Le problème du bien

Matthieu 13:7-8 , Jean 10:1-18

Culte du 20 novembre 1921
Prédication de Wilfred Monod

Culte à l'Oratoire du Louvre

20 novembre 1921
« Le problème du bien »

Sermon du pasteur Wilfred Monod.

Une partie de la semence tomba parmi les épines qui l'étouffèrent. Une autre partie tomba dans la bonne terre, et elle fructifia ; tel grain en produisit cent, tel autre soixante, et tel autre trente.

Matthieu, XIII. 7. 8.

Nul ne m'ôte la vie, je la donne.
Jean, X. 18.


MES FRÈRES,

Sur le peuple qui gît dans les ténèbres et l'ombre de la mort — selon l'image du prophète — un rayon lumineux vient de jaillir ; un pâle reflet se rallume en des millions de regards ; les muettes multitudes tournées vers la Conférence du désarmement se demandent, anxieuses, et sans oser encore s'abandonner à l'espoir sauveur, si les préliminaires de Paix signés à Versailles ne vont pas aboutir, dans la cité de Washington, à la Paix elle-même. Cette clarté

pathétique, éblouissante, brille et s'éteint, s'éteint et brille, comme le feu tournant d'un phare à éclipses. Et d'innombrables créatures humaines, étouffées de désillusions, de défiances, de désespoirs, continuent à ployer sous une implacable averse de cendres. 

Pareille pénombre favorise les grises doléances des pessimistes. Sur chaque étincelle qui scintille, ils abaissent l'éteignoir. Rappelez-leur la soirée de l'été dernier où une célèbre savante1 rentra des États-Unis à Paris, porteuse de ce cadeau inestimable des femmes américaines : un gramme de radium, contenu dans une arche sainte un tabernacle secret, fermé par une clef d'or — les sceptiques répliqueront que ce retour émouvant passa inaperçu dans la capitale où les amateurs de pugilat, par myriades, attendaient dans les rues, le nez en l'air, les nouvelles d'un « match » de « boxe » à New-York. Rappelez-leur que l'Assemblée générale de la Société des Nations vient de constituer solennellement, pour la première fois dans l'histoire, un tribunal officiel chargé de régler les conflits internationaux les sceptiques vous répondront que l'opinion se passionne bien davantage pour la Cour d'assises qui juge un émule de Barbe-Bleue. Rappelez-leur que grâce à la téléphonie sans fil un paquebot, flottant à 1000 kilomètres de nos rivages, vient de transmettre la voix humaine — ô prodige ! — dans notre ville ; ils vous objecteront qu'au Salon de l'Aéronautique, le premier avion qui frappe de stupeur tous les regards, gigantesque, blindé, menaçant comme la foudre, est un « avion de bombardement ». Enfin, rappelez-leur que la Conférence du désarmement, excédée du règne maudit de Barrabas préféré à Jésus, propose que l'éternel assassiné, Abel, ait enfin son tour contre Caïn, et jette aux vieux fers les super-cuirassés des flottes militaires — les sceptiques riposteront que les moyens de la prochaine guerre seront chimiques, et que les hostilités se préparent, non plus dans le rougeoiement des hauts-fourneaux, sous le tonnerre des marteaux-pilons, mais dans le silence des laboratoires avec des balances de précision et des tubes de verre.

Mes frères ! n'acceptons point, nous, disciples du Christ, ces litanies de la désespérance ; rejetons ces funèbres mélopées ! Le Bien et le Mal, il est vrai, semblent plus que jamais se disputer l'empire, comme l'on voit après l'orage glisser de furtifs sourires de soleil sur le visage tourmenté d'un ciel en larmes. Cependant, la tempête n'a point le dernier mot. Douterions-nous de celui qui est la « Lumière du monde » ? L'Église chrétienne est-elle, oui ou non, une force vivante ? A-t-elle, oui ou non, le devoir de lancer tout le poids de son influence, de ses prières, de ses sacrifices, en faveur du triomphe de l'Évangile dans le domaine politique et social ? Un général américain vient d'affirmer que les pasteurs des États-Unis incarnaient une puissance morale capable d'assurer la victoire au principe du désarmement. Et s'ils échouent, concluait-il avec sévérité, s'ils n'empêchent pas une future guerre entre les peuples civilisés, ils porteront la responsabilité de chaque goutte de sang versé.

Voilà un militaire dont Jésus louerait la foi, comme il admira celle du centenier romain. Loin de taxer d'exagération cet officier supérieur, bénissons-le pour sa rigoureuse franchise. Il parle comme un voyant, tandis que nous raisonnons trop souvent comme des taupes. Ah ! mes frères, si nous osions prendre conscience des énergies divines dont l’Église universelle est dépositaire, pour la délivrance et le salut du monde !

Laissons-nous instruire et gagner, je vous en conjure, par l'optimisme héroïque de notre Maître. Écoutez-le, dans la parabole du Semeur. Ce tableau est-il peint par un hypocondriaque ? On l'insinue parfois. On allègue le noir désenchantement qui en émane : les trois quarts de la semence demeurent improductifs ! Pareille interprétation méconnaît

l'accent lyrique de triomphe qui se dégage de la conclusion. Malgré tout, déclare avec sérénité le Messie, malgré les oiseaux voraces, et les pierres, et les ronces, malgré tout, une partie de la semence fertilise le sillon : un grain en rapporte trente, un autre soixante, un autre cent !

Quel exemple radieux ! Méditons cette attitude courageuse et souveraine, devant les spectacles du monde, méditons le grand art de les interpréter en majeur, non en mineur. Apprenons, enfin, de Jésus-Christ lui-même, le secret de fixer notre âme, non plus sur le Problème du Mal, mais sur le Problème du Bien.

Le Problème du Mal ! Le Problème du Bien ! Admettons que le Mal et le Bien soient également inexplicables, ici-bas ; toujours est-il que le Problème du Mal nous désole, tandis que le Problème du Bien nous console. Alors, pourquoi rester hypnotisés par le premier ?

Notez que le Problème du Mal est peut-être, dans une mesure, un problème artificiel. Il est l'ombre imprévue, portée par cet axiome : la Cause de l'univers est un Dieu tout-bon et tout-puissant. Pour l’athée, le mal n'est pas une énigme, c'est un fait ; il ne se fatigue pas à en débrouiller l'écheveau, il en constate l'existence. C'est pour nous, croyants, que le mal est un rébus, dans la mesure où nous essayons de justifier le Créateur parfait d'une œuvre imparfaite.

Mais sommes-nous certains qu'il faille persévérer dans une telle voie ? Elle mène trop vite, parfois, à une impasse ; alors les incrédules, ou bien raillent notre impéritie, ou bien plaignent notre détresse. Après tout, pourquoi prétendre à la possession d'un système cohérent sur les origines du monde ? il est introuvable dans l'Évangile, et le Christ n'a soulevé aucun des voiles qui nous dérobent le mystère des commencements. Assumons une attitude nouvelle ; plaçons-nous candidement, vaillamment, devant la réalité ; avouons qu'elle est indéchiffrable pour nous ; acceptons de nous plier avec simplicité à l'humble observation des faits ; posons, enfin, la question suivante : étant donné un monde où s'entrecroisent partout, comme un buisson de baïonnettes, la souffrance, l'erreur, le péché, la mort, d'où vient le Bien ? 

Le Problème du bien, le voilà, superbe, immense, dans sa colossale beauté : aqueduc monumental de vérités premières. Et alors que le Problème du mal menaçait notre croyance en Dieu, le Problème du bien — ô bénédiction ! — nous rendra la foi au Père céleste.

Oui, l'affirmation de la divinité cessera d'être le glacier embrumé d'où jaillit un torrent dévastateur : le problème du Mal ; elle se transformera en havre de grâce où vient aboutir et se reposer un courant mystérieux d'harmonie, de paix, de fécondité : le problème du Bien. Dieu, désormais, s'identifie avec l'Esprit rédempteur, un Esprit qui éclaire, purifie et sauve.

Courage, petit semeur, sous le grand ciel ! Le vent a beau souffler pour disperser la semence, la bourrasque automnale n'empêchera point le moissonneur d'embrasser les épis d'or : un grain en produit trente, un autre soixante et un autre cent. Et alors s'accomplit la parole du psalmiste : « Celui qui ensemence les sillons dans les larmes, lie plus tard ses gerbes avec hymnes de joie ».

Je vous propose aujourd'hui, mes frères, le problème du Bien, assuré que la présente méditation peut marquer une date inoubliable, un événement de notre vie intellectuelle et morale.

Considérez, d'abord, que remplacer dans nos préoccupations le Problème du Mal par le Problème du Bien, constitue la plus raisonnable, et même la plus. philosophique des attitudes, en pleine harmonie avec la science moderne.

Combien on calomnie celle-ci, lorsqu'on l'accuse de diminuer l'homme et de dépoétiser sa destinée !

Examinez les marches des divers perrons de l'Oratoire vous y découvrirez, incrustée dans la pierre, la forme de maints coquillages fossiles, qui habitaient jadis quelque océan préhistorique. Nous les foulons aux pieds pour monter vers la Table sainte où nous communions avec le Fils de l'homme. Mesurez en imagination les étapes séculaires parcourues par la vie, depuis les premiers mollusques envasés, jusqu'à Jésus de Nazareth sur la montagne des Béatitudes ! Est-ce que l'Esprit qui mène le monde n'a pas franchi, déjà, les barrières, les plus difficiles, et livré, déjà, ses plus dures batailles ?

Sans contredit, le Bien est un problème, puisqu'il s'identifie avec la tendance vraiment surnaturelle de la Nature à se dépasser indéfiniment elle-même, d'abord pour atteindre jusqu'à l'homme, ensuite pour se développer et s'affirmer à l'intérieur de l'âme humaine, soit sur le plan individuel, soit sur le plan social.

Il s'agit là d'un problème insoluble pour tout matérialiste conséquent. Si l'homme n'est qu'un agrégat de molécules chimiques et d'atomes physiques, une combinaison fortuite, éphémère, émanée du Hasard pour glisser au Néant, d'où vient l'âme ? D'où vient le sentiment du devoir, le sentiment majestueux ou troublant de l'obligation morale, impossible à légitimer, en sa redoutable et sublime originalité, par l'évolution animale, l'éducation familiale, ou les institutions sociales ?

D'où vient cette conscience inflexible, sacrée, qui exige la subordination, même douloureuse, de l'être inférieur, et dont l'intransigeance absolue implique l'excellence, la permanence de l'être supérieur, capable de survivance, voire d'immortalité ?

À mesure que la réflexion se prolonge, le Bien paraît plus étonnant, plus mystérieux que le Mal. Celui-ci existe, et voilà tout ; il s'impose et dure par sa propre masse. Il crie : « Présent ! » et nul ne peut le marquer absent. Il est là, hélas ! et il fait partie des choses qui sont là, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non. Et le firmament étoilé apparaît, parfois, comme une formidable et noire muraille, un bastion percé de meurtrières éclairées, d'où s'éparpille contre notre planète une silencieuse mitraille. Le mal est là, et l'univers aussi.

Mais nous, hommes, tout au contraire, nous n'y sommes point ! c'est notre force et notre privilège. Nous passons, voilà notre gloire ; nous allumons, chaque soir, un feu de bivouac ; il s'éteint, nous reprenons notre pèlerinage. Ainsi toujours nous avançons, nous aspirons, nous protestons, nous pensons, nous rêvons, nous prions, dotés d'un pouvoir incompréhensible : celui de poser ici-bas des commencements nouveaux, par la foi, par l'espérance, par la charité — l'amour « plus fort que la mort », l'espérance « qui ne confond jamais », la foi « qui déracine les montagnes ». Nous possédons l'énigmatique vertu de dominer la souffrance, la terreur, la tentation et de transfigurer l'épreuve. Nous sommes doués même de la capacité de mourir ; nous avons droit à la mort ; c'est l'heure magique où nos idées les plus hautes, nos sentiments les plus purs, nos résolutions les plus vibrantes, se rassemblent dans notre âme, se concentrent comme un essaim d'abeilles, avec une frémissante palpitation d'ailes, un bruissement prophétique, et s'envolent soudain vers la lumière, vers l'au-delà, ivres d'ambition, ivres de vie, pour coloniser dans l'infini.

Voilà le problème du Bien, en sa splendeur ineffable. Il m'émeut davantage que le problème du mal, formulé par les métaphysiciens ou les théologiens avec un mélange de simplisme et de subtilité qui n'en dissimulent point le côté brutal, et trop révoltant pour que les épouvantes et les ténèbres dont il s'enveloppe soient conjurées par la seule évocation d'un Dieu. Expliquer la nuit par celui qui est lumière ! Vaine tentative, décevante fantasmagorie. Au contraire, le problème du Bien n'est qu'un long et lumineux sillage, où les lueurs les plus pâles, d'annonciatrices phosphorescences, des aurores boréales, se combinent avec des flammes claires, des flamboiements, des fulgurations, des resplendissements de soleil qui monte. Et c'est alors que, saisi de stupeur, prosterné dans l'adoration, je murmure le nom du Dieu de l'Évangile, l'Esprit qui guérit, le Berger qui cherche la centième brebis, le Père qui attend et appelle, inlassablement, l'enfant prodigue.

Convenez-en, mes frères ; le Bien est plus déconcertant, plus inopiné, plus saisissant, plus prodigieux que le Mal. Moins on commence par croire en Dieu, et plus le problème du Bien s'impose ; il finit par bouleverser le sol durci de l'athéisme, comme ces racines vigoureuses, gonflées de sève, qui soulèvent les dalles tombales dans nos cimetières, et proclament la vie.

Car, en définitive, le Bien est plus puissant que le Mal. Dans la balance de l'univers, il pèse d'un poids plus lourd. Autrement, le monde aurait, dès longtemps, disparu. Mais les forces d'équilibre et d'harmonie tiennent le monstre du chaos sous leur lance, comme l'archange terrassant le Dragon.

Voilà dans quel sens nous adoptons une attitude profondément raisonnable, en fixant notre attention, par principe, sur le problème du Bien. J'ajoute que c'est une attitude favorable, par excellence, à notre santé morale.

Eh oui ! c'est une recette admirable contre la fatigue nerveuse, la mauvaise humeur, le découragement, la neurasthénie. Méditer le problème du Bien ? Condition de santé mentale, règle élémentaire d'hygiène. En vérité, à quoi bon nous scandaliser perpétuellement du négatif, comme d'un événement extraordinaire ? Sachons, plutôt, nous étonner et nous réjouir du positif.

Une montre arrêtée ? Une tache d'encre ou de graisse ? Une lettre en retard ? Une clé perdue ? Un rendez-vous manqué ? Une averse malencontreuse ? Une « panne de tramway » ? Un mal de tête ? Une rage de dents ? Un abcès ? Une foulure ?

Incidents pénibles, j'en conviens, voire douloureux. Mais serons-nous équitables envers la vie si, pour la juger, nous en numérotons les inconvénients ; si nous capturons au vol, pour les épingler, tous les papillons noirs qui traversent notre chambre ; si enfin nous restons obstinément à l'affût des ennuis, des contrariétés, des mésaventures, des gênes, des échecs, pour les collectionner, les échantillonner, les cataloguer, les monter sous verre comme des pièces de musée ?

Après tout, les exceptions tranchent sur la règle, elles se détachent sur l'Ordre. Les journaux notent la collision de deux automobiles, mais ils ne relatent pas que des millions de roues se sont frôlées, dans la journée, sans accident.

Ma bienheureuse mère, morte à la fleur de l'âge, avait coutume de dire doucement, quand une emplette ou un événement ne répondaient pas à son attente : « C'est la marque de fabrique ». En d'autres termes : Nous sommes sur la terre ; ne réclamons pas au monde actuel plus qu'il ne peut donner. Vue pessimiste en apparence, mais en réalité réconfortante. La méthode consiste à s'établir, une fois pour toutes, dans l'imparfait, dans l'anormal, ce qui permet de saluer sans ironie les belles surprises, et de sourire sans arrière-pensée aux réussites inespérées.

Quelle transformation une attitude pareille apporterait dans le milieu familial et dans l'atmosphère sociale ! Pourquoi tomber en arrêt devant les défauts des autres ? Pourquoi élever un monument commémoratif à leurs lacunes intellectuelles, à leurs erreurs artistiques, ou même à leurs vices de caractère ? Pourquoi buriner le souvenir de tel manque de procédés, de telle marque d'ingratitude à notre égard ? Appliquons-nous plutôt à considérer leurs qualités, les petits talents ou les dons précieux que nous avons la joie d'admirer en eux, ou la généreuse et candide bonne volonté qui s'exprime souvent d'une manière maladroite.

Assurément, le monde actuel est plein de pécheurs (et notre miroir nous en montre au moins un, dès l'aube). Mais si les chutes spirituelles sont plus nombreuses hélas ! que les feuilles flétries qui tourbillonnent au vent d'automne, malgré tout, des millions et des millions de personnalités humaines surmontent, chaque jour, la tentation, repoussent le découragement, et prennent rang, sans bruit, dans la phalange glorieuse des vaincus victorieux.

Et quand nous avons, nous-mêmes, cédé au péché, trahi notre conscience et renié notre Maître, n'allons pas nous pendre comme Judas, mais repentons-nous comme Simon Pierre, et recommençons le bon combat. C'est la bataille du Semeur contre les intempéries. Marche, marche, sur ton sillon ! Balance ton pas, cadence ton geste ! « Un seul grain en produira trente, un autre soixante et un autre cent ».

Pour conclure, mes frères, affirmons qu'à méditer systématiquement le problème du Bien, nous adoptons une attitude religieuse ; nous dépassons le plan intellectuel, ou même le niveau moral, pour nous élever sur les cimes de la spiritualité la plus haute, celle même de Jésus.

Il l'a manifestée dans la parabole du Semeur ; il l'a manifestée d'une manière plus intense encore, plus féconde, plus pathétique, dans la parabole du Semé, dans le dramatique discours où il se compare lui-même au grain de froment jeté au sillon : « Conservé dans la terre, déclare-t-il, ce grain demeure stérile ; dissous, il fructifie. De même, je vais mourir, mais mourir volontairement. Nul ne m'ôte la vie, je la donne. »

Penchons-nous ensemble, avec recueillement, sur la tragédie du Calvaire et apprenons du Crucifié lui-même à déchiffrer le problème du Bien sur la croix. Cette contemplation s'impose. Autrement, vous m'accuseriez d'optimisme puéril ; vous m'objecteriez que le problème du Mal est un vautour géant qui ne se laisse pas enfermer dans la cage mesquine où se rangent les petites vexations et les petites infirmités de l'existence vulgaire. Aucune destinée humaine, ici-bas, n'est à l'abri des calamités brutales, des brusques effondrements, des catastrophes poignantes et hideuses, des infernales désespérances qui arrachent à l'âme déchirée un Eli, Eli lamma sabachtani : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

Ah ! certes, vous auriez' étrangement dénaturé mes intentions, aujourd'hui, si vous aviez discerné dans ma pensée je ne sais quel « défaitisme » moral, un paresseux acquiescement, une lâche adaptation au monde, une exhortation à se contenter du médiocre, à mettre la flamme de l'idéal en veilleuse, à prendre pour maxime cette pitoyable devise : « Tendre au mieux dans la mesure du possible ». Non, mes frères, non, mes amis, le prédicateur n'est point coupable d'une pareille forfaiture. Il n'a pas déserté, il reste fidèle au drapeau de l'Évangile intégral ! Or, quelle inscription déchiffrez-vous sur cette bannière ? « Nul ne m'ôte la vie, je la donne. »

Sans une pareille interprétation de la mort du Christ, son supplice aurait solidement fondé l'athéisme sur la terre. Car enfin, où trouver, en apparence, dans l'histoire universelle, une démonstration plus décisive que Dieu est absent du monde ? Plus la victime du Calvaire était grande, pure, sainte, et plus son martyre aurait dû s'élever d'âge en âge, comme une plainte sans rémission et un défi, comme une protestation lugubre contre la Providence.

Réfléchissez ! La crucifixion d'un Jésus de Nazareth, c'est d'abord l'écrasement du faible par le fort, de l'isolé par la multitude qui le broie. Eh bien ! non, c'est l'apothéose de la liberté, l'individualisme triomphant : « Nul ne m'ôte la vie ! » Rappelez-vous Pascal, toisant l'univers qui le pulvérise, et se déclarant plus grand que lui. Songez au jeune soldat blessé, agonisant deux jours sur le sol rougi de son sang, et inscrivant sur un papier : « Je meurs content ! » Contemplez nos martyrs, dont les psaumes s'élevaient avec les flammes du bûcher. Pensez aux calmes victimes, tout près de vous peut-être, et cependant inaperçues, méconnues, qui, sans un murmure, laissent pomper leur vie par des inconscients, des importuns, des méchants, ou qui laissent couler le sang de leur cœur, avec sérénité, tantôt sous les coups de la maladie physique, tantôt sous les morsures du chagrin moral… « Nul ne me l'ôte, je la donne. »

Considérez encore le Calvaire. C'est l'échec suprême, le gaspillage absolu d'une existence jetée au rebut par le monde. « Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous !» Le Désiré des Nations sera donc venu en vain, et l'œuvre du Messie n'aura pas plus de valeur qu'un obscur déchet dans la sombre usine d'un univers aveugle et sourd-muet.

Eh bien ! non. La Croix deviendra, ici-bas, le signe sauveur, le symbole de la parfaite consécration, de la fraternité triomphante, l'inspiratrice de toutes les croisades missionnaires et sociales, de toutes les réformes morales et politiques, de toutes les Réformations religieuses, de toutes les propagandes rédemptrices : « Je la donne ».

Voilà, mes frères, sur les lèvres sacrées du Sauveur, le rayonnant modèle du commentaire qui transfigure la réalité, métamorphosée. Nul ne m'ôte la vie, c'est-à-dire, je reste libre. Je la donne, en d'autres termes, je reste capable d'enrichir et de bénir le monde.

Ainsi donc, l'heure sombre où le Problème du Mal déployait sur le Golgotha toute l'envergure de ses funèbres ailes, obscurcissant le ciel, enténébrant la terre, est l'heure même, l'heure auguste et décisive où le Problème du Bien, fulgurant de lumière, et prompt comme l'éclair, le foudroya !

Amen.



Notes de la retranscription (2025)

  1. Marie Curie

Pour aller plus loin

Lecture de la Bible

Matthieu XIII, 1-9

1 Ce même jour, Jésus sortit de la maison, et s'assit au bord de la mer. 2Une grande foule s'étant assemblée auprès de lui, il monta dans une barque, et il s'assit. Toute la foule se tenait sur le rivage. 3Il leur parla en paraboles sur beaucoup de choses, et il dit : 4Un semeur sortit pour semer. Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin : les oiseaux vinrent, et la mangèrent. 5Une autre partie tomba dans les endroits pierreux, où elle n'avait pas beaucoup de terre : elle leva aussitôt, parce qu'elle ne trouva pas un sol profond ; 6mais, quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines. 7Une autre partie tomba parmi les épines : les épines montèrent, et l'étouffèrent. 8Une autre partie tomba dans la bonne terre : elle donna du fruit, un grain cent, un autre soixante, un autre trente. 9Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. 

Jean X, 18

Nul ne m'ôte la vie, je la donne.