit offrir un renouvellement possible. Non pas pleine d’occupations en tout genre, mais remplie de l’Esprit qui libère et projette au devant. « Va vers toi » disait Dieu à Abraham : saisit l’occasion offerte d’avancer vers la vie qui t’est promise.
v. 19-20 : « Dites ensemble des psaumes, des hymnes et des chants inspirés ; chantez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur. En tout temps, à tout sujet, rendez grâce à Dieu le Père au nom de notre Seigneur Jésus Christ. »
Saisir l’occasion favorable, vivre l’infini dans le fini, le hors du monde dans le monde, la verticalité dans l’horizontalité, l’ouvert dans le fermé de nos vies, implique, très concrètement, un double mouvement.
- D’une part « s’entre-tenir » ensemble d’hymnes et de chants spirituels, c’est-à-dire vivre la communauté de ceux qui mettent l’instant à profit.
- D’autre part, faire cela non pas repliés sur nous-mêmes mais en direction d’un autre (dans notre texte : louer le Seigneur et, par le Christ, Dieu le Père).
Les jours sont mauvais si on les habite uniquement comme du temps qui passe, oscillant entre regret du passé et espoir du lendemain. Hier est passé, demain n’est pas encore là, c’est aujourd’hui qu’il faut vivre l’instant favorable : l’éternité ce n’est pas une durée illimité, c’est l’instant vécu en communauté devant Dieu. Ce que nous vivons ce matin, ici et maintenant, est l’un de ces moments favorables qu’il nous faut mettre à profit.
Les jours sont mauvais si on les fuit ou si on les remplit sans ouverture : être plein de l’esprit c’est être libéré d’un rapport angoissé au temps chronologique qui passe et s’ouvrir à l’inattendu de l’instant.
Cet instant n’est pas une fuite hors du temps. Il ne peut se vivre hors du temps, mais il le requalifie en profondeur, nous offrant de l’appréhender différemment. Voilà le profit que l’on peut tirer de l’instant : un rapport au chronos différent. Un chronos qui n’est plus « destiné » mais ouverture, possibilité d’être vivant ici et maintenant, jusqu’à notre dernier souffle.
Telle est la Bonne Nouvelle que je voulais partager avec vous ce matin : « mettez à profit le moment présent car les jours sont mauvais ». Ils sont mauvais dès lors qu’ils nous emprisonnent dans l’anxiété du temps qui passe inexorablement, qu’ils nous empêchent de saisir l’occasion favorable de vivre en femmes et hommes libres. Libres parce que libérés de ce chronos dévorant, et alors disponibles à l’inattendu de la rencontre et de l’inouï, bref : l’inattendu de la grâce !
Amen
Lecture de la Bible
Ephésiens 5/15-20
15 Soyez vraiment attentifs à votre manière de vivre : ne vous montrez pas insensés, mais soyez des hommes sensés, 16qui mettent à profit le temps présent, car les jours sont mauvais.
17 Ne soyez donc pas inintelligents, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur.
18 Ne vous enivrez pas de vin, il mène à la perdition, mais soyez remplis de l’Esprit.
19 Dites ensemble des psaumes, des hymnes et des chants inspirés ; chantez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur.
20 En tout temps, à tout sujet, rendez grâce à Dieu le Père au nom de notre Seigneur Jésus Christ.
Marc 1/14-15
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Evangile de Dieu et disait :
15 « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Evangile. »
Audio
Écouter la prédication (Télécharger au format MP3)
Écouter le culte entier (Télécharger au format MP3)