Le bon grain avec l'ivraie

Matthieu 13:24-30

Culte du 16 février 2020
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Vidéo de la partie centrale du culte

Dans cette fiction, Jésus met en scène une histoire agricole pour nous parler de ce qu’il appelle : le royaume des cieux. Il y a beaucoup de personnages dans cette petite parabole : les serviteurs, les moissonneurs, un ennemi et un semeur; le royaume des cieux est semblable à ce semeur : cet homme qui a semé de la bonne semence dans son champ.

C’est donc dans l'action de l’homme que se trouve le royaume des cieux. En tout cas, ce royaume est semblable à une action humaine jugée bonne par Dieu et par les hommes, car qui dit bonne semence de blé dit bonne farine et qui dit bonne farine dit bon pain. Mais alors, quel est cet homme ennemi, comme le décrit le texte, qui vient quand le maître et tous ses serviteurs dorment, pour jeter de la mauvaise semence ? Le mal, ici, n’est pas une mauvaise fortune, ni un esprit mauvais, mais bien une action humaine jugée mauvaise par Dieu et par les hommes, car, qui dit ivraie mélangée au blé, dit mauvaise farine et qui dit mauvaise farine, dit maladie des hommes.

Que vient semer l’ennemi au milieu du blé ? Il vient semer de l’ivraie, c’est-à-dire de la mauvaise herbe. Dans la Bible, la mauvaise herbe est une appellation générique pour parler de toutes les plantes qui investissent les cultures ou les friches : les ronces, les épines, les chardons et les broussailles. Toutes ces mauvaises plantes sont, dans la Génèse, présentées comme des signes de la malédiction qui pèse sur Adam à la sortie du paradis. À cause de la faute d’Adam, le sol est maudit et, selon l’oracle de Dieu, ce sol maudit produira : des chardons, et des broussailles, et c’est à la sueur de son front qu’Adam mangera du pain. (Gn 3, 18-19)

Il est question de la vie des hommes dans cette parabole agraire, car semer et récolter de quoi faire du pain est l’image même de l’action de l’homme pour sa survie.

Cette ivraie plantée au milieu des blés est une plante fourragère qui permettait de nourrir les animaux. Mais cela ne suffit sans doute pas à incriminer cette graminée dont les épis imitent ceux du blé.
C’est peut-être l’étymologie qui peut nous éclairer sur les raisons de l’aversion que provoque l’ivraie chez tout agriculteur qui plante du blé à l’époque de Jésus.
Ivraie vient du latin ebrietas, ivresse. Et dans le texte grec de Matthieu, le mot est ζιζανιον. Autrement dit: division, ou zizanie.
Cette graminée appelée ivraie, ou, lolium, était en fait régulièrement infectée par un champignon qui, ingéré à haute dose, était très toxique pour l’homme, provoquant des nausées, des vertiges, des convulsions. On connait les effets de l’ergot de seigle sur les populations du Moyen âge en Europe, et l’on imagine ce que pouvait être la peur des consommateurs de pain de l’époque de Jésus quand ils soupçonnaient que les épis de blé avaient été mêlés à des épis d’ivraie. Il existe des écrits sur le blé et l’ivraie, dans l’Antiquité, qui nous montrent le pouvoir de nuisance de cette herbe folle.

Le médecin du IIème siècle av. JC, Galien, parle de l’ivraie en ces termes :
« Quand l’année a pris un mauvais tour, l’ivraie pousse à foison dans le blé, et comme les paysans négligent de l’éliminer soigneusement au moyen de cribles spéciaux, vu la faible quantité totale de blé récolté, et les boulangers pareillement pour la même raison, aussitôt bien des gens souffrent de maux de tête » ( Galien, VI, 553 Kühn)
Ainsi, par peur de manquer de volume de grain, les moissonneurs et les boulangers les plus négligents évitaient de retirer l’ivraie du bon grain. Pourtant, juste un neuvième de farine d’ivraie dans la farine de blé suffisait à empêcher la pâte à pain de lever. Le poète Virgile appelle d’ailleurs l’ivraie : infelix lolium, c’est à dire la malheureuse ou stérile ivraie.
Tout bon agriculteur du temps ferait donc comme le pensent les serviteurs : ils arracheraient l’ivraie avant qu’elle n’envahisse le champ de blé entier.

Pourtant, le semeur de bon grain leur dit : laissez croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson.
Même dans la mémoire populaire de ce passage biblique, on retient toujours qu’il faut séparer l’ivraie du bon grain, alors que cette parabole va à l’encontre ce cette mesure de bon sens. C’est au moment de la moisson que sera arrachée l’ivraie.
Pourquoi, dans cette parabole, prendre le contre-pied de ce qui se pratiquait de plus sage, et qui aurait pu faire sens pour les auditeurs ?

Les auteurs de l’explication de la parabole, eux-mêmes n’ont pas pu résister à la tentation de prôner l’élimination impitoyable de l’ivraie. Voici ce qui est écrit, quelques versets plus loin, dans le chapitre 13 : le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les fils du Royaume ; la mauvaise herbe, ce sont les fils du Mauvais ; l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable ; la moisson, c'est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. Ainsi, tout comme on arrache la mauvaise herbe pour la jeter au feu, de même en sera-t-il à la fin du monde. Le Fils de l'homme enverra ses anges, qui arracheront de son royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal, et ils les jetteront dans la fournaise ardente ; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Que celui qui a des oreilles entende !

De ce commentaire se dégage une très forte odeur de règlement de compte à l’encontre de ceux qui n’ont pas reconnu Jésus comme le Messie, et l’on croirait, à l’entendre, que ses auteurs ont mangé un peut trop d’ivraie dans leur pain. Cette ivresse de condamnation ne cadre pas avec le ton très calme de la parabole, dans laquelle il est urgent d’attendre.

Je me permettrai ici de proposer une autre interprétation de cette parabole en m’appuyant sur la lecture inspirée de notre baptisée d’aujourd’hui. En lisant ce texte, Justine a écrit : dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, on trouve une image vraiment belle, à savoir que Dieu, dans son plan d’amour, laisse croître ensemble le bon grain et l’ivraie. Donc il a confiance dans les hommes et les femmes pour se réformer.

En effet, on ne retrouve aucune velléité de condamnation dans la parabole de l’ivraie. Et c’est même cette douceur qui en fait tout l’intérêt. Pas de diable, pas d’anges vengeurs, pas de fournaise, mais un arrachage méthodique qui, au moment des moissons, débarrassera le bon blé de ce qui risquait de le corrompre. Et si l’on tient compte du fait que le verbe qui est traduit par arracher peut aussi, un peu plus loin être traduit par recueillir, ramasser, récolter (συλλεγω), on s’éloignera encore un peu plus de la violence d’une sanction pour s’approcher d’un autre message : le semeur est responsable du champ tout entier, avec la bonne et la mauvaise semence, quand bien même ce serait un « homme ennemi » qui serait venu semer la mauvaise.

Entre la parabole et son commentaire, la différence est anthropologique. L’homme selon la vision du commentaire est l’homme adamique du paradis, débarrassé de tout mal mais aussi de toute liberté, alors que la parabole de Jésus prend en compte une humanité corruptible parce que libre. Si la semence qui est jetée dans le champ est la parole de Dieu, alors la façon de la faire germer en soi-même dépend de celui qui la reçoit. Il peut en faire du bon pain ou de la zizanie.
Il est intéressant de voir que le piège de la parabole se referme sur les commentateurs qui ont voulu fixer une fois pour toute le dogme de la culpabilité de l’homme qui ne reçoit pas le Fils de Dieu. Ils se posent en juges, alors que la parabole laisse précisément ouverte cette question et ne condamne pas le champ tout entier sous prétexte qu’il s’est laissé envahir par un pseudo blé. La vraie crainte du maître semeur, ce n’est pas que le blé ne soit pas pur, c’est que ses serviteurs, à vouloir trop le bien, n’arrachent en même temps le bon grain et l’ivraie, et ne fassent ainsi le mal avec les meilleures intentions du monde. Car la différence est si ténue entre l’action bonne et la mauvaise, qu’il faut parfois du temps pour juger et départager l’une de l’autre. Attendre que la plante se déploie complètement est donc la façon la plus sure pour ne pas confondre la bonne et la mauvaise.

Où sommes-nous dans cette parabole ? Sommes-nous ces serviteurs, qui, à vouloir être zélés, arrachons le blé avec l’ivraie sans attendre que le temps et la croissance dans la foi fassent leur oeuvre ? Nombreux sont ces serviteurs d’église qui, au titre de leur ancienneté dans la foi, croient pouvoir juger de la foi des autres. Ils propagent malheureusement autour d’eux une religion de la pureté qui est un contre témoignage pour l’Évangile. Et ce faisant, ils font fuir les plus honnêtes chercheurs de Dieu qui savent à quel point le bien et le mal se côtoient dans le coeur de l’homme. Servir ainsi Dieu, en se comportant comme des gardiens de la bonne doctrine, c’est avouer son manque de foi en Dieu qui peut tout en tous et qui s’adresse à chacun dans le secret des paradoxes de la vie humaine.

Sommes-nous comme ce maître semeur qui fait confiance au temps de Dieu ? Il faut l’espérer, car c’est ainsi que Jésus a fait lui-même confiance à Dieu. Mais contrairement à lui, nous ne connaissons ni le jour ni l’heure de la moisson. Seul Dieu et celui qui est mort dans la foi connaissent ce jour.

Sommes-nous les moissonneurs, qui on la dure charge de trier entre le blé et l’ivraie ? Cette place de moissonneur est une espérance, toujours devant nous. Nous ne pouvons pas décider d’être les moissonneurs, à moins de nous prendre pour Dieu. Ce rôle de moissonneurs nous est peut-être donné dans la reconnaissance, donné quand nous vivons des moments aussi importants qu’aujourd’hui où nous accueillons deux personnes dans le coeur desquelles la parole de Dieu, en croissant comme une plante, a provoqué une conversion, une nouvelle naissance. Ces temps de moisson sont des moments exceptionnels où le temps de Dieu rejoint le temps des hommes. Un temps de grâce, immérité.

Mais peut-être que dans cette parabole, nous sommes le champ lui-même. Ce champ que décrit si bien Racine quand il écrit : Mon Dieu, quelle guerre cruelle, je trouve deux hommes en moi : L’un veut que, plein d’amour pour toi, mon coeur te soit toujours fidèle ; L’autre, à tes volontés rebelle, Me révolte contre ta loi. ( Jean Racine, Plainte d'un chrétien sur les contrariétés qu'il éprouve au dedans de lui-même )

Ces deux hommes ne seraient-ils pas, à la fois, celui qui vient, de jour, semer la bonne semence et celui qui, de nuit, vient semer la zizanie ?

Accueillir la parole de Dieu ne nous empêche en rien d’accueillir toutes les autres paroles du monde. La division ontologique dont parle Racine en paraphrasant l’épître aux Romains n’est peut-être pas, au bout du compte aussi radicale que le croyait l’apôtre Paul. Peut-être ne faut-il pas être aussi pessimiste à l’égard de l’humanité et se dire que nous sommes comme ce champ, ensemencé par un semeur qui espère en nous le meilleur pour ce monde, mais aussi sujet à recevoir tout ce qui est du monde, toutes ces plantes adventices, qu’on n’appelle plus guère « mauvaises herbes », mais que l’on commence à regretter, car les voir encore dans nos prairies, montre qu’il y a de la vie, de la diversité, de l’inattendu. N’existe-t-il pas une association dont le nom est : « nous voulons des coquelicots »?

L’homme ne vivra pas de pain seulement, dit ailleurs l’Écriture. Dans la parabole de l’Ivraie, l’homme ne vivra pas de pureté seulement. Car l’homme n’est l’homme que lorsqu’il est confronté au choix, au corruptible, au paradoxe, à l’impur, à l’imparfait, au temps, à la chair, à la chute toujours possible. Plutôt que nous encourager à être l’homme paradisiaque, qui ne risque rien, cette parabole nous invite à accepter d’être l’homme libre qui risque sa vie en se confrontant aux contradictions du monde.
Si les rangs de blé sont trop droits et trop réguliers, si aucune herbe folle ne vient troubler sa croissance, alors l’homme n’est pas un homme : il est alors un ange.

Aujourd’hui, nous avons baptisé Justine et nous accueillons Juliette, toutes deux ont cheminé avant de voir germer, un jour, un grain de blé qui était tombé dans leur terre et qui dormait là jusqu’à ce qu’une pluie bienfaisante le fasse sortir d’où il était planté. Des serviteurs trop zélés les auraient peut-être jugées d’avoir tant attendu, des moissonneurs mal intentionnés les auraient peut-être exclues de la moisson par impatience. Leur humanité nocturne aurait pu les décourager de continuer à croître comme un champ où se mêlent les bons et les mauvais choix, les bons et les mauvais moments, les confiances et les doutes. Mais le Maître des semailles, lui, n’aurait jamais pu désespérer d’elles. Et c’est cette conviction qui les a amenées toutes deux au baptême. C’est notre vie tout entière que Dieu aime inconditionnellement, pas un idéal de vie impossible à atteindre, pas une vie angélique, mais la vie tout entière, avec les bons épis et les inévitables épis de la zizanie. Dans la résurrection que Dieu nous offre, c’est le champ tout entier de notre humanité qui est sauvé.

Que l’eau du Baptême pleuve sur votre champ, vivez cette vie avec confiance, malgré la zizanie, Dieu séparera lui-même le bon grain de l’ivraie.

AMEN

Lecture de la Bible

Matthieu 13/24-30

24 Il leur proposa une autre parabole et il dit : Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé de la bonne semence dans son champ.
25 Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie au milieu du blé et s'en alla.
26 Lorsque le blé eut poussé en herbe et donné du fruit, l'ivraie parut aussi.
27 Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire : Seigneur, n'as-tu pas semé de la bonne semence dans ton champ ? D'où vient donc qu'il y ait de l'ivraie ?
28 Il leur répondit : C'est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent : Veux-tu que nous allions l'arracher ?
29 Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé.
30 Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier.

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