La fabrique des ennemis

Luc 6:27-36

Culte du 25 août 2019
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Vidéo de la partie centrale du culte

    « Aimez vos ennemis … Soyez magnanimes, comme votre père est magnanime ». 

    Voilà un commandement qui nous pose bien souvent problème. Comment aimer ses ennemis ? 

    Est-ce même légitime d’aimer ses oppresseurs ? Où est la justice quand l’ennemi devient aimable ? 

    Ce texte de l’Évangile aurait dû interdire toute guerre de religion à travers l’histoire du christianisme, et surtout celles qui ont opposé des chrétiens à d’autres chrétiens. 

    Ce commandement aurait dû empêcher le roi catholique Charles IX en 1572, de décider le meurtre des chefs Protestants et plus tard, de laisser faire le massacre du 24 Août qui ensanglanta les eaux de la Seine. 

    Aujourd’hui, commémoration de ce jour terrible pour Paris et qui fut suivi de cinq autres jours aussi terribles dans les provinces de France, ce déferlement de violence apparait encore, quoiqu’en puisse expliquer la chronologie des faits historiques, une énigme. 

    En effet, comment, entre le 18 Août 1572, date du mariage de Marguerite de Valois avec Henri de Navarre et le 24 Août, date du massacre, les catholiques et les protestants présents à Paris ont-ils pu devenir des ennemis mortels au point qu’un véritable génocide ait lieu ? 

    Bien sûr, il y avait eu trois guerres avant cela, qui avaient opposé les deux partis. Mais de pacte de paix en négociations diplomatiques, on avait fini par vouloir une concorde en allant jusqu’à la célébration d’un «  mariage mixte », pour lequel le pape lui-même n’avait pas donné de dispense. Il avait donc fallu braver un interdit de taille, preuve qu’on cherchait à toute force la concorde. Le jour des noces, le roi et ses frères avaient donné une représentation théâtrale avec Henri de Navarre et les gentilshommes protestants dans une pièce montrant la concorde retrouvée entre les deux camps et la clémence du roi à l’égard de tous ses sujets, protestants ou catholiques. On avait fait la fête ensemble sans plus de méfiance. 

    Pourtant, une semaine plus tard, les mêmes ne pensaient qu’à en découdre. D’abord après l’attentat qui blessa l’amiral de Coligny, les gentilshommes protestants avaient programmé de se venger, puis, les catholiques entourant le roi avaient voulu tuer tous ceux qui pourraient s’en prendre au roi et avaient décidé de liquider préventivement tout risque de rébellion des protestants en organisant le meurtre des chefs huguenots, pourtant hôtes du roi et logés dans le Louvre ou dans le Faubourg Saint Germain. 

    Le Christ dit, selon l’Évangile de Luc : « aimez vos ennemis ». 

    Mais qu’est-ce qu’un ennemi ? À partir de quand, l’autre, celui avec lequel on pouvait cohabiter sans plus de difficulté devient un ennemi ? 

    Par quel mécanisme fabrique-t-on un ennemi ? 

Dans une communication sur la notion d’ennemi dans le Proche Orient Ancien, le bibliste Dany Nocquet montre comment se construit la figure de l’ennemi. Et l’on se rend compte, que la façon de faire n’a pas vraiment changé entre ces temps très anciens, le temps où vécut le Christ, le temps où vivait Gaspard de Coligny et le temps où nous vivons. 

    Dans les textes de l’Égypte ancienne, par exemple, l’ennemi est l’étranger, puisqu’il représente le peuple voisin, celui qu’il faut combattre et si possible envahir. 

    L’ennemi est toujours méchant, tortueux, traitre et rebelle. Dans ces textes égyptiens, c’est la nature mauvaise des ennemis qui les fait conspirer contre le pouvoir du pharaon. Cette conception sert les intérêts du pouvoir dominant et permet de justifier une politique expansionniste pour les Égyptiens. Comme le pharaon a une fonction de garant de l’ordre cosmique, les ennemis sont ceux qui troublent cet ordre en résistant à sa souveraineté. Ils sont donc ennemis du roi, mais aussi du cosmos. Ils troublent l’ordre politique, mais aussi cosmique. L’ennemi appartient à la fois à l’ordre politique, humain, et à l’ordre religieux, divin. Dans cette idéologie, combat mythique et champs de bataille sont donc indissociables.

    Dans le monde assyrien, l’ennemi (nakrûtu) est celui qui ne fait pas ce qu’il faut : il viole le pacte tissé avec le roi d’Assour et il oublie sa bonté passée. Et dans le même temps, il fait ce qu’il ne faut pas faire : il ment, il complote. Très souvent les grandes puissances qui envahissent les petits royaumes se présentent comme leurs bienfaitrices et prétendent leur faire une grâce en traitant avec eux dans des pactes de paix, oubliant que les peuples asservis y perdent quand même leur liberté. Quand les rois des royaumes asservis, les vassaux, se rebellent et tentent de faire valoir leur droit, ils sont traités de traîtres, de rebelles, de méchants. 

    L’ennemi est donc une figure construite dans un but d’hégémonie et de vassalisation de peuples jugés inférieurs à la grande puissance. 

Lisons ce que dit Assourbanipal au VIIème siècle av. J-C :

« Après cela, tous les rois que j’avais désignés ont brisé les serments jurés avec moi ; ils n’ont pas gardé les accords jurés par les grands dieux ; ils ont oublié que je les avais traités avec douceur et ils ont conçu le mal ( complot). Ils ont parlé de rébellion et ils sont venus, entre eux, à une décision impure…. 

(cylindre de RASSAM : rapport de campagne contre une coalition des rois de Tyr, de Juda ; ANET 294-5)

    De même, deux jours après la Saint Barthélémy, le roi Charles IX justifiait sa décision : « tuez-les tous, et qu’il n’en reste aucun pour me le reprocher » en disant devant le parlement de Paris : qu’il avait usé du « glaive que Dieu lui avait mis entre les mains à la conservation des bons , vengeance et extermination des méchants ». Lui aussi présenta les protestants comme les méchants, sans se souvenir qu’un attentat avait bien failli tuer leur chef et qu’ils avaient des raisons de ne plus avoir confiance dans le pouvoir du roi. Catherine de Médicis, pour sa part,  racontera que Coligny, ayant choisi de se comporter en rebelle à l’autorité royale, il était donc légitime de l’empêcher de nuire. Elle dit de lui qu’il se comportait en « voisin » dans le royaume plutôt qu’en sujet du roi. Il était donc devenu « étranger » .    

    Le même mécanisme est manifeste ici. Le parti protestant avait une puissance et une autonomie qui lui permettait de lever une armée et, comme Coligny le souhaitait ouvertement, de venir en aide aux protestants des Flandres qui se battaient alors contre le roi d’Espagne. Cette façon de se comporter sans se soumettre au roi de France revenait à trahir le roi et son pouvoir. Les protestants de France étaient déjà vus comme des étrangers, du moins comme des personnages étranges. En effet, si politiquement on les rapprochait des conjurés de Suisse, partisans d’une république, leurs usages religieux donnaient lieu à toutes sortes de rumeurs : comme ils ne pouvaient pratiquer leur culte que la nuit, on les accusait de s’adonner à des pratiques occultes et on les disait, dans certaines provinces de France, les sujets du roi Hugon, figure diabolique qui faisait peur aux plus crédules. De là, peut-être le nom de huguenots choisi comme sobriquet par leur détracteurs. Ainsi étaient-ils ennemis de l’État, mais aussi de Dieu. On retrouve ici les mêmes arguments que dans les écrits politiques les plus anciens.

    L’ennemi, quand il est extérieur, est l’autre négatif, la face sombre du monde. Il légitime, par sa vilénie, la guerre et la conquête et il participe à construire l’identité nationale d’un peuple contre un autre. Il marque les contours du peuple civilisé, supérieur, capable de dominer les autres. Le combat contre l’ennemi, est donc l’imitation de l’oeuvre divine d’ordonnancement du cosmos contre le chaos. Massacrer les protestants revenait pour le peuple de Paris à purifier la nation de ceux qui troublaient la belle unité nationale.    

    La particularité de l’évènement de la Saint Barthélémy est que l’ennemi, d’habitude extérieur, était ici intérieur, puisque les protestants massacrés ce jour-là étaient français, mais pourtant vus comme des étrangers. 

    La dimension européenne de la Réforme y est sans doute pour beaucoup dans cette perception, et l’amiral de Coligny est un exemple de ces protestants contraints par l’histoire de se tourner vers d’autres contrées que la France pour trouver des alliés. 

    On voit mal dans ce contexte comment l’amour des ennemis aurait pu avoir cours. Bien sûr quelques personnes catholiques de bonne volonté se montrèrent charitables et cachèrent des protestants qui leur étaient proches pour leur épargner une mort violente. Mais dans la grande majorité des cas, la rage des Parisiens fut une terrible oeuvre collective, mue par la haine et la peur de l’autre.  

    Il existe une autre voie pour traiter la question de l’ennemi, c’est celle, plus individuelle, de la sagesse. On parle alors d’ennemi intérieur. 

    Et dans des écrits très anciens on retrouve le même appel à la magnanimité que celui que Jésus lance à ceux qui l’écoutent. 

    En effet, au niveau individuel, on trouve, dans les sagesses du Proche Orient ancien, des proverbes qui invitent chacun à ne pas user de représailles contre les ennemis. 

Comme par exemple ce texte issu de la collection de Proverbes datant de l’époque Perse sous Sargon II à la fin du deuxième millénaire avant J-C :  « Confronté à une dispute, va-t-en, ne t’en occupe pas ! Si la dispute te concerne, éteins ce qui s’enflamme! Car la dispute est une fosse grande ouverture, un mur instable qui ensevelit son ennemi. On se rappelle ce qu’un homme a oublié et on l’accuse ! À ton adversaire ne rends pas le mal ; à celui qui te fait du tort, fais du bien en échange ; à ton ennemi laisse la justice se faire ; laisse ton oppresseur se réjouir à ton sujet et s’il te jalouse, fais-lui des largesses ».

    On retrouve ici le même discours que celui de Jésus. Et cela répond à une autre logique que la logique politique. Il n’y a plus ici de dimension collective, mais une relation entre deux personnes. Et le moyen de sortir de la haine et des représailles, c’est de s’en remettre à Dieu car lui seul établit la justice. L’ennemi est ici aimé au nom de Dieu. Il est celui que Dieu aime autant que soi-même. Puisque « Dieu est bon pour les ingrats et pour les mauvais » comme il est dit dans l’Évangile de Luc, qui serai-je pour juger l’autre et distribuer les sanctions ? 

    Évidemment, l’on imagine ici la dimension intérieure de l’ennemi. C’est ici le prochain, celui avec lequel on vit chaque jour, celui qui partage la même culture, la même langue, le même Dieu. Les méchants pourront argumenter en disant que le commandement ne vaut que pour ceux-là. 

Mais comment la sagesse de chaque individu pourrait-elle agir au niveau des états ? Le commandement d’aimer ses ennemis ne vaut-il pas toujours uniquement pour des individus ? Aujourd’hui, notre monde est ouvert, pluriculturel et la mixité est partout. Il est donc nécessaire d’entendre ce commandement sans en cacher l’exigence. L’ennemi, l’autre que tu construis comme adversaire parce qu’il est différent, Dieu te commande de l’aimer et de lui faire du bien quand il t’a fait du mal.  Qu’il soit hors de tes frontières ou qu’il soit dans ton cercle proche. 

    Mais combien de sagesse faut-il pour y parvenir ? 

L’Ecclésiaste ne dit-il pas lui-même : « aucun homme n’est assez juste sur terre pour faire le bien sans pécher ». ( Ecclésiaste, 7, 20)

    Pourtant Jésus demande à ses disciples de ne pas rendre le mal pour le mal et de casser le cercle infernal de la violence en se montrant magnanime comme Dieu est magnanime. Cette voie est difficile sans doute, car elle nécessite de renoncer à une justice de la rétribution pour entrer dans une autre logique, celle de la construction d’un avenir durable.    

    Alors, dans cette perspective, quelle réparation est possible après un génocide ? Quel avenir commun est envisageable après une guerre civile ? 

    Comment d’ennemi qu’on était en vient-on à se considérer comme voisin pacifique ou comme concitoyen ? 

    C’est le défi que se sont donnés à eux-mêmes de nombreux peuples de par le monde aujourd’hui après des situations guerres civiles : l’Afrique du sud, le Rwanda, l’Irlande et d’autres encore auxquels vous pensez sans doute. Mais c’est vrai aussi pour les guerres entre états, à partir du moment où ils se donnent ensemble un espace commun à habiter pacifiquement. La construction européenne a permis la réconciliation entre la France et l’Allemagne par une décision de faire de l’étranger un proche. 

    Peut-être que vivre ce commandement d’amour des ennemis est-il possible en ouvrant une voie entre mémoire et oubli. 

    Mémoire, comme nous le faisons aujourd’hui, afin de rester vigilants sur notre avenir politique et pour rester attentifs au respect de ce qui est autre pour nous mais qui a sa place dans notre espace commun. Non pas une mémoire de martyr, qui brandit la violence passée comme justification identitaire, mais comme celle de témoin d’une histoire qui puisse nous aider à tendre vers la sagesse et interdire tout recommencement de la violence. 

    Mémoire, donc, mais aussi oubli. 

    Oubli des affronts, des outrages du passé, en hommes et femmes d’un temps nouveau, ouverts à l’écriture d’une autre histoire avec les descendants des ennemis du passé. 

    C’est cette voie, sans doute, entre mémoire et oubli que Gaspard de Coligny, dont nous fêtons cette année le cinq centième anniversaire nous a montré dans ce testament qui lui est attribué et qui veille comme une bénédiction au chevet de ce temple : " J’oublierai bien volontiers toutes choses qui ne toucheront que mon particulier, soit d’injures et d’outrages, pourvu qu’en ce qui touche la gloire de Dieu et le repos public, il puisse y avoir sûreté ".                          

Amen

Lecture de la Bible

Luc 6/27-36
27 Mais je vous dis, à vous qui écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous détestent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous injurient.
29 Si quelqu'un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un te prend ton vêtement, ne l'empêche pas de prendre aussi ta tunique.

30 Donne à quiconque te demande, et ne réclame pas tes biens à celui qui les prend.

31 Ce que vous voulez que les gens fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux.
32 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l'équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer. Votre récompense sera grande et vous serez fils du Très-Haut, car il est bon pour les ingrats et pour les mauvais.

36 Soyez magnanimes, comme votre Père est magnanime.

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