L'amour ne périt jamais

Culte du 1 janvier 1938

Culte à l'Oratoire du Louvre

1e janvier 1938
« L'amour ne périt jamais »

Culte présidé par le pasteur Wilfred Monod


Accès direct à la lecture biblique, cliquer ici
Accès direct au texte de la prédication, cliquer ici


L'amour ne périt jamais. 1 Corinthiens XIII, 8

Prédication

Mes frères, quel souhait de Nouvel an vous apporter ? La Bible est remplie de vœux magnifiques ; ils s'en dégagent pressés, rapides, lancés vers le ciel, comme les bulles d'air hors de l'eau gazeuse.

Mais le langage même de l'Écriture sainte est devenu inintelligible à des centaines de millions d'hommes. En m'exprimant ainsi, je ne songe pas aux multitudes païennes, encore plongées dans les ténèbres de la désespérance et qui ont emprunté à la civilisation occidentale, non les Béatitudes évangéliques, mais les bombes d'avion, tueuses d'enfants. Non, je ne pense pas aux foules asiatiques, lorsque j'affirme, posément, que le langage de la Bible est devenu inintelligible à des millions de créatures humaines. je pense aux foules déchristianisées de l'Europe. Sur notre continent, des pays entiers rejettent l'idéal évangélique ; supposez qu'un plébiscite fût organisé, librement, sur le territoire compris entre les monts Oural et l'océan Atlantique ; imaginez qu'on posât une seule question à tous les adultes hommes et femmes : Faut-il recourir à l'esprit du Christ pour, abolir l'alcoolisme, la misère et la guerre ? - serions-nous bien certains de ne point déclencher la sinistre acclamation que le Messie lui-même semble avoir prévue dans la parabole des mines : « Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous ! »

Pensez-vous que j'exagère ? Hélas ! l’Église elle-même quelquefois, à notre époque, paraît méconnaître l'originalité de son pathétique message : « Dieu a tant aimé le monde... » On entend dire, aujourd'hui, dans des paroisses où fleurit une piété sincère, soit dans les milieux conservateurs, soit dans les milieux révolutionnaires : « Assez de sentimentalisme ! La guerre entre classes et entre nations est déchaînée ! Le vin une fois tiré, il faut le boire, quand même ce vin deviendrait du sang... comme à la Table sacrée. »

Chose plus grave encore ; on commence à prêcher, dans la chrétienté, un Dieu qui n'est plus celui de l'Évangile, le Dieu d'une pitié sainte, amour qui veut consumer le péché, mais compassion qui veut sauver le pécheur, - non plus le châtier seulement, comme le Dieu de Moïse ou de Mahomet, ce Dieu auquel rien ne résiste quand il punit de peines éternelles ses propres créatures. On prêche un Dieu qui ne voudrait plus courir au-devant du fils prodigue et repentant, car il serait découronné de sa véritable gloire, adorée par l’Église apostolique : « Dieu est Amour. »

Telles étant les circonstances, j'ai la conviction de servir vos âmes en vous apportant aujourd'hui cette parole divine : « L'amour ne périt jamais. » C'est plus qu'un souhait, heureusement, c'est une affirmation inébranlable. Il m'est arrivé déjà de prêcher sur cette parole immense, le 1er janvier ; mais, en la reprenant, j'ai l'impression de formuler une vérité neuve, tellement elle est obscurcie à notre époque ; tellement j'ai l'impression, en formulant cette affirmation inspirée, de remonter un torrent débordé, un courant sauvage de brutalité démoniaque et d'infernale dureté.

Et quand bien même, dans la présente assemblée, mon message resterait sans écho profond dans certains cœurs, la douleur que j'en éprouverais - (non pas chagrin de vieillard, mais de chrétien) - me fortifierait dans la certitude sereine et surnaturelle de prêcher l'Évangile authentiquement évangélique, l'Évangile du Dieu souffrant pour sauver, « jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix. »

« L'Amour ne périt jamais. »

Devant l'éblouissement d'une pareille pensée, les yeux de l'esprit se referment aveuglés ; tamisons cette lumière en nous arrêtant, d'abord, à l'idée simplifiée : « L'amour ne vieillit jamais. »

Pourquoi ? Il appartient au domaine des réalités spirituelles, celles qui échappent à la rouille qui ronge, au lichen dévorateur, à la morsure du temps. C'est le domaine où la valeur des choses ne s'exprime pas en termes de quantité, mais en termes de qualité. Tout ce qu'on pèse et tout ce qu'on mesure, est sujet à l'altération, à la décrépitude ; les astres eux-mêmes s'éteindront un à un, comme des cierges à bout de souffle dans une chapelle de village ; sur notre planète ridée, crevassée, des montagnes ont disparu par usure, et le massif des Alpes s'aplanira sous le rabot persévérant des pluies, des vents et des glaces.

Et ce n'est pas seulement la changeante nature, objet du savoir humain, qui vieillit ; c'est le savoir lui-même qui vieillit avec son objet. Un homme de science faisait naguère enlever, d'une bibliothèque publique, tous les ouvrages de chimie qui comptaient plus de dix ans d'âge.

La nue érudition n'a pas de force vitale. Les 85.000 mots de tel dictionnaire encyclopédique ne sont qu'un terne amas ; les quatorze lignes d'un sonnet ont un élan capable de jeter bas tout ce rempart de papier. Car, avec le poème, nous sommes sur le terrain de l'invention, de l'énergie créatrice. Les psaumes de David, les paraboles de Jésus, restent jeunes, à cause de leur splendeur poétique et religieuse ; tandis que les livres de piété du moyen-âge (qui sont d'hier ! pourtant) nous donnent souvent une impression de vétusté.

Eh bien ! ce qui est vrai de l'art, est plus vrai encore de l'amour. Si l'art défie le temps, l'amour, à plus forte raison, ne vieillit jamais.

C'est au VIe siècle avant l'ère chrétienne que vivait aux Indes le Bouddha ; mais sa pitié pour les créatures monte encore jusqu'à nous, comme un pénétrant arôme, à travers les manuscrits jaunis et les archaïques légendes ; sa compassion embaume toujours, vingt-six siècles plus tard, nos âmes occidentales... « L'amour ne vieillit jamais. »

Saint François d'Assise l'ami des pauvres, saint Vincent de Paul, l'ami des enfants trouvés, sont encore populaires et vénérés dans notre démocratie libre-penseuse ou athée ; et cela, non point à cause de leur foi (qui paraît surannée à beaucoup de nos contemporains), mais à cause de leur charité... « L'amour ne vieillit jamais ! »

Songez à l'influence acquise, à Paris, par ces disciples du pasteur Wesley qu'on nomme les salutistes. Pourtant, quand leurs uniformes bizarres apparurent pour la première fois dans les cafés de nos boulevards, quels éclats de rire, ou quelles explosions de colère ! Aujourd'hui, toutes les portes s'ouvrent devant « l'Armée du salut », parce qu'elle incarne l'idéal d'une charité militante, parce qu'elle a pitié de la femme et de l'enfant, parce qu'elle recherche les sans-foyer qui grelottent sous nos ponts, au ras de l'eau.

« L'amour ne vieillit jamais. » On en a toujours l'usage ici-bas ; c'est une denrée qu'on place à coup sûr, sans instituer des voyageurs de commerce, chargés de la recommander à des clients parfois récalcitrants. Oh ! la charité, la pitié, la miséricorde, l'amour, sont toujours de saison ; une créature humaine privée de toute marque de sympathie ou de compassion agonise dans le dernier cercle de l'Enfer.

Mais il faut rendre pleine justice à la parole de saint Paul. Il n'a pas dit seulement qu'on aura toujours besoin de la charité, ou que l'amour ne vieillit jamais. Il a dit, en réalité : « L'amour jamais ne périt. »

Pesez cette assertion hardie. Ou bien elle n'offre aucun sens ; ou bien elle signifie qu'en aimant, l'individu s'immortalise.
En effet, la charité l'élève, peu à peu, sur un plan supérieur de l'âme, où il vit d'une vie élargie, plus intense, plus rayonnante, créatrice et rédemptrice à la fois, où il se possède lui-même dans la mesure où il se donne, où il s'affirme en s'oubliant, où il trouve sa personnalité en la perdant - pour parler avec l'Évangile. Et c'est là le signe de la régénération.

Or celle-ci, qu'est-elle autre chose que l'épanouissement de la véritable humanité dans un homme, la naissance en lui du Christ, l'incarnation en lui de l'Esprit saint ? Écoutez l'apôtre Jean : « Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons les frères. Celui qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. »

On donna lecture de ce passage au vénéré pasteur J. Viénot, vers la fin de la longue maladie qui nous l'enleva. - Mon précieux collègue déclara, très ému « Il faut peser chaque terme ; c'est une pilule d'or on doit la prendre à petites doses. » Dans une autre occasion, après avoir entendu l'hommage lyrique de saint Paul à la charité, le patient ajouta : « Tout l'Évangile est là. »

Et l'Évangile apporte le salut ; de l'amour on peut déclarer ce que l'écrivain sacré affirme du Christ - « Il est le même hier, aujourd'hui, éternellement. »

Donc, mes frères, au début de cette année nouvelle, qui déjà nous entraîne dans son tourbillon, prenons la décision ferme et sereine de vivre hors du temps.

Aimons ! tout est là. Or, cet amour qui ne périt jamais est à la portée du plus humble, du plus affairé. L'apôtre a pris soin de nous rassurer à cet égard. Relisez son hymne à la charité ; méditez-le chaque dimanche, au cours de l'an nouveau : vous découvrirez que la charité n'est pas une vertu miraculeuse, qui enlève brusquement ses rares élus sur un char de feu ; - ce n'est point l'art mystique de balbutier le langage des anges ; - ni l'extase du prophète ; - ni la puissance prodigieuse du déracineur de montagnes ; - ni l'abnégation surhumaine de l'inspiré, qui distribue en aumônes tous ses biens ; - ni l'héroïsme du martyr qui entonne « Alléluia ! » dans l'âcre fumée d'un bûcher qui le consume...

La charité, c'est la patience, la bienveillance, la bonté candide et généreuse qui ne connaît ni l'envie, ni la présomption, ni l'orgueil ; qu'aucune injustice ne rebute, que n'irrite aucune ingratitude, et dont la douceur ne surit jamais au centre même de l'expérience la plus amère. On pourrait presque dire que la charité, ainsi définie, c'est la bonne humeur, au sens génial ou même divin du mot : la science prestigieuse, l'art surnaturel, de rendre heureux son prochain le plus proche.

Comment acquérir un tel savoir ? On l'obtient, chose admirable, par le désir même de le posséder. « Ceux qui ont faim et soif de la justice, ceux-là seront rassasiés. » La nostalgie d'aimer se traduit en prière. Une telle espérance, une telle ambition, en réalité, c'est un acte de foi. Dès lors, vouloir aimer, c'est aimer déjà ; se proposer d'allumer la clarté de l'amour dans le milieu familial, c'est déjà l'illuminer. Croyons au rayonnement de l'âme, éclairée par l'Esprit qui dissipe les ténèbres.

De même que la lumière se propage plus vite que le son, de même nos intentions pures agissent plus loin, et plus rapidement, que les paroles imparfaites ou les actes inhabiles par lesquels nous essayons d'exprimer notre sentiment. Vouloir aimer, vouloir assainir, purifier, embellir l'atmosphère du foyer domestique, c'est déjà la pénétrer d'un parfum non pareil, malgré la gaucherie de nos manifestations extérieures.

Une pensée d'amour, même non remarquée, (ou hélas ! mal interprétée), une pensée d'amour intense, fidèle, persévérante, finit par créer autour d'elle un climat, c'est-à-dire une ambiance favorable à l'épanouissement de certaines fleurs, à la maturation de certains fruits. Une exquise détente finit par se produire dans les relations mutuelles, une tiédeur bénie fond de vieilles glaces ; et le cœur aimant est peut-être le seul à connaître le secret de ce printemps inattendu : il a concentré de la chaleur solaire.

Ne voulez-vous pas, dès aujourd'hui, tenter pareille expérience ? Les souhaits de Nouvel an, les vœux fraternels, les présents d'amitié, marquent la voie à suivre ; ces paroles d'encouragement, ces gestes de bienveillance, pointent vers un large horizon ; ces rites intimes et familiaux, ces démarches de sociabilité, ces actes qui paraissent un peu officiels, enveloppés de banales convenances, tout cela, quand on est sincère, prend figure de symbole, tout cela est plein de justes pressentiments.

Objecterez-vous que les circonstances ne s'y prêtent point ? Je reconnais leur aspect extraordinaire et menaçant. Par exemple, en Allemagne, 141 Pasteurs, mes collègues dans le saint ministère, sont emprisonnés pour avoir tenu tête à un État qui persécute l’Église. En France, d'autre part, la semaine dernière, j'ai célébré ici un service funèbre, après la mort d'un diacre honoraire de l'Oratoire ; le catafalque resta vide, car la grève des transports publics empêcha d'amener la dépouille mortelle au sanctuaire, puis au cimetière.

Mais les circonstances insolites ou dramatiques de l'heure actuelle exigent, précisément, un réveil de la charité individuelle. Elle sera pour nos cœurs une consolation, une protestation. Si la compassion, et même la bonté, ne perdent pas toujours leurs droits sur un champ de bataille, à plus forte raison devons-nous, même dans cette période sévère, inhumaine (qui n'est en réalité ni la guerre, ni la paix) utiliser les détails les plus infimes, les occasions les plus modestes, l'incident le plus banal, en faveur de la charité. Quand elle existe en l'âme, elle sait employer les plus simples signes pour se communiquer. Dans l'orchestre social rien n'est trop maigre, ni trop mesquin, pour servir d'instrument au souffle patient ou passionné de l'amour ; un « bonjour » ou un « merci », un sourire ou un regard, peuvent suffire à la charité pour s'exprimer. Et puis quand surviennent les épreuves décisives, les crises noires, les catastrophes, alors, sur les grandes orgues de la souffrance, l'amour se déploie sans mesure. Travaillé par la torture physique ou morale, celui qui aime offre encore sa douleur à ceux qu'il aime.

Écoutez l'apôtre : « Ce qu'il reste à souffrir au Christ jusqu'à la fin du monde, je l'achève en ma chair pour l'amour de l'Eglise qui est son corps. » Et Jésus, au Calvaire, succomba en pardonnant à ses bourreaux.

 

Pour aller plus loin

  • Wilfred Monod, Voir Jésus, 1939, recueil de 8 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre avant-guerre (lire sur notre site)
  • A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire sur notre site)

Lecture de la Bible

Première épître aux Corinthiens, ch. XIII (traduction Segond 1910)

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. La charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s’irrite point, elle ne soupçonne point le mal, elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. La charité ne périt jamais. Les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connaissance disparaîtra. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie, mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité ; mais la plus grande de ces choses, c’est la charité.