Le dévoiement du religieux

Culte du 2 juin 2019
Prédication de Brice Deymié

Vidéo de la partie centrale du culte

Je voulais parler ce matin du dévoiement du religieux, de cette dérive à laquelle on assiste aujourd’hui et qui peut prendre des formes très violentes. Nous pourrions même nous demander si le religieux ne porte pas en lui les racines de son propre dévoiement. L’homme ou des hommes s’arrogent le droit de parler au nom d’une divinité. Ils interprètent les temps passés pour orienter l’avenir. Ils organisent l’irruption de l’irrationalité au sein d’un monde rationnel. Le monothéisme en particulier porterait en lui les racines de l’intolérance ou de la violence à en croire Marc Augé dans un article au journal le Monde où il écrit que à l’opposé du paganisme qui tente d’unir l’homme et son milieu, les monothéismes: “arrachent l’individu au réseau de relations qui le constituaient, l’établissent comme entité singulière en face du Dieu qui l’a créé comme il a créé tous les hommes.” Cet arrachement créerait selon Marc Augé les racines de la violence monothéiste.

On peut donc honnêtement se demander si tout système religieux ne conduit pas, soit à la folie, soit au totalitarisme, soit les deux à la fois.

J’ai conscience que c’est un peu provoquant de se demander si le religieux est la source d’un bien présent, ou s’il va conduire l’homme ou le monde à sa perte ? Ce n’est pas qu’une figure rhétorique que je propose ici, ce n’est pas qu’un effet d’annonce. Il faut absolument que, nous, les religieux de tous bords, nous nous posions honnêtement la question.

Nous parlons souvent de Dieu comme d’un être supérieur dont le rôle est de combler un manque. Comme si l’homme était un être imparfait et qu’il cherchait dans la religion le moyen de sa complétude. Comme si une totalité préexistait à notre être et que Dieu était le moyen de retrouver une plénitude perdue. Bien souvent nous croyons qu’il existe au-delà du monde une totalité que nous devons retrouver et la religion permettrait de retrouver cette unité. Les croyants seraient tous des orphelins de l’unité perdue.

Et si Dieu était autre chose que l’unité du monde, unité perdue et fantasmée. Et si Dieu n’était pas la continuité parfaite de notre monde imparfait. Je suivrais volontiers la trace d’Emmanuel Lévinas qui dit que le dévoiement du religieux c’est l’incapacité radicale de sortir Dieu du monde. Maintenir Dieu dans le monde à tout prix pour mieux s’en servir à des fins humaines. Les religions auraient-elles peur de laisser une ouverture à l’absolument autre ? L’absolument autre qui fait peur parce que l’on ne peut pas le circonscrire, parce qu’il échappe à toute définition, parce qu’il est plus exigeant que rassurant. On dit : Dieu est transcendant, ce qui signifie qu’il n’y aucune commune mesure entre lui et notre monde, il ne renvoie comme tel à aucune détermination positive qui s’énoncerait en termes d’absolue supériorité ou de perfection. Etre transcendant ne signifie donc pas être infiniment supérieur mais simplement être “incommensurable à” “d’un ordre absolument autre que”.

Et si Dieu ne comblait pas un manque originel, mais au contraire, creusait en nous le manque : c’est ce manque qui nous construit et non sa satisfaction ?

La dérive possible du religieux vient du fait que les hommes attendent souvent de la foi en Dieu qu’elle comble une satisfaction, les croyants seraient à la recherche d’une unité perdue et donc d’une proximité avec Dieu qui peut en faire un despote dangereux.

Je vous propose, pour éclairer ces propos, le texte biblique qui relate l’épisode du veau d’or en Exode 32, versets 1 à 20. Le peuple d’Israël est en route pour la terre promise dans une traversée du désert dont l’objectif est sa mise en liberté. Le peuple a du mal à quitter l’esclavage. Libéré par Dieu, il a tendance à regarder en arrière. Dans le désert il se trouve en trop grande insécurité matérielle et spirituelle. Moïse est monté sur le mont Sinaï pour recevoir les tables de la loi de Dieu. Le peuple profite de l’absence de Moïse pour demander à son frère de construire un dieu qui puisse marcher devant eux.

A la lecture de ce texte de l’Exode 32 : 1-20, on voit bien que la demande du peuple est clairement celle d’avoir un dieu à la portée de la main. Une divinité qu’il comprenne parce qu’il pourra la voir et dans laquelle il peut projeter toutes ses images de grandeur, de pouvoir, de certitude. Dieu, c’est tout ce que je ne suis pas mais que j’aspire à être. Course effrénée vers un toujours plus. La construction de ce veau est moins un péché qu’une erreur d’interprétation fondamentale sur Dieu. Le peuple ne comprend pas bien que Dieu ne veut pas se donner à voir mais à lire. Les tables de la loi que Moïse apporte n’ont pas de valeur en tant qu’objet mais parce qu’elles contiennent une parole. L’espace de la parole va s’opposer à l’espace du veau. Ce veau qui est une sorte de puissance totale sans interprétation mais qui se veut rassurante. Moïse va successivement détruire les tables et le veau qu’il donne à boire au peuple.

Il y a une œuvre musicale particulièrement éloquente sur la question, c’est l’opéra de Schönberg: Moïse et Aaron. C’est une mise en scène remarquable du contraste dramatique entre Moïse et Aaron. Ces deux personnages, selon Schönberg, représentent l’impossibilité de concilier la pureté et la dureté du message divin, avec les exigences du peuple, avec son besoin de donner corps à l’idée, de se former une image, de ce qui, par nature, ne peut pas être représenté : l’idée monothéïque dans toute sa pureté. Moïse défend l’amour de l’idée pure et transcendante et Aaron l’amour du peuple et son besoin de proximité avec son Dieu.

Dans l’acte III de l’opéra de Schönberg, Aaron est conduit en chaînes devant Moïse qui lui reproche d’avoir fait erreur, d’avoir perdu la pensée sur son chemin et de ne plus vivre que dans l’univers de ses images. “Ainsi, tu conquis le peuple non pour l’Eternel, mais pour toi”. Aaron se défend en répliquant: “Pour sa liberté, pour qu’il devienne un peuple” mais Moïse conteste absolument cette justification et dit qu’en construisant ce veau, Aaron a frustré le peuple de sa vraie liberté et de la libre disposition de soi. Le peuple adore des dieux, eux-mêmes soumis à une loi supérieure et tenus de faire ce que d’autres exigent. Le Dieu que Moïse apporte avec les tables de la loi est un Dieu absolu, inconcevable, tenu par rien, ni par des prières ni par des sacrifices. Moïse finit par libérer Aaron de ses chaînes pour qu’il vive libre s’il en est capable.

Rappelons-nous que l’opéra de Schönberg a été rédigé au moment où l’Allemagne et une partie de l’Europe sombre dans l’idéologie nazie. Schönberg nous dit ici que pour échapper à l’emprise du totalitarisme, il faut placer ses espoirs dans le sursaut ultime d’une liberté absolue toujours capable, comme le pensait les prophètes, d’inverser le cours de l’histoire. Le veau d’or est construit sur une absence : celle de Moïse d’abord, mais surtout celle de Dieu. Le veau d’or, c’est la volonté de confondre dans une même entité Dieu et Moïse, rendre présent et visible ce qui ne l’était qu’à moitié. Le veau d’or veut annuler la distance entre Dieu et les hommes. Annuler la liberté de chacun: celle de Dieu qui donne librement à Moïse les tables, et la liberté de Moïse qui les reçoit librement. Il reçoit librement cette parole qui s’adresse à son intelligence. Cette distance, on peut la nommer transcendance, transcendance qui s’oppose à l’immanence de l’idole. Du tout fait, d’un dieu extension de notre propre monde. Le spirituel ne se donne pas comme une substance sensible mais par l’absence. L’absence et le manque qui posent l’homme dans une situation presque héroïque de l’homme adulte qui mesure sa propre faiblesse disait Emmanuel Levinas.

Pour revenir à mon propos de départ, et pour éviter que le religieux s’égare sur des routes incertaines, osons affirmer que Dieu ne comble en rien le désir de l’homme de dépasser sa propre condition ou de posséder je ne sais quelle certitude sur l’au-delà. Nous devons absolument contester l’attitude humaine qui consiste à se prendre pour Dieu, ou son représentant, et qui nous fait souvent prendre des statues pour Dieu lui-même. Le peuple demande à Aaron de lui faire un dieu qui marche devant lui, mais il est certain que ce veau là ramerait le peuple tout droit en Egypte et en esclavage. Esclave d’une pensée qui se donne dans l’image et une vérité pré-mâchée et déjà interprétée. Si l’on vous dit votre Dieu c’est cela en montrant une statue de veau, se superposent alors pour nous des images qui évoqueront la force, la virilité, l’obstination et, puisqu’il est en or, un côté précieux. Mais toutes ces images nous sont imposées de l’extérieur. Il en va différemment si l’on vous dit: votre Dieu est parole, il est verbe et mouvement. Ce que dit Moïse, dans l’opéra de Schönberg, s’adressant au peuple c’est qu’il sera perdu s’il renonce au désert : “Dans le désert, dit Moïse, vous êtes invincibles”. Le renoncement au désert c’est bien abandonner l’idée du manque pour se satisfaire à bas prix de quelques vérités toutes faites que des marchands de religieux sont prêts à vous vendre.

Le désir non satisfait est vécu comme une frustration. Il faut donc soit satisfaire notre désir, soit faire en sorte de ne plus désirer. C’est à peu près les deux options retenues par nos sociétés modernes. Cependant, le désir non satisfait me semble fondamental dans notre rapport à Dieu et dans le fait d’accepter l’idée du manque structurant. Pour Sartre, par exemple, la réalité humaine n’existe pas d’abord pour manquer ensuite de ceci ou de cela, elle existe d’abord comme manque. Le manque n’est donc pas un vide, ou une défaillance, ou quelque chose qui marquerait une incomplétude fondamentale, mais il faut le comprendre de manière dynamique. Du fait de ce manque, la réalité humaine est ouverture vers une transcendance, vers ce qu’elle n’est pas. Et évidemment il faut qu’il y ait manque pour qu’il y ait désir. Parler de désir c’est parler de l’être, d’un être qui ne soit ni plein ni auto-suffisant.

Emmanuel Levinas dans Totalité et infini parle de ce désir de l’invisible, de ce désir métaphysique, de ce désir de l’Autre, grand A, qui n’est pas comme le désir de quelque chose qui nous manque mais dont nous pourrions nous satisfaire un jour. Le désir, dont parle Levinas, c’est le désir de l’altérité absolue et, comme il le dit, ce désir là n’est pas une aspiration au retour vers un paradis perdu mais le désir “d’un pays étranger à toute nature, qui n’a pas été notre patrie et où nous ne nous transporterons jamais », surtout ajoute Lévinas, un désir “que l’on ne saurait satisfaire”. Le Désir est désir de l’absolument autre. En dehors de la faim que l’on satisfait, de la soif qu’on étanche et des sens qu’on apaise, notre foi désire l’Autre par-delà les satisfactions, sans que, par le corps, aucun geste ne soit possible pour diminuer l’aspiration, sans qu’il ne soit possible d’esquisser aucune caresse connue, ni inventer aucune caresse nouvelle. Désir sans satisfaction qui, précisément, entend l’éloignement, l’altérité et l’extériorité de l’Autre” (Totalité et infinie p.23).

Ceci implique d’abord qu’entre Dieu et l’homme existe une distance irréductible et que, d’une certaine façon, le religieux n’est pas là pour combler mais pour creuser. Nous allons donc au temple ou à l’église pour être nourri de notre propre faim de Dieu et non pour remplir notre être de divinité émotionnelle immanente à la manière du veau d’or ou pour que l’on nous dise que Dieu pense ceci, que Dieu est ceci, que la vérité est là et non ailleurs, bref ce religieux dévoyé où l’on tente à tout prix de réduire la distance.

Ce que dit Levinas implique aussi que le religieux est le lieu par excellence de l’altérité. Il est découvert de cette altérité puisqu’elle repose sur un manque jamais comblé. L’expérience religieuse est d’abord l’expérience de l’altérité, expérience vivante qui dépasse toute conceptualisation. Nous allons donc aussi à l’Eglise, au temple, pour découvrir cette altérité, parce que cela devrait être le lieu par excellence de cette découverte. Nous devons le revendiquer haut et fort dans le monde d’aujourd’hui qui est celui de la distance comblée. Ce qui est magnifié et célébré, c’est l’autre, dans son désir mimétique qu’il a à vouloir me ressembler ou à ressembler à telle ou telle structure connue et répertoriée, et non l’autre dans sa totale étrangeté. La découverte ou la redécouverte de l’altérité radicale devrait donc être la tâche à laquelle nous devrions nous atteler, théologiens, religieux, croyants. Il faudrait pour cela quitter la posture qui consiste à dire d’une part que le monde ne se suffit pas à lui-même et qu’il a besoin de Dieu pour lui donner son sens ultime mais, d’autre part, faire de Dieu le garant de vérités que l’on assène au monde. D’un côté, ouverture à une transcendance et, de l’autre, enfermement dans un système de pensée immanente où Dieu devient simplement l’adjuvant de notre raison défaillante.
Dieu ne comble pas une faiblesse inhérente à l’humain. Comme le dit Sophie Nordmann dans son livre “Phénoménologie de la transcendance” à propos de la création, “La création ne renvoie pas à un don d’être mais à une privation, une privation d’auto-suffisance” (p.22).

Je voudrais terminer en évoquant ce qui pour moi est l’expression même du Christianisme, ce qui en fait toute sa force, son énergie, son dynamisme, sa perpétuelle nouveauté: c’est le matin de Pâques, lorsque les femmes se rendent au tombeau après la mort du Christ pour aller embaumer le corps, ce qu’elles n’ont pas pu faire car il est mort pendant le shabbat. Elles se rendent au tombeau, dans la version de l’évangile de Marc, en se demandant qui allait leur rouler la pierre. Quand elles arrivent, elles trouvent le tombeau vide, la pierre est déjà roulée, le corps de Jésus n’est plus là. La résurrection, le sommet de la foi chrétienne se dit par une absence, une négation: il n’est pas là. A la place du corps, il y a un ange qui leur dit: “il vous précède en Galilée”.

On peut toujours essayer de remplir le tombeau par toutes nos vérités religieuses, par nos certitudes morales et intellectuelles, en faire un lieu de pouvoir et d’adoration mais, une nouvelle fois, nous construirions un veau d’or. Ce texte dit de manière sublime que notre désir se projette toujours vers une complétude impossible à avoir. La foi dans Jésus ressuscité, c’est, à la fois, assumer notre contingence d’homme et, à la fois, vivre pleinement de notre désir d’être. Comme le disait Sartre “le désir manque d’être mais il poursuit l’impossible et il ouvre ses possibles au monde”.

Amen

Lecture de la Bible

Exode 32/1-20
1 Le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne ; alors le peuple s'assembla autour d'Aaron et lui dit : Lève-toi, fais-nous des dieux qui marchent devant nous, car ce Moïse, cet homme qui nous a fait monter du pays d'Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé.
2 Aaron leur dit : Défaites les anneaux d'or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les moi.
3 Et tous (les gens du) peuple se défirent des anneaux d'or qui étaient à leurs oreilles et les apportèrent à Aaron.
4 Il reçut l'or de leurs mains, le façonna avec le burin et fit un veau en métal fondu. Puis ils dirent : Israël ! Les voici tes dieux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.
5 Lorsqu'Aaron vit cela, il bâtit un autel devant lui et s'écria : Demain, il y aura fête en l'honneur de l'Éternel !
6 Le lendemain, ils se levèrent de bon matin, ils offrirent des holocaustes et présentèrent des sacrifices de communion. Le peuple s'assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour se divertir.
7 L'Éternel dit à Moïse : Va, descends ; car ton peuple, que tu as fait monter du pays d'Égypte, s'est corrompu.
8 Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite ; ils se sont fait un veau en métal fondu, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices et ils ont dit : Israël ! Les voici tes dieux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.
9 L'Éternel dit à Moïse : Je vois que ce peuple est un peuple à la nuque raide.
10 Maintenant laisse-moi ! Ma colère va s'enflammer contre eux, et je les exterminerai ; mais je ferai de toi une grande nation.
11 Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit : Pourquoi, Éternel, ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte ?
12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes et pour les exterminer de la surface du sol ? Reviens de l'ardeur de ta colère, aie du regret au sujet du malheur de ton peuple.
13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en faisant un serment par toi-même : Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, je donnerai à votre descendance tout ce pays dont j'ai parlé, et ils en hériteront pour toujours.
14 Et l'Éternel regretta le malheur dont il avait déclaré qu'il frapperait son peuple.
15 Moïse s'en retourna et descendit de la montagne, les deux tables du Témoignage à la main ; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de part et d'autre.
16 Les tables étaient l'œuvre de Dieu et l'écriture était l'écriture de Dieu, gravée sur les tables.
17 Josué entendit la voix du peuple, qui poussait des clameurs, et il dit à Moïse : il y a un bruit de guerre dans le camp.
18 Il répondit : Ce n'est ni le bruit d'un chant de victoire, ni le bruit d'un chant de défaite ; moi, c'est un bruit de chanson que j'entends.
19 Comme il approchait du camp, il vit le veau et les danses. La colère de Moïse s'enflamma ; il jeta de ses mains les tables et les brisa au pied de la montagne.
20 Il prit le veau qu'ils avaient fait et le brûla au feu ; il le réduisit en une poussière qu'il éparpilla à la surface de l'eau et fit boire les Israélites.

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