L'Evangile de la première apôtre

Luc 7:36-50

Culte du 7 avril 2019
Prédication de pasteur Marcel Manoël

Vidéo de la partie centrale du culte

Qui est cette femme ?

Les 4 évangiles parlent tous d'une femme qui est venue parfumer Jésus. Une rencontre qui a beaucoup fait parler – et d'abord ceux qui y ont assisté –, beaucoup fait couler d'encre parmi les commentateurs – en particulier pour savoir s'il s'agit d'un même événement raconté de façons différentes, ou au contraire de 2 ou 3 rencontres racontées de façon similaire – voire beaucoup fantasmer sur les relations féminines de Jésus – a-t-il marié, a-t-il été amoureux, aurait-il eu des liaisons secrètes ?...

Il faut reconnaître que le geste de la femme est pour le moins sensuel ! A notre époque écartelée entre une hyper-sexualisation dominante et les réactions du type "Hashtag : balance ton porc", cette attitude peut nourrir l'imagination de romanciers en mal d'inspiration ! Du temps de Jésus, le scandale était surtout qu'un religieux ou un prophète ne pouvait pas se laisser approcher ainsi par une femme, cet être secondaire, impur, cette Eve tentatrice… et si Jésus choque, c'est qu'il accepte de se laisser rencontrer par cette femme en tant que femme, de se laisser parfumer et essuyer par ses cheveux, d'accepter ses larmes… En commentant ce passage, Alphonse Maillot écrit : "Jésus a dé-démonisé la femme et le "charme" féminin ; il a rendu possibles et paisibles des rencontres homme-femme ; par son attitude, il a déjoué et dénoué tous les sortilèges et les tabous attachés aux relations entre un homme et une femme…". Dommage que Paul, et ensuite l'Eglise, n'aient pas persévéré dans cette voie !
Mais – je reviens à mon sujet – qui est cette femme ? …

Pour Marc et Matthieu, c'est une anonyme : on ne sait rien d'elle, ni pourquoi elle a approché Jésus,… si elle lui était reconnaissante de quelque chose ou si au contraire elle voulait lui demander quelque chose… Seulement qu'elle avait un vase d'albâtre avec un parfum de grand prix et qu'elle le brise pour verser ce parfum sur la tête de Jésus… Pour les disciples qui étaient là, la réponse est claire : cette femme c'est du pognon, et un pognon dingue foutu en l'air ! Ce n'est pas qu'ils soient avares, au contraire ! C'est pour eux une question de générosité efficace : on aurait pu vendre ce parfum – au moins 300 deniers précise Marc, soit 300 fois le SMIC journalier de l'époque, ça n'est pas rien ! – et donner cet argent aux pauvres ! Les disciples sont des gens raisonnables ! Ce Royaume de Dieu que Jésus annonce, ce Royaume où chacun pourra trouver le bonheur, il faut que ça se réalise, vite, tout de suite ! Pas de distraction ! Pas de gaspillage !

Qui est cette femme ? C'est sans doute une femme qui apprécie Jésus, et même qui l'apprécie mieux, qui le connaît mieux que ses disciples ! Certes pas de manière intellectuelle, ni politique, ni religieuse… mais personnelle, dans une relation personnelle, si personnelle qu'on ne sait pas sur quoi elle repose. Si personnelle qu'elle connaît Jésus, qu'elle témoigne de lui par son geste bien mieux que ne peuvent le faire les disciples à ce moment. Et Jésus le souligne : "d'avance, elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement". Cette femme est ainsi placée au cœur de l'évangile, qui n'est pas seulement un enseignement et une pratique, mais d'abord un événement, la manifestation de l'amour de Dieu pour toutes et pour tous, aussi bien les méchants que les bons ! Un événement aussi surprenant, aussi scandaleux que le geste de la femme, si scandaleux qu'il sera scellé par la mort de Jésus sur la croix.
Elle est en quelque sorte "dans le tempo" de l'évangile, et à ses disciples qui ne comprennent pas et qui la tracassent, Jésus déclare : "partout dans le monde entier où cette bonne nouvelle sera annoncée, on racontera aussi, en mémoire de cette femme, ce qu'elle a fait". Pour eux qui se disputent pour savoir qui est le plus proche de Jésus, c'est une gifle : eux, ils ne sont pas dans le coup ! Mais pour elle, c'est une reconnaissance : cette anonyme, par son simple geste, est le premier prédicateur de l'évangile de l'amour de Dieu, on peut dire qu'elle en est, par le souvenir de son geste, la première apôtre, le premier garant apostolique de cet évangile, avant Pierre, Paul et les autres …

Pour l'évangéliste Jean, le conflit se personnalise : il ne s'agit plus d'une anonyme et d'un groupe de disciples, mais la femme, c'est Marie, la sœur de Lazare, et celui qui lui fait le reproche de gaspillage, c'est Judas. Un Judas qui fait semblant de s'inquiéter des pauvres mais qui, en réalité – nous dit Jean – "pique dans la caisse"! Tout de suite après cet épisode, il sort et va vendre Jésus aux autorités, peut-être par déception, peut-être pour provoquer Jésus à l'action, ou par simple vénalité. Il vend Jésus pour 30 deniers. Pour Judas, Jésus vaut 30 deniers ; pour la femme, il en vaut au moins le prix du parfum : 300 deniers, dix fois plus !

Jean met là en scène le mystère de l'incarnation qu'il décrit dans le prologue de son évangile : la Parole, le verbe de Dieu qui était avec Dieu dès le commencement, cette parole faite chair en Jésus,… cette "parole est venue chez elle, et les siens ne l'ont pas accueillie, mais à tous ceux qui l'ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu, à tous ceux qui mettent foi en son nom". Judas, le disciple, le proche de Jésus, ne l'a pas reconnu, ne l'a pas reçu, et l'a finalement vendu… Marie s'est mise à ses pieds pour écouter sa parole, Marie a parfumé ses pieds pour dire sa reconnaissance, et – nous dit le texte – l'odeur de ce parfum a rempli la maison : Marie a parfumé ce lieu, ces vies présentes là, d'une odeur d'amour. Marie est ainsi l'autre visage de la première apôtre, celle qui répand l'Evangile !

L'évangéliste Luc, dans le récit que je vous ai lu ce matin, est le seul qui parle d'une "pécheresse", sans préciser d'ailleurs ce qu'on lui reproche. C'est une pécheresse, et au dire de Simon le pharisien, l'hôte de Jésus, une pécheresse publique, et Jésus devrait le savoir ! En disant cela, Luc nous embarrasse. Parce qu'on pouvait penser que cette femme était une femme de bien : l'anonyme de Mathieu et Marc pouvait être une de ces femmes qui ont été les généreuses accompagnatrices du groupe des disciples et qui ont suivi Jésus jusqu'au bout, jusqu'au pied de la croix ; et Marie, la sœur de Lazare, "celle qui a choisi la bonne part" aux pieds de Jésus, c'est le prototype de la femme consacrée ! Et, dans l'un et l'autre cas, on pouvait bien comprendre à la fois son geste et l'accueil que Jésus lui réserve ! Mais, patatras, c'est une pécheresse !

Je dis "patatras", parce qu'il s'agit bien d'une dégringolade.
Simon, le notable pharisien respecté, l'hôte qui sait la loi et qui la pratique… Simon doit accepter de se faire faire la leçon par un petit prophète de province et – pire !– de se faire comparer – à son désavantage !– à cette pécheresse : tu ne m'as pas donné d'eau pour me laver les pieds mais elle, elle les a parfumés ; tu ne m'as pas donné de baiser mais, elle, elle ne cesse de m'embrasser les pieds… Et – en sous-entendu dans la parabole du créancier et de ses deux débiteurs – tu ne m'aimes pas beaucoup parce que tu penses que tu ne dois rien à personne, et pas grand-chose à Dieu, mais elle, "ses nombreux péchés sont pardonnés puisqu'elle a beaucoup aimé" !

Et à notre tour, nous voilà déstabilisés ! Car cette parole de Jésus est assez énigmatique et peut être entendue au moins de deux façons : ou bien il a voulu dire que cette femme lui manifeste beaucoup d'amour parce qu'elle a été pardonnée de ses nombreux péchés, ou bien que c'est parce qu'elle a beaucoup aimé qu'elle a été pardonnée. L'amour agissant est-il la conséquence ou la cause du pardon reçu de Dieu ? Le fruit de la grâce ou le motif de la grâce ? On retrouve là la traditionnelle dispute entre la théologie protestante qui insiste sur le fait que tout vient de la grâce de Dieu, sans aucun mérite de notre part, et la théologie catholique qui insiste sur l'amour que Dieu place au cœur de tout humain et qui lui permet de recevoir sa grâce… Qui est le premier ? Le pardon de Dieu ou l'amour vécu ?... Problème qui ressemble un peu à celui de la poule et de l'œuf : est-ce la poule qui est première, parce qu'elle pond l'œuf ? Ou l'œuf qui est premier puisque c'est de lui que naît la poule ? Question sans réponse, parce qu'elle tente d'établir une priorité dans quelque chose qui est un tout. De même dans la vie de cette femme : le pardon qu'elle reçoit et l'amour qui marque sa vie, c'est un tout, un tout indissociable, où il est vain de chercher à faire des distinctions.
Qui est cette femme ? Elle est ainsi l'apôtre d'un amour tout à la fois simple, radical et global. D'un amour qui ne supporte pas les mesures. D'un amour qui va au-delà de toute explication. De l'amour de Dieu attesté par le regard de Jésus sur elle, l'amour que Dieu porte sur chacune et chacun.

Dans ces textes bibliques, il y a trois regards autour de cette femme.
D'abord, le regard méprisant du pharisien : "c'est une pécheresse !". Sans doute que ce jugement n'était pas prononcé sans raisons! Mais c'est un regard qui exclue, qui rabaisse, qui réduit l'autre aux fautes qu'il a commises, et qui ne veut pas le reconnaître dans sa vérité parfois plus complexe, souvent plus riche… Le regard qui nourrit les caricatures que nous faisons les uns des autres et qui justifie trop souvent nos violences des uns sur les autres…

Puis, il y a le regard de Jésus : "elle a beaucoup aimé". A quoi Jésus fait-il allusion ? Nous ne le savons pas, et au fond peu importe ! Ce qui est important c'est que Jésus a su discerner dans la vie de cette femme une autre réalité que celle marquée par l'étiquette "pécheresse". Une autre réalité qui devient bonne nouvelle, évangile. Savons-nous porter sur les autres ce regard qui peut nous faire discerner en eux quelque chose de l'évangile, quelque chose de l'amour que Dieu nous donne à recevoir et partager ? Savons-nous porter sur nous-mêmes ce regard apaisé et confiant qui peut nous ouvrir à l'amour de l'autre, et être ainsi témoin de l'évangile ?

Et enfin, c'est le nouveau regard que cette femme porte sur elle, une vie nouvelle qui s'ouvre pour elle, qui la fait pleurer de bonheur. Quelqu'un ne l'a pas vue comme une pécheresse, mais l'a reconnue comme une femme qui a beaucoup aimé. Alors, elle n'est plus une pécheresse, mais elle aime, elle vit d'amour, elle manifeste son amour, et son geste est une parole, un témoignage pour les disciples, et Simon le Pharisien, et tous les invités, et elle en est toujours l'apôtre, l'apôtre de cet essentiel de l'Evangile, pour nous aussi aujourd'hui…

Et elle peut vivre cette rencontre avec Jésus comme Piaf chantait la rencontre d'un nouvel amour :
Non, rien de rien, non, je ne regrette rien
Ni le bien qu'on m'a fait, ni le mal, tout ça m'est bien égal
Non, rien de rien, non, je ne regrette rien
Car ma vie, car mes joies, aujourd’hui ça commence avec toi !

Lecture de la Bible

Luc 7/36-50
36 Un des Pharisiens pria Jésus de manger avec lui. Jésus entra dans la maison du Pharisien et se mit à table.
37 Et voici qu'une femme pécheresse, qui était dans la ville, sut qu'il était à table dans la maison du Pharisien ; elle apporta un vase d'albâtre plein de parfum
38 et se tint derrière à ses pieds. Elle pleurait et se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus, puis elle les essuyait avec ses cheveux, les embrassait et répandait sur eux du parfum.
39 A cette vue, le Pharisien qui l'avait invité dit en lui-même : Si cet homme était prophète, il saurait qui est la femme qui le touche et ce qu'elle est : une pécheresse.
40 Jésus prit la parole et lui dit : Simon, j'ai quelque chose à te dire. — Maître, parle, répondit-il. —
41 Un créancier avait deux débiteurs ; l'un devait cinq cents deniers et l'autre cinquante.
42 Comme ils n'avaient pas de quoi payer, il leur fit grâce de leur dette à tous deux. Lequel l'aimera le plus ?
43 Simon répondit : Celui, je suppose, auquel il a fait grâce de la plus grosse somme. Jésus lui dit : Tu as bien jugé.
44 Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m'as pas donné d'eau pour mes pieds ; mais elle, elle a mouillé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux.
45 Tu ne m'as pas donné de baiser, mais elle, depuis que je suis entré, elle n'a pas cessé de me baiser les pieds.
46 Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête ; mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds.
47 C'est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu'elle a beaucoup aimé. Mais celui a qui l'on pardonne peu aime peu.
48 Et il dit à la femme : Tes péchés sont pardonnés.
49 Ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : Qui est celui-ci, qui pardonne même les péchés.
50 Mais il dit à la femme : Ta foi t'a sauvée, va en paix.

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