L'Exposition universelle de 1889 envisagée au point de vue chrétien

Psaume 8 , Matthieu 6

Culte du 10 novembre 1989
Prédication de Numa Recolin

Ce discours a été prononcé à Paris dans le temple de l'Oratoire, le dimanche 10 novembre, quatre jours après la clôture de l'Exposition. Il a été ensuite répété sous forme de conférence à la salle du Boulevard des Capucines, le dimanche 1 décembre 1889.

Mes frères,

Le grand événement qui donnera son nom à l'année 1889, et qui pendant six mois a vu accourir dans notre cité des foules innombrables de visiteurs de tous pays, de toute race et de toute classe, vient de prendre fin. Il y a trois jours, après une dernière fête sur laquelle le pâle soleil de novembre a répandu ses plus doux rayons, l'Exposition de 1889 a été close, et désormais jusqu'à ce que soit accomplie l'œuvre de destruction, au lieu du son des fanfares et de ce murmure continu et joyeux de milliers de voix humaines qui les remplissaient, le Champ de Mars et l'Esplanade des Invalides ne retentiront plus que du bruit des marteaux ou des coups de pioche des ouvriers démolisseurs. Puis, dans quelques semaines, de toutes ces merveilles étalées hier encore sous nos regards, il ne restera plus rien, si ce n'est pourtant quelques beaux débris et de brillants et intéressants souvenirs.

Ne pensez-vous pas, mes frères, que le moment est venu de nous recueillir pour nous rendre compte, au point de vue moral et religieux, de cette manifestation extraordinaire de l'esprit moderne et en signaler les grandeurs et les lacunes ? Je dis au point de vue moral et religieux, car l'Exposition universelle n'a pas seulement une portée considérable dans le domaine de l'art, de la science, de l'industrie, de l'agriculture et de la politique elle-même, elle en a aussi dans la sphère de la religion et de la morale, s'il est vrai que le monde visible et le monde spirituel se rencontrent, se touchent, se pénètrent, se déterminent mutuellement, comme dans l'homme individuel le corps et l'âme.

Vous ne pouvez vous étonner que le prédicateur chrétien, et en particulier le prédicateur réformé qui aime à s'appliquer le vers du poète latin : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger, » dise son mot sur cet événement qui a été l'objet d'une si vive et si universelle curiosité. C'est pourquoi je vous convie aujourd'hui à recueillir avec moi quelques-unes des grandes leçons qui en découlent. La matière est vaste : je m'efforcerai de me concentrer et de me limiter. Le sujet est délicat : je tâcherai de le traiter dans un esprit tout à la fois de sagesse et de liberté. Que Dieu me soit en aide !

Si je voulais me placer, pour juger l'Exposition universelle de 18891 au point de vue exclusivement national, je pourrais d'abord faire remarquer qu'à la considérer dans son ensemble et dans ses résultats, elle a été pour notre pays un succès éclatant et par suite un précieux encouragement.

Rappelez-vous un moment, mes frères, les défiances sans nombre dont la simple annonce du projet et, plus tard, les préparatifs de l'événement furent l'objet de la part de plusieurs gouvernements de l'Europe ; recueillez dans votre mémoire le souvenir des insinuations blessantes et alarmantes que le chef de cabinet d'une nation amie ne craignit pas de répandre contre la France et contre Paris pour en écarter les étrangers, et puis voyez ces multitudes accourues de tous les points du globe, ces millions de visiteurs qui se sont succédé au Champ de Mars ; prêtez l'oreille à ces jugements portés dans les journaux, dans les revues, par des publicistes de tout ordre et de toute provenance, par des écrivains manifestement hostiles à la France et qui ont tout intérêt à diminuer sa gloire, et vous serez joyeusement frappés du contraste. Si les chefs d'État se sont tenus sur la réserve, leurs peuples ne les ont pas imités. L'attitude du nôtre a d'ailleurs donné un éclatant démenti aux plus sombres pronostics. Au milieu d'une crise politique intense, qui peut-être ailleurs aurait démonté les esprits et arrêté tout élan, Paris a accueilli avec empressement, avec cordialité, sans trouble et sans distinction de nationalité, ses hôtes les plus divers. Jamais notre cité n'a présenté un aspect plus brillant et plus pacifique que durant ces derniers mois. Je ne dis rien des succès éclatants que nos industriels et surtout nos artistes ont remportés. Sur ce point, il nous convient d'être modestes, d'abord parce que nous étions chez nous, et qu'il nous a été plus facile de réunir toutes nos richesses ; ensuite parce que les représentants les plus autorisés des nations étrangères, avec une courtoisie d'esprit et de cœur qui nous a vivement touchés, se sont empressés de nous rendre hommage ; enfin parce que ces nations elles-mêmes ont apporté leur part, et plusieurs une large et riche part, à ce concours pacifique.

Disons-le pourtant, il y a dans le magnifique succès de notre Exposition non pas de quoi nous enorgueillir - gardons nous de toute vanité, même nationale - mais de quoi nous relever dans l'estime du monde, et dans notre propre estime. Oui, dans notre propre estime, car par une singulière contradiction avec un de nos travers familiers, depuis nos malheurs et à la vue de nos perpétuelles agitations et de nos aventures politiques, nous étions en train de nous dénigrer et de nous diminuer nous-mêmes, et par suite de nous décourager et de nous abandonner. C'est que les misères de notre situation politique engendraient une fâcheuse et funeste illusion. En assistant aux efforts de notre pays, si souvent stériles pour affermir ses institutions et fonder un gouvernement solide et vraiment libéral, on avait l'air de croire, à l'étranger, et nous étions tentés de nous persuader à nous-mêmes, que nous étions un peuple fini ou tout au moins en décadence. Nous avons pu nous convaincre, au contraire, par les faits, et le monde entier a pu se convaincre comme nous, que, malgré ses défauts et ses défaillances, notre pays n'est pas mort, ni sur le point de mourir, et qu'à côté de la France des politiques et des politiciens qui s'agite et trop souvent se calomnie elle-même, il y a une autre France, la plus belle par l’importance et par l'étendue, la France de nos artistes, de nos savants, de nos architectes, de nos agriculteurs, de nos industriels et de nos ouvriers, la France qui travaille, qui épargne, qui invente, qui conçoit l'idéal et en quelque mesure le réalise, la France qui veut continuer d'être et qui demeurera un foyer de lumière, de civilisation et de progrès.

Honneur donc à tous ceux de nos concitoyens qui ont conçu cette vaste et laborieuse entreprise ! Honneur à nos ingénieurs et à nos architectes qui en ont dressé le plan avec une sagacité d'intelligence et une énergie de volonté qui ont étonné le monde ! Honneur à toute cette légion d'ouvriers - ouvriers de la pensée et ouvriers de la main - qui ont réalisé ce plan d'une manière si admirable et si admirée, à travers tous les obstacles et au milieu de tous les vents d'orages ! Honneur aussi au chef de l’État qui en a suivi l'exécution d'un œil si attentif et en a accru le succès par ses visites réitérées et ses encouragements si opportuns et si gracieux ! Honneur enfin à tous les représentants de l'art, de l'industrie et de la science de tant de nations étrangères qui, par leur concours ou par leur présence, ont contribué à l'éclat de cette puissante manifestation !

Il nous faut, mes frères, puiser dans ce fait qui a éclaté à tous les yeux, un encouragement et aussi un avertissement salutaire. Puissions-nous, comme Français et comme chrétiens, quelles que soient les difficultés et les obscurités du présent, marcher en avant sans jamais douter de l'avenir ! Puissent nos partis politiques ne jamais oublier que la passion est mauvaise conseillère, qu'en déversant les uns sur les autres l'insulte et l'outrage, ils travaillent non pas au triomphe de leur drapeau, mais à l'abaissement de la France devant l'opinion des étrangers qui nous jugent trop souvent sur les violences de nos orateurs et les diatribes de nos journaux ! Puissions-nous tous surtout, mes frères, nous pénétrer de cette conviction profonde que ce qui importe à l'honneur et à l'avenir de notre pays, ce n'est pas une Constitution nouvelle, ce n'est pas non plus la révision de notre Constitution actuelle, c'est la révision de nos mœurs et de nos cœurs.

Mais ce n'est qu'en passant que je signale ce bienfaisant résultat ; je veux m'élever et vous élever plus haut que le terrain national et recueillir avec vous de cet événement deux grandes leçons qui s'adressent à tous les hommes, à tous les chrétiens.

Voici la première :
Il est un sentiment qui dès l'abord a rempli mon cœur - et probablement aussi le vôtre - au spectacle de ces produits innombrables et si variés de l'activité humaine, accumulés depuis le Trocadéro et le Champ de Mars jusqu'à l'extrémité de l'Esplanade des Invalides ; c'est celui qui est si magnifiquement exprimé dans un psaume de David, le psaume VIIIe que je vous lisais tout à l'heure : « Qu'est-ce que de l'homme que tu te souviennes de lui et du fils de l'homme que tu prennes garde à lui ? Tu l'as fait un peu inférieur aux anges ; tu l'as couronné de gloire et d'honneur ; tu lui as donné l'empire sur les ouvrages de ta main... » Oui, l'homme nous est apparu avec tous les signes de sa grandeur, comme le roi de la Nature, comme le maître de ce globe terrestre qui lui a été donné pour théâtre de son activité. Les éléments les plus divers qui entrent dans la composition de cette nature, les forces les plus puissantes et les plus mystérieuses qui la régissent, l'eau, l'air, le feu, la lumière, l'électricité, tout semble se courber devant lui et obéir à sa voix. Ce n'était pas assez qu'il eût fait sortir d'un sol souvent ingrat les fleurs les plus brillantes et les fruits les plus savoureux ; ce n'était pas assez qu'avec les matériaux que ce sol lui fournit il eût bâti ces habitations de toute sorte dont nous avons pu suivre à l'œil, sur le front du Champ de Mars, le progrès continu, depuis les misérables huttes de l'homme primitif, faites avec des branches d'arbres et des peaux d'animaux sauvages, jusqu'aux palais les plus splendides, construits avec le marbre et ornés des chefs-d'œuvre de l'art ; ce n'était pas assez qu'il eût trouvé le secret de canaliser les fleuves, de réunir les mers, de percer les montagnes, d'élever des tours gigantesques et de s'élever lui-même dans les airs jusqu'aux dernières limites de l'atmosphère respirable ; il a découvert encore d'autres secrets. La lumière du soleil est devenue son agent pour fixer sur le métal et sur le papier l'image des aspects variés de la Nature et de la noble physionomie du visage humain. Il a appris de la science à endormir sans danger les douleurs les plus intolérables et à mener à bonne fin les opérations les plus délicates et les plus hardies. Un simple fil qui traverse les mers et les continents lui permet de transporter sa pensée d'un bout de la terre à l'autre avec une rapidité dont celle de l'éclair ne peut donner qu'une faible idée. Partant de ce principe fécond qu'il a conquis il l'aide d'une longue et patiente observation, que les forces qui gouvernent la Nature se transforment en mouvement, il a commencé à se servir des cascades et des torrents de nos montagnes pour actionner à plusieurs lieues de distance ces admirables machines qui mettent en mouvement nos usines et nos ateliers. Et voilà qu'il vient de découvrir le moyen de transmettre d'une manière presque instantanée la parole humaine à travers l'espace et, ce qui est peut-être plus étonnant encore, de l'emmagasiner sur un tube de carton enduit de cire, de telle sorte qu'il puisse la dégager à volonté et la reproduire indéfiniment avec ses intonations les plus variées. En vérité, nous avons vu de nos yeux et touché de nos mains, ces derniers mois, des marques éclatantes de la grandeur de l'homme en notre siècle.

Mais cette grandeur, mes frères, quelle en est la source ? Ces œuvres magnifiques sorties de ses mains, qui les lui a inspirées ? Vous répondrez tous, je m'assure : l’esprit qui est en lui. C'est par l'esprit que l'homme s'est élevé graduellement de l'état sauvage à l'état civilisé. C'est par l'esprit qu'il a arraché peu à peu à la Nature ses secrets les plus cachés et s'est assujetti ses forces les plus redoutables. C'est par l'esprit qu'il a réalisé cette grande loi du progrès qui nous élève au-dessus de la simple animalité et dont les applications sont infinies.

Mais cet esprit qui commande à la matière, qui pense, qui aime, qui veut, serait-il possible qu’il fût le produit de la matière elle-même, destiné à se dissoudre et à périr comme elle ? Non, mes frères, j'en atteste les aspirations de votre cœur, les affirmations même de votre raison : la présence, la puissance de cet esprit dans l'homme nous oblige à remonter plus haut, à l'être absolu qui est l'intelligence suprême et la souveraine volonté, au Dieu qui est esprit et qui est aussi charité. C'est Dieu qui est le créateur, le conservateur et le maître du monde. C'est lui qui a créé la matière de l'univers et qui, pour parler le langage de la science contemporaine, a jeté dans cette immense nébuleuse qui circulait dans les espaces célestes, ces semences de vie d'où sont lentement sortis notre soleil avec tous ses satellites, la terre avec toutes ses merveilles. C'est Dieu aussi qui, pour couronner son œuvre, quand tout a été disposé pour le recevoir, a fait apparaître l'homme qu'il a formé à son image en lui communiquant cet esprit par lequel ce dernier venu de la création terrestre en a été constitué le maître et le roi.

Gravons, mes frères, gravons profondément dans nos âmes cette grande et consolante vérité, à laquelle dans tous les temps et même dans le nôtre ont rendu hommage les génies les plus profonds et les savants les plus autorisés. Vous avec recueilli comme moi cette spirituelle et noble parole qu'un des maîtres de la science moderne, le célèbre Edison, qui a passé l'Océan pour venir contempler notre Exposition, a inscrite au sommet de la tour Eiffel sur le livre des visiteurs : « A M. Eiffel, l'ingénieur, le courageux constructeur de cette tour, un homme qui a le plus grand respect, la plus grande admiration pour les ingénieurs, y compris le plus grand, le bon Dieu. »

Eh bien, rendons, nous aussi, témoignage à la vérité ; disons-nous bien que ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, c'est l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence, le cœur, la conscience, la liberté morale, le devoir et le pouvoir de faire le bien, de réaliser la loi de justice et de charité ; mais disons-nous en même temps qu'il y a quelque chose de plus grand encore, hors de lui et en lui : c'est Dieu, « le bon Dieu, » le Dieu vivant, le Père céleste, le Père de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Et ce Dieu, ne nous contentons pas de le connaître, de l'honorer : aimons-le, confessons-le devant les hommes de notre génération, servons-le ; oui, servons-le en nous élevant par la pensée de tous les dons de la nature, de toutes les merveilles mêmes de la civilisation à Celui de qui tout provient et à qui tout doit remonter, en rendant à notre tour en toute occasion, par la parole et par la vie, louange et gloire à ce Dieu créateur, conservateur et sauveur, en lui consacrant toutes ces riches facultés dont il nous a doués et toutes les œuvres, grandes ou petites, qu'elles enfantent, en faisant de toutes nos découvertes et de toutes nos conquêtes, scientifiques ou industrielles, autant de moyens non pour nous enfoncer dans la matière, mais pour nous élever à la vie de l'esprit, pour glorifier Dieu et servir nos frères.

Et c'est ici, mes frères, que se rencontre un grave péril auquel, hélas ! bien des visiteurs de l’Exposition ont succombé, c'est de ne voir dans ces innombrables produits de la Nature ou du génie humain, dans ces fleurs aux brillantes corolles, dans ces fruits délicieux, dans ces splendides palais, dans ces parures élégantes, dans ces meubles luxueux et jusque dans ces œuvres d'art où brille pourtant un rayon de l'éternel idéal, qu'une occasion de jouir, de satisfaire une de ces mauvaises convoitises qui sommeillent dans notre cœur et que l'apôtre Jean a nommées : « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie » Gardons-nous, oh ! gardons-nous de ce terrible danger ; rois de ce monde, par droit de naissance et par droit de conquête, ne devenons pas esclaves. Et pour cela, élevons au-dessus de toutes les splendeurs du monde visible les austères grandeurs du monde moral : la vérité, le devoir, la justice, la liberté, la charité, le royaume de Dieu. Puisque nous sommes les rois de la terre, devenons-en les pontifes spirituels en travaillant à la transformer en un temple magnifique où le Père céleste soit servi et glorifié. Là est pour nous, mes frères, le vrai sens de la vie, le secret de la véritable grandeur. « Toutes choses sont à vous, a dit magnifiquement l'Apôtre, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit les choses présentes, soit les choses à venir, » mais il a ajouté : « Vous êtes à Christ, et Christ lui-même est à Dieu » [1 Cor. III, 21.]

Sur ce point, comme Français et comme chrétiens, nous avons à constater dans notre pays une grave et affligeante lacune, qui a été rendue sensible dans les solennités de toute sorte auxquelles notre Exposition a donné lieu. Tandis qu'ailleurs, et tout récemment dans le centenaire de la grande République des États-Unis et, plus près de nous, dans les fêtes charmantes, à la fois agricoles et patriotiques, célébrées à Vevey par les enfants de la Suisse, le nom de Dieu a l'été publiquement invoqué ; sa sagesse, sa puissance, sa bonté ont été exaltées sous toutes les formes, en prose et en vers ; chez nous, depuis le jour d'inauguration de cette grande œuvre jusqu'à sa clôture, les représentants de la France sont restés absolument muets. sur ce sujet capital : le nom de Dieu n'a jamais été invoqué, n'a pas même été prononcé ! Étrange et déplorable oubli, que je ne mets pas, croyez-le bien, sur le compte de notre peuple, car, je l'affirme, le peuple français, le peuple même de Paris, malgré ses défauts, n'est ni incrédule ni sceptique ; il est au fond religieux, il a besoin de religion et, à certaines heures, il a le pressentiment que là est la source féconde de ses droits et de ses libertés. Que les gouvernants et les instituteurs de notre peuple, que les amis de la liberté d de la justice s'en souviennent, et qu'ils méditent cette parole d'un grand capitaine : « Si un peuple ne croit pas en Dieu, qu'il serve ! »

Une seconde pensée m'a fortement saisi en visitant l'Exposition, c'est qu'elle a mis en lumière, d'une manière imparfaite sans doute, mais sensible pourtant, un des plus beaux principes chrétiens, celui de l’unité de la race humaine et de la fraternité universelle.

Je ne veux pas insister sur le spectacle nouveau et significatif qui, pendant six mois, s'est offert à nos regards. Sur cette étroite bande de terre qui s'étend le long de la Seine depuis le quai d'Orsay jusqu'au pont d'Iéna, nous avons contemplé non seulement les principales richesses des divers pays de notre globe et les produits de toutes les civilisations, mais encore les représentants des principaux peuples du monde. Là, à côté des habitants de notre vieille Europe, nos yeux ont rencontré des échantillons de cent races diverses, dont plusieurs sorties de l'extrême Orient ou du Nouveau Monde : Africains à la peau noire comme l'ébène, Asiatiques au teint jaune et aux yeux bridés, Américains de toute couleur et de toute provenance.

Je désire surtout vous signaler les innombrables congrès, nationaux ou internationaux, qui se sont tenus à Paris pendant la durée de l'Exposition. Scientifiques, industriels, agricoles, artistiques ou de l'ordre social, ils ont eu presque tous pour objet l'amélioration physique, intellectuelle et morale de la race humaine, la solution des redoutables problèmes qui pèsent sur la société moderne et qui touchent à la condition des faibles et des déshérités de ce monde, aux rapports du capital et du travail, des patrons et des ouvriers, des riches et des pauvres. Pour tout dire en un mot, ce qu'on appelle la question sociale a été nettement et sérieusement abordée. Les sociétés d'instruction populaire, d'assistance et de secours mutuels, de relèvement par le travail, les associations coopératives et de participation aux bénéfices, les œuvres de bienfaisance, de logement à bon marché, de l'observation du repos hebdomadaire - et que sais-je encore ? - y ont tenu leurs assises concurremment avec les congrès médicaux et agricoles. Partout des discours pénétrés d'une ardente sympathie pour ceux qui souffrent ont été prononcés, des solutions ingénieuses ont été proposées en faveur du triomphe des idées de justice, de concorde et de charité. Pourrai-je oublier ces belles vitrines installées par les représentants de ces œuvres de miséricorde, plus particulièrement à l'Esplanade des Invalides, et parmi lesquelles plusieurs de nos œuvres protestantes de Paris occupaient un rang si honorable et ont obtenu des distinctions méritées1?

N'y a-t-il pas là, mes frères, la démonstration évidente d'un immense progrès accompli sur les siècles passés, une des applications les plus fécondes de la parole de Jésus-Christ : « Vous êtes tous frères », et de cette autre parole de saint Paul [Ga. IV, 28.] : « Devant lui il n'y a ni juif, ni grec, ni esclave, ni libre, car vous êtes tous un en Jésus-Christ ? » J'en étais vivement frappé en visitant au Palais des arts libéraux une des sections les plus intéressantes et les plus émouvantes, la section pénitentiaire, en présence de ces affreux instruments de supplices, chaînes, menottes, carcans, cages de fer, chevalets, dont on se servait jadis pour punir le crime et le vice lui-même, hélas ! aussi pour torturer ces infortunées victimes du fanatisme et de la superstition, que l'on flétrissait du nom d'hérétiques. On rencontre encore en nos jours des esprits attardés qui ne parlent qu'avec des soupirs de regret de ce qu'ils appellent « le bon vieux temps ». S'ils ont pris la peine d'aller voir ce petit coin de l'Exposition, je m'assure qu'ils ne seront plus disposés à le regretter, ce bon vieux temps, après l'avoir contemplé dans une de ses manifestations les plus authentiques ; ils seront plutôt tentés de le maudire. Mais ne maudissons aucun siècle ni aucun homme ; bénissons au contraire ; oui, bénissons la religion de l'Évangile qui a répandu dans le monde. ces semences de justice, de liberté, de compassion, de respect de la dignité et de la vie humaine, qui ont fini par lever et porter leurs fruits ; bénissons encore la mémoire de tous ces nobles martyrs de la science et de la foi qui ont arrosé et fécondé ces divines semences de leurs larmes et de leur sang ; bénissons enfin la grande Révolution de 1789 qui de son souffle puissant et irrésistible a balayé ces préjugés odieux et cette barbare législation. Comme je l'affirmais tout à l'heure, l’Exposition de 1889 a montré que la loi du progrès, du progrès collectif et social, n'est pas un vain mot.

Toutefois, mes frères, ne nous faisons pas illusion : bien des progrès restent encore à accomplir pour que ce grand principe de l'unité de la race humaine et de la fraternité universelle se réalise dans toute sa plénitude. Produit très authentique et très significatif de l'esprit moderne, notre grande Exposition a mis en évidence une des plus douloureuses contradictions dont notre siècle offre le spectacle.

Tout à côté de ces galeries humanitaires et philanthropiques, à quelques pas des intéressants pavillons des Sociétés des femmes françaises et des femmes de France pour le soulagement des blessés et des victimes de la guerre, vous avez vu comme moi se dresser le vaste palais du Ministère de la guerre ; vous avez parcouru de vos regards à la fois curieux et attristés ces formidables engins de destruction que la science de notre temps a inventés pour détruire en quelques heures, en quelques minutes, des centaines et des milliers de ces créatures humaines qui nous inspirent tant de sollicitude : canons, obus, boulets, mitrailleuses, fusils perfectionnés, dont la force de projection et de destruction a été ces dernières années doublée, triplée, parfois décuplée. Et vous avez pensé alors avec terreur à ce que va devenir la guerre - la guerre où seront engagés peut-être nos enfants et petits-enfants ! - et vous avez vu en esprit les remparts les plus solides de nos villes fortes renversés, brisés, détruits en quelques heures ; les cuirasses des navires les mieux armés percées de part en part et leurs équipages sautant en l'air ou engloutis dans les flots ; des files entières d'hommes tombant sur les champs de bataille comme des épis de blé sous la faux du moissonneur, criblés de blessures atroces ou tués raide par des éclats d'obus que des mains invisibles ont lancés à plusieurs kilomètres de distance. Et vous vous êtes dit alors que la loi du progrès a trouvé là une bien étrange et cruelle application, et vous avez déploré plus que jamais la nécessité funeste où se trouvent les nations modernes les plus civilisées de donner ainsi un perpétuel démenti à leurs théories humanitaires et de fouler aux pieds le grand principe de la fraternité universelle, surchargeant leurs budgets, écrasant leur population, épuisant des ressources magnifiques d'argent, de science et de vies humaines pour perfectionner cet art destructeur.

Puis, à côté de ce fait, il en est un autre qui a dû aussi vous émouvoir ; c'est qu'il y a encore entre ces nations et ces races qui se sont rencontrées à l'Exposition, malgré une certaine communauté d'intérêts et de besoins, en dépit des rapports de politesse et de bienveillance qui ont existé entre elles, des diversités si profondes, des différences si grandes de langue, de traditions, de mœurs et d'idées : une manière parfois si opposée de comprendre la vie, le devoir, la justice, la liberté ; de croire, d'adorer et de servir la divinité, que le principe de l'unité de la race humaine semble vaciller à nos regards et se perdre dans la brume des abstractions ou dans la région des chimères.

Nous résignerons-nous, mes frères, à cette perpétuelle contradiction entre ce qui est et ce qui doit être ? Non, nous travaillerons de toutes nos forces à nous rapprocher de l'idéal que nous avons entrevu et à manifester au moins par nos efforts l'aspiration profonde que nous portons dans nos cœurs. Et cela de plusieurs manières. - Ici le temps me presse ; je ne puis que vous indiquer quelques pensées.

Nous nous efforcerons d'abord de travailler à résoudre, au sein de la chrétienté et dans notre pays, la question sociale qui nous presse et nous menace, en coopérant avec ardeur à toutes les généreuses tentatives qui sont faites un peu partout, dans le monde et dans l'Église, par les libres-penseurs et par les croyants, au sein des deux communions, catholique et protestante, en faveur de cette cause sacrée. - Dans la lutte pour la vie, malheur aux faibles ! nous crie une certaine science, matérialiste et égoïste. - Pitié, compassion pour les faibles, pour les petits, pour tous les opprimés et les blessés de la vie ! nous dit la foi chrétienne. Nous écouterons cette dernière voix et nous ajouterons sans tarder l'action à la parole.

En second lieu et en ce qui concerne les relations des peuples entre eux, notre tâche à nous tous, chrétiens ou simples philanthropes, c'est de défendre la cause de la paix, de propager l'amour de la paix, d'une paix sérieuse et solide, qui ne coûte rien à notre dignité nationale et n’affaiblisse pas le nerf patriotique. Oui mes frères, qu'elle serait terrible, qu'elle serait funeste, à l'heure où nous sommes, une guerre qui éclaterait au cœur de notre Europe ! Quel mal elle ferait à la cause de la civilisation et de la liberté, aux vainqueurs aussi bien qu'aux vaincus ! Cette guerre, il en est qui la jugent tôt ou tard inévitable, nécessaire même. Je ne discuterai point avec eux sur ce point douloureux ; je leur dirai seulement : Frères, je vous en conjure, au nom de l'Évangile, au nom du l'humanité, au nom du progrès, travaillons ensemble à ajourner, et, si possible, à rendre impossible cette effroyable conflagration, par la pacification des esprits, par l'élévation des cœurs et des consciences, par la préoccupation incessante et dominante de notre relèvement moral et social, en laissant au temps qui est un grand maître et aux événements qui sont dirigés de Dieu le soin de résoudre certaines questions brûlantes et de faire triompher la justice et la vérité. Et, en attendant, favorisons de tous nos vœux et de tous nos efforts la propagande de ces idées d'arbitrage et de tribunal international, qui sont peut-être la chimère d'aujourd'hui, mais qui deviendront la réalité de demain.

Quant à ces différences profondes de croyances et de religions qui séparent encore les peuples et les races, ne nous résignons pas à rester enfermés dans l'enceinte de notre civilisation et de notre communion religieuse ; ayons de plus hautes pensées et une plus noble ambition, celle de propager à travers le monde la religion de Jésus-Christ, cette religion qui a les promesses de la vie présente aussi bien que celles de la vie à venir, qui répond pleinement à tous les besoins spirituels, à toutes les aspirations légitimes de l'homme de tous les temps et de tous les pays, qui est le sel de la terre et la lumière du monde. Soutenons donc sans arrière-pensée de nos sympathies et de nos sacrifices l'œuvre des Missions évangéliques, qui apparaît de plus en plus distinctement aux regards de tous les nobles esprits comme l'œuvre capitale et caractéristique des chrétiens et des Églises du dix-neuvième siècle finissant et du vingtième qui doit bientôt le suivre. Il ne peut pas ne pas se faire que ce grand courant de colonisation qui s'est formé partout n'aille s'accélérant et s'élargissant d'année en année ; il ne peut pas ne pas se faire qu'avec cette multiplicité et cette rapidité croissante de communications, notre civilisation occidentale n'entre de plus en plus en contact avec ces peuples de l'extrême Orient, du centre de l'Afrique et des îles du Pacifique qu'elle a déjà rencontrés. Or, l'expérience l'a plusieurs fois démontré : séparée de l'Évangile ; la civilisation, loin de sauver les races inférieures qu’elle atteint, les corrompt et les détruit. Pour opérer efficacement cette grande œuvre de sauvetage, il faut coloniser, mais il faut du même coup évangéliser. C'était là la pensée qui inspirait l'âme héroïque d'un des plus grands missionnaires de notre siècle, l'illustre Livingstone, qui nous a ouvert l'intérieur du continent noir et qui est tombé martyr au champ d'honneur. C'est aussi la pensée de toutes les sociétés de Missions qui ont leur foyer en France, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, aux États-Unis et leur champ de travail dans toutes les parties du monde. Certes, nous ne devons pas nous faire illusion : l'œuvre sera lente et difficile, elle demandera peut-être des siècles de travail et de sacrifices.

Il y a des peuples, il y a des races qui semblent réfractaires à la religion de l'Évangile et qu'après plus d'un demi-siècle d'efforts nos missionnaires n'ont pas sérieusement entamés. Mais ne perdons pas courage, amis de l'œuvre missionnaire ; ne perdez pas courage, vous surtout, vaillants pionniers du Christianisme et de la civilisation, qui arrosez de vos sueurs et parfois de votre sang le champ où le Seigneur vous a placés. Souvenez-vous, souvenons-nous tous, frères, que le temps est la loi de toutes choses, dans l'ordre de la grâce aussi bien que dans celui de la nature et que ce n'est pas le perdre que de travailler, chacun à sa manière, à hâter la marche de cet ange que, dans une sublime vision, le Prophète de l'Apocalypse contemplait, il y a déjà dix-huit siècles, « apportant aux nations l'Évangile éternel. » [Apo. XIV, 6.]

Amen.


1Voici l'indication des œuvres protestantes de Paris qui ont obtenu des distinctions, à des degrés divers, à la distribution des récompenses :
- Société des Missions évangéliques,
- Union chrétienne des jeunes gens,
- Société d'histoire du protestantisme français,
- Société biblique de Paris,
- Réunion protestante de charité
- Société protestante de prévoyance et de secours mutuels,
- Société de patronage des prisonniers libérés,
- Société d’assistance par le travail,
- Société des traités religieux,
- Société biblique de France.
Mentionnons aussi la Société de tempérance (la Croix bleue) et la Fédération internationale pour le repos du dimanche.

Lecture de la Bible

Psaume VIII, 4-10

Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains,
La lune et les étoiles que tu as créées :
Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ?
Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu,
Et tu l’as couronné de gloire et de magnificence.
Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains,
Les brebis comme les bœufs,
Et les animaux des champs,
Les oiseaux du ciel et les poissons de la mer,
Tout ce qui parcourt les sentiers des mers.
Éternel, notre Seigneur !
Que ton nom est magnifique sur toute la terre !


Évangile selon Matthieu VI, 9-10

Voici donc comment vous devez prier : Notre Père qui es aux cieux ! Que ton nom soit sanctifié ; que ton règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.