Le patrimoine de Dieu

Matthieu 21:33-46

Culte du 22 septembre 2019
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Vidéo de la partie centrale du culte

    J’assistais hier à un colloque sur les courants réformateurs en Islam : quel rapport avec les Évangiles et les vignerons homicides, me direz-vous ? 

    Eh bien, en écoutant les enjeux d’une réforme religieuse aussi passionnante que ceux d’un tel mouvement, une question apparaît comme centrale, à propos des Évangiles comme à propos du Coran ou de tout autre texte fondateur : celle du patrimoine reçu et de notre fidélité à ce patrimoine. 

    Quel statut ont les écrits des grands monothéismes ? Quelle marge d’interprétation existe-t-il pour le lecteur ? Quelle adaptation contextuelle est possible ? Quelle relecture des traditions, des rites, de l’histoire, sont possibles sans risquer d’être infidèle à un patrimoine spirituel que l’on reconnaît comme essentiel, mais qui est tellement ancien et qui a traversé tant de vicissitudes rédactionnelles, qu’il devient difficile de l’authentifier. 

    À quel patrimoine le libéralisme reste-t-il fidèle ? 

Car il s’agit bien de la question du libéralisme en religion. 

    Les méthodes de critiques textuelles, les recherches historiques, les lectures étayées par les découvertes des sciences humaines, et le doute méthodique nécessaire sur les sources dont nous disposons en religion sont autant d’éléments qui affichent clairement une posture libérale du croyant. 

    Je dis libérale pour caractériser cette attitude de liberté qui promeut la recherche contre le dogme, de doute contre l’affirmation d’un savoir absolu, de critique contre l’acceptation de rites vides de sens, de l’intelligence contre l’obéissance aveugle à la tradition. 

    Un libéral ne se contente pas de croire, il cherche à comprendre ce qu’on lui propose de croire. 

    Mais le problème, c’est que dès qu’on cherche à comprendre, dès qu’on est critique : on trouve. Et on ne trouve pas que des choses cohérentes qui éclaireraient tous les coins sombres de notre ignorance. Très souvent, la recherche accroît le sentiment d’ignorance, le doute et le scepticisme car on mesure l’ampleur de ce qui reste à découvrir. Cette réalité est une force en même temps qu'une faiblesse. Une force parce que la conscience individuelle s’aiguise, et la liberté s’accroît, et une faiblesse parce que ce chemin critique nécessite de travailler, de chercher, d’être autonome et bien souvent de subir les attaques des adversaires les plus dogmatiques. 

    Les tenants de tous les fanatismes l’ont bien compris : on gouverne bien plus difficilement celui qui a appris à douter que celui qui n’a rien appris du tout. C’est pour cela que les mouvements de réforme religieuse qui visaient à une plus grande autonomie du croyant ont tous été persécutés et que, très souvent, ils sont restés et restent minoritaires et inconnus dans le flux et la masse des courants dogmatiques.    

    Pourtant, c’est bien la grandeur des héritiers d’un patrimoine religieux que de l’honorer par leur compréhension et leur intelligence. N’est-il pas écrit : tu aimeras Dieu de toute ton intelligence ? 

    Dans le texte que nous avons lu ce matin il est question de cette pierre que l’on rejette et qui devient pourtant celle sur laquelle se construit l’avenir. Bien sûr, on peut interpréter le passage emprunté au Psaume 118 comme la description de ce qui advint à Jésus, le crucifié qui devient la pierre angulaire d’un nouveau mouvement religieux lequel se veut fidèle à la loi de Moïse en proposant un universalisme là où il y avait un peuple élu. 

    Cette pierre angulaire était aussi une pierre d’achoppement : elle avait de quoi provoquer le scandale. Car enfin, est-il possible d’être fidèle à Moïse quand on ouvre la notion d’élection à tous les païens ? 

    Comment ne pas crier au scandale dogmatique ? 

    Le Christ, en épinglant les anciens du peuple et les grands prêtres, est-il encore fidèle au patrimoine spirituel dont il dit lui-même qu’il n’en changera pas un iota ? 

    Que faire du patrimoine reçu ?    

    La facilité vise à en faire un patrimoine incréé, révélé, divin et éternel. Ainsi, on sclérose toute évolution de lecture, on muselle tout essai d’interprétation et on décourage quiconque voudrait chercher à comprendre le contenu de ce patrimoine. Mais une telle attitude n’est pas compatible avec la temporalité des hommes. On ne peut pas garder une religion à l’abri des changements d’époque. Ainsi, on ne lit pas le Psaume 118 de la même manière deux siècles avant Jésus-Christ que deux siècles après. Le patrimoine, s’il est vivant, ne peut ignorer l’époque où on en hérite. 

    Dans sa parabole des vignerons homicides, Jésus prend l’image de la vigne pour parler de ce patrimoine laissé en gérance aux religieux de son époque. 

    Jésus prononce un enseignement dans le temple. Il est interrompu dans cet enseignement par des anciens et des grands prêtres qui mettent en cause son autorité pour enseigner. 

    Il répond alors en demandant à ses opposants si, d’après eux, le baptême de Jean était divin ou humain. Ces opposants refusent de répondre pour ne pas risquer de se compromettre. Puis Jésus raconte une première parabole sur deux fils dont l’un refuse d’abord d’aller travailler dans la vigne de son père, puis se repent et finalement y va et dont l’autre affirme d’abord qu’il ira et finalement n’y va pas. Jésus tire de cette parabole la conclusion selon laquelle, les anciens et les grands prêtres n’ont pas cru le prophète Jean et ne se sont pas repentis alors que les collecteurs de taxes et les prostitués ont écouté Jean et se sont repentis. 

    Puis il enchaîne avec la parabole des vignerons homicides. N’oublions pas que, dans le texte, Jean est déjà mort décapité au moment où Jésus parle. 

    Cette parabole nous parle d’un patrimoine : la vigne, qu’un maître de maison laisse en fermage à des vignerons. 

    Le maître s’en va en voyage.

    C’est là le problème de toute religion révélée : l’auteur du patrimoine se retire et est absent. Il ne peut pas donner son avis sur la façon de traiter le patrimoine qu’il a laissé en gérance à d’autres. Il ne peut donc pas donner les critères d’une action fidèle à son intention. Jérôme, l’auteur de la Vulgate ( traduction latine de la Bible) dit à ce propos cette chose délicieuse : Ce n'est pas que Dieu change de lieu, car il est nécessairement présent partout, puisqu'il ( Jr 23,23 ) remplit tout de son immensité; mais il paraît s'éloigner de sa vigne pour laisser aux vignerons toute liberté dans leur travail. Dans cette parabole, les vignerons useront de leur liberté pour capter le patrimoine et ne rien rendre au maître. 

    Bien sûr, il existe des prophètes, des hommes et des femmes de Dieu qui, au fil des âges donnent leur vision des choses et rappellent qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec le patrimoine que Dieu a laissé. Mais dans la parabole on voit comment ils sont traités. Ils sont représentés par les esclaves qui sont envoyés par le maître. Les vignerons peu scrupuleux vont les rouer des coup, ou les tuer. Ce traitement violent des prophètes est pratiquement compris dans leur mission. Jérôme, l’auteur de la Vulgate ( traduction latine de la Bible),  écrit à propos des prophètes représentés par les esclaves dans cette parabole : Ils les battirent de verges comme Jérémie ( Jr 27 ), les tuèrent comme Esaïe, les lapidèrent comme Naboth ( 1R 21,13-15 ) et comme Zacharie, qu'ils immolèrent entre le temple et l'autel ( Mt 23,35 ). Il montre ainsi les risques inhérents au ministère de prophète. Jésus lui-même inclut Jean le Baptiste dans cette litanie des prophètes morts pour la foi. 

    Le maître finit par envoyer celui qui a autorité sur son patrimoine : le fils, l’héritier. Et comme s’il était naïf sur la cruauté du genre humain, il espère que, cette fois, les vignerons seront respectueux de son statut de fils de Dieu. Malheureusement, au lieu d’impressionner les vignerons, l’héritier déclenche chez eux le sentiment d’une aubaine. S’ils tuent l’héritier, plus personne ne viendra réclamer les fruits du patrimoine. 

    C’est ainsi que le Fils de Dieu est tué. 

    Cette scène révèle l’hypocrisie des vignerons. Ils savent que le maître ne reparaîtra pas. C’est le problème du Dieu absent. Seule la foi peut donner à l’homme la conscience que ses actes ont une portée divine. Celui dont Dieu a quitté le coeur pour toujours ne se pose pas ce problème et peut usurper sa place sans aucun cas de conscience.    

    En racontant cette parabole, l’Évangile pointe du doigt les voleurs de patrimoine, les usurpateurs de la puissance de Dieu, les hypocrites de la foi, qui captent le patrimoine spirituel que Dieu inspire dans le coeur de l’homme. Ils le captent pour en prendre les fruits à leur compte. 

    Bien sûr, dans cette parabole, les pharisiens sont visés, et les grands prêtres aussi. Mais dans toutes les religions il existe des instances cléricales qui s’interposent entre les fidèles et leur père dans les cieux. Un clergé qui capte et détourne la révélation divine pour en faire une possession et un moyen de pouvoir sur les autres. 

    Tous les mouvements religieux qui choisissent de réformer ce que les clergés ont sclérosé avant eux, commencent pas réformer leur façon d’instituer et de régler les communautés de croyants. Avec plus ou moins de réussite et de clairvoyance, peut-être, ils tentent d’inventer des systèmes de gouvernement différents. C’est ainsi que la Réforme à imaginé les synodes, pour rompre avec le magistère du clergé catholique.    

    La parabole parle des rapports de force entre les gardiens du patrimoine de la foi. Mais elle ne dit pas ce que ce patrimoine contient et comment on peut y être fidèle. 

    Si ce n’est que la parabole parle de travail, d’esclave, et d’héritier. Il semble bien que le patrimoine se travaille et qu’il s’hérite. Le terme pour dire héritage en grec est κληρος . C’est aussi le mot qui désigne le sort, la chance. L’héritier ne choisit pas son héritage. Il ne le convoite pas, il est celui à qui échoit le don de Dieu. 

    Il y a donc de la passivité dans le fait d’être héritier d’un patrimoine. Et pourtant, les esclaves de la foi, les prophètes de la parole sont très actifs. Ils défendent le patrimoine. Mais ce n’est pas à eux qu’il échoit. Les prophètes défendent un patrimoine pour celui qui vient après eux et qui est l’enfant de Dieu, pour l’accomplissement de la promesse de Dieu. 

    Alors, comment être un héritier fidèle de Dieu ? Comment accéder à la dignité d’enfant de Dieu ? 

    Peut-être en venant chercher les fruits de la vigne, le salut, auquel tout homme a droit ? 

    Avec le Christ, l’héritage de Dieu est donné en partage à tous ceux qui croient et qui se laissent saisir par la foi. Ceux qui ont confiance en Dieu et en sa générosité, ceux qui ont confiance en sa miséricorde, comme les collecteurs d’impôt et les prostitués. Ceux qui n’ont aucun besoin de capter l’héritage, puisqu’ils aiment Dieu gratuitement. 

    Dans l’Ancien Testament, il y a deux mots pour dire patrimoine : נחלה nachalah, qui est aussi le mot pour dire le palmier dattier, arbre dont la réputation est de pourvoir à tous les besoins des hommes ; et le deuxième mot, c’est אב ab ; la racine de Abba, Père. 

    Le patrimoine, c’est donc Dieu le Père qui pourvoit. 

    C’est cette foi que les vignerons n’ont pas. Ils captent la Parole de Dieu, sa promesse, et en font un outil de pouvoir car leur manque de foi les empêche de croire que Dieu leur donnera leur part d’héritage et de salut. Ils ne comprennent pas que le statut d’héritier de la promesse de Dieu est promis à tous, même à eux, si seulement ils croyaient en cette mansuétude de Dieu, si seulement ils cherchaient leur salut. 

    Aujourd’hui encore, le patrimoine que Dieu nous transmet dans la foi est infini, incalculable, sans cesse renouvelé pour quiconque croit. Et la question de ce que nous en faisons se pose pour tous les monothéismes. 

    Le rôle de nos institutions religieuses, c’est de préparer les chemins de ceux qui cherchent Dieu et sa promesse et de ne pas faire obstacle sur leur chemin par nos traditions et nos éventuelles prises de pouvoir. Accueillir les héritiers dans la vigne de Dieu : voilà notre ministère. Partager le lot que Dieu nous a donné à travailler et à faire fructifier. Être des vignerons accueillants plutôt que des vignerons homicides : voilà le rôle de toute institution religieuse. 

    Pour cela, il faut que ces institutions travaillent à la compréhension des témoignages anciens, à la mise en pratiques de ce que la Parole de Dieu inspire de salutaire pour l’homme, dans les actions de partage, d’humanisme, de dialogue et de générosité. C’est ainsi que le patrimoine de Dieu restera vivant. 

    Car si la Bible parle de l’héritage que Dieu donne aux hommes, elle parle aussi du peuple de Dieu comme patrimoine que Dieu se choisit. 

    Avec le Christ, tout homme peut prétendre à faire parti de ce peuple que Dieu se donne comme patrimoine. Avec lui, nous sommes tous héritiers. Mais comme lui, quand nous acceptons cet héritage, nous devons l’enseigner et témoigner de la libération qu’il provoque en nous, pour que les hommes qui cherchent Dieu se sentent autorisés à être libres. 

    Avec le Christ, nous sommes libres dans la foi. Libres de questionner notre foi, de faire bouger les lignes de l’interprétation des textes, de mettre à l’épreuve de notre intelligence les affirmations théologiques du passé. Être héritier de Dieu, être son patrimoine vivant, c’est ne plus avoir peur ni de Dieu, ni de notre époque, ne plus avoir peur d’être un humain chercheur de Dieu dans l’histoire, mais c’est vivre dans la confiance avec un Dieu qui pourvoit d’âge en âge des fruits nouveaux. Comme le Christ était libre en son temps. 

    Les mouvements « réformistes » de nos monothéismes, comme les appellent les musulmans libéraux, doivent s’entraider dans leur quête d’intelligence et de liberté. 

    Il y a encore beaucoup de travail et beaucoup de fruits dans la vigne du Seigneur. Ne la laissons pas à ceux qui la captent et font de la religion une machine de pouvoir, car, comme le dit le prophète Ésaie, avec eux, la vigne produit des raisins puants de violence. (Es 5, 1-7) 

    Prenons soin du patrimoine de Dieu.

Amen

Lecture de la Bible

Matthieu 21, 33-46

33 Écoutez une autre parabole : Il y avait un propriétaire qui planta une vigne ; il l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir à raisin et bâtit une tour de garde. Ensuite, il loua la vigne à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand vint le moment de récolter le raisin, il envoya ses serviteurs vers les vignerons pour recevoir sa récolte.
35 Mais les vignerons saisirent ses serviteurs, battirent l'un, assassinèrent l'autre et tuèrent un troisième à coups de pierres.
36 Le propriétaire envoya d'autres serviteurs, en plus grand nombre que la première fois, mais les vignerons les traitèrent de la même façon.
37 Finalement, il leur envoya son fils en pensant : “Ils respecteront mon fils.”
38 Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent entre eux : “Voici l'héritier ! Allons, tuons-le et nous aurons son héritage !”
39 Ils le saisirent donc, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.

40 Quand le propriétaire de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? » demanda Jésus.
41 Ils lui répondirent : « Il mettra à mort sans pitié ces criminels et louera la vigne à d'autres vignerons, qui lui remettront la récolte au moment voulu. »

42 Puis Jésus leur dit : « N'avez-vous jamais lu ce que déclare l'Écriture ? “La pierre que les bâtisseurs ont rejetée est devenue la pierre d'angle. C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est une chose admirable à nos yeux !”

43 C'est pourquoi, ajouta Jésus, je vous le déclare : le règne de Dieu vous sera enlevé pour être confié à un peuple qui en produira les fruits. [
44 Celui qui tombera sur cette pierre s'y brisera ; et si la pierre tombe sur quelqu'un, elle le réduira en poussière.] »

45 Les chefs des prêtres et les pharisiens entendirent les paraboles de Jésus et comprirent qu'il parlait d'eux.
46 Ils cherchèrent alors un moyen de l'arrêter, mais ils eurent peur de la foule qui considérait Jésus comme un prophète.

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