Job ou la poétique de l'épreuve

Job 1:6-12 , Job 2:1-10

Culte du 15 mars 2020
Prédication de Béatrice Cléro-Mazire

Prédication écrite pour le culte du 15 mars 2020, annulé à cause de l'épidémie COVID-19.


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            Job est assis sur la cendre. Signe de son repentir et de son abnégation devant Dieu. Sa femme a beau lui dire de maudire son Dieu, rien n’y fait. Job demeure fidèle dans l’épreuve.
            Le livre de Job est sans doute le livre qui traverse le mieux toutes les frontières de langues, de cultures et de convictions. Job est le personnage le plus universel de la Bible. « Dans tout l’Ancien Testament, il n’y a pas une figure que l’on approche avec autant de confiance, de franchise et de soulagement humain que Job, parce que tout est si humain en lui, parce qu’il se trouve aux confins de la poésie », écrit Sören Kierkegaard dans la Reprise. Quand Dieu lui-même est présenté de façon partiale par les auteurs bibliques, Job, lui, est l’homme auquel chacun peut s’identifier. « Si Job est une fiction de poète, si jamais il n’y a eu d’homme qui ait ainsi parlé, je m’approprie alors ses paroles et j’en prends la responsabilité. » écrit encore Sören Kierkegaard.
            Job n’est pas un Israélite : il vient d’une contrée qu’on apparente à Edom ; il ne peut donc pas être considéré comme le champion d’une religion particulière. Il est le « craignant Dieu », celui qui observe les préceptes de fidélité à l’égard d’un Dieu infiniment plus puissant que l’être humain.
            La théologie du livre de Job est essentiellement théiste. Le Dieu de Job est à l’origine du monde, il y intervient, et semble en rester le maître. En revanche, le livre de Job n’est pas d’un livre déiste, comme certains commentateurs ont voulu le laisser croire, car la figure du diable et les pratiques religieuses y sont présentes. Job pratique les sacrifices d’expiation pour ses fils et il se repend sur la cendre comme dans les religions abrahamiques. Le livre de Job est donc religieux. Mais d’une religion qui critique de l’intérieur le religieux.
            Étrange croyant que ce croyant-là. Étrange livre que ce livre-là. Tout y est dérangeant, agaçant quoique d’une sincérité absolue.
            D’abord il y a ce Dieu qui indique Job à l’Adversaire ; l’Adversaire est ce procureur qui semble accuser Dieu lui-même de n’être pas assez puissant pour être aimé toujours de ses fidèles. Le Satan joue le rôle de tentateur de la puissance de Dieu. Par deux fois, il va éprouver Job. La première fois en s’en prenant à ce qui lui est cher, et la deuxième à sa patience propre. Dieu n’aurait-il pas pu cacher Job aux yeux de ce rôdeur qui cherchait une proie ? Mais non, comme un naïf ou comme un vaniteux, Dieu indique le juste et tente l’Adversaire en lui présentant la vertu de Job.
            Et puis, il y a la réaction de Job, face à la perte de ses enfants : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté, que le nom du Seigneur soit béni. » Est-ce là la fidélité et la foi ? Est-ce ce Dieu-là qu’il faut aimer ? Mais Job aime son Dieu et ne veut pas se rebeller contre son créateur.
            Et enfin, il y a la deuxième fois, le défi dangereux, l’orgueil des puissants qui veulent savoir jusqu’où tiendra le faible. Et dans cette deuxième épreuve, seule la vie sera laissée à Job. Mais n’est-ce pas pire encore ? Job, dans son cri de souffrance, ne tardera pas à demander la mort. A ce jeu macabre, vont succéder les interventions des « amis » de Job. Chacun à sa manière, veut régler le sort de Job. Tous cherchent à introduire de la morale dans le malheur. Job doit bien avoir quelque chose à se reprocher. Son cri vers Dieu l’accuse. Il est rebelle à la toute-puissance divine. Sans doute est-ce une circonstance aggravante.
            « Dieu veut-il le malheur du juste ? »  semble être la question que pose le livre de Job. Pourtant, à aucun moment la réponse n’y est donnée. Job se saura jamais pourquoi il a tant souffert : « Ainsi j’ai parlé, sans comprendre, de choses qui me dépassent et que je ne connais pas ».
            Mais cette fable cherche-t-elle réellement à répondre à la question du mal ?
            L’ironie du livre de Job, c’est de réduire la souffrance humaine à un défi entre deux personnages transcendants, qui, par le fait même qu’ils jouent, les rend plus enfantins et plus naïfs que n’importe lequel des humains avec lesquels ils jouent.
            Pourtant, c’est le fait même que lecteur soit tenu informé de ce jeu qui rend le livre de Job poétique. Car si, comme Kierkegaard, nous pouvons aisément nous identifier à Job, alors cette connaissance du « dessous des cartes » de l’infini, nous place, comme êtres humains, dans le rôle de jouets du destin. Et la question que pose le livre n’est alors plus la même. La situation de Job n’est plus celle de l’homme qui souffre, mais plutôt celle de l’homme qui éprouve sa foi à la brûlure de la souffrance.
            Job ne joue pas. Il éprouve la douleur, le cri dans le désert, l’expérience de l’abandon. Il ne tombe pas dans le piège diabolique que lui tend la division fondamentale de l’homme entre raison et foi, il ne cherche pas à rationaliser son malheur. S’il avait le loisir de le faire, il ne souffrirait déjà plus. Cette sincérité est ce qui sépare Job de ses amis. En décalage complet avec la souffrance vécue de Job, les amis cherchent des raisons, des équilibres entre faute et sanction, des secrets inavouables qui expliqueraient que Job soit ainsi pris à parti. Les « amis » de Job sont diaboliques, leur attitude est celle qui consiste à faire de Dieu un tyran et à utiliser ce tyran contre leur prochain. Par bien des côtés, leur vision de Dieu est blasphématoire. Ils semblent tous savoir les raisons de Dieu, ils sont pleins d’orgueil et de véhémence à l’égard de l’homme déjà à terre.
            Où est l’amour du prochain ? Où est l’amour de Dieu ?
N’est-ce pas la tentation de tout croyant que de croire que parce qu’il croit en Dieu, il connaît aussi les raisons divines ? N’est-ce pas là l’orgueil du croyant dont parle si bien la prière du Notre Père quand elle demande à Dieu : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Car qui est à l’abri de cette tentation de faire de Dieu son arme, sa justification et son jouet ?
            Job est juste en cela qu’il ne sait pas pour Dieu, mais qu’il garde confiance dans l’alliance qui le lie à lui. Sören Kierkegaard, toujours dans La Reprise, pointe cet honneur de Job à se tenir devant Dieu dans sa souffrance. Il écrit: « Job maintient sa prétention qu’il a raison. Il témoigne par là du noble courage de l’homme qui connaît sa condition ; en dépit de ses infirmités de sa vie rapidement flétrie comme celle des fleurs, il est en effet grand par sa liberté ; il possède la conscience que Dieu même ne peut lui enlever, bien qu’il la lui ait donnée. De plus, Job maintient sa prétention de telle manière qu’on voit en lui l’amour et la confiance assurés que Dieu peut fort bien tout expliquer pourvu qu’on lui parle directement ». La voilà la dimension poétique de Job. Le malheur qui s’abat sur lui n’est pas le mal en général. La souffrance qu’il éprouve est son épreuve personnelle, celle qui le place seul devant Dieu. Que pourraient comprendre à tout cela ses « amis » ?
            Ils sont nombreux les Jobs dans notre monde, et plus nombreux encore ces pseudo-amis qui voudraient régler la souffrance en invoquant la vertu. Mais la souffrance d’un homme n’est pas celle d’un autre, elle se joue entre lui et lui-même et parfois entre lui et Dieu. Cette intimité de la souffrance la rend incommunicable, à tel point qu’elle finit par ressembler à la foi elle-même. Les donneurs de leçon, les gestionnaires de fautes, ne font que fuir devant la souffrance des autres, ils l’évitent, s’en écartent à dessein pour qu’elle ne les atteigne surtout pas. Le consolateur, lui, celui qui reste en silence auprès du corps douloureux de l’être aimé, sait qu’il devra porter une part de cette souffrance. Il est même là avec ce dessein : porter avec l’ami, souffrir avec lui, tout en sachant que cette souffrance n’est pas la sienne et que sur elle, il n’a aucun droit.
            Job atteint dans cette épreuve la relation entre sa finitude et l’infini de Dieu. Il est contraint d’endosser le manteau humain de son existence quand bien même il aurait foi en un Dieu qui l’aime et le crée. Job attend que Dieu lui parle, il souhaite cette expérience mystique où Dieu rencontre l’âme humaine, l’illumine d’une connaissance qui n’a rien à voir avec la raison. Dans sa « nuit obscure », semblable en bien des points à celle de Jean de la Croix, qui, mutilé par un boulet de canon et souffrant le martyre dans sa chair, expérimenta la présence de Dieu, au-delà de toute raison, au-delà de tout bien et de tout mal ; Job aura la réponse de Dieu.
            Cette réponse n’est pas la réponse au pourquoi ? posé par Job ; cette réponse n’est pas à proprement parler une réponse, mais c’est une question, qui, en étant posée avec justesse dans la circonstance,  permet de revoir d’un autre point de vue la situation de l’homme qui souffre. Où étais-tu quand je créais le monde ?
            Job s’est trompé, il a cru qu’il pourrait connaître la vérité de Dieu. Il a cru qu’il pourrait expliquer l’œuvre de Dieu. Mais Dieu le reprend, le remet à sa place, sa place d’homme. Dieu sauve Job en lui épargnant la tentation de se prendre pour Dieu en comprenant ses raisons. On pourrait dire avec révolte : « mais qu’a-t-il fait pour lui ? » Il lui a épargné la tentation que sa foi aurait pu lui tendre.
            Job ne saura jamais pourquoi il a tant souffert. Il sera seulement passé par une épreuve dans laquelle Dieu aura été présent. Même sévère avec Job, Dieu était là.
            Dans les épreuves, la foi vacille comme une flamme fragile. La maladie qui menace la vie humaine, le handicap qui épuise le courage des plus vaillants, le deuil qui remet en question l’avenir, toutes ces épreuves sont autant de lieux où notre foi peut vaciller. Revenir à Job, c’est alors redécouvrir que Dieu reprend tout et nous reprend tout entiers. Avec nos doutes désespérants, avec nos moments d’effroi, avec nos découragements devant l’épreuve, dans l’intimité de notre souffrance, Dieu nous reprend et nous tient par son éternité.
            Debout face à Dieu quand bien même nous serions à terre aux yeux des hommes, il est celui qui nous permet de nous reprendre, de nous ressusciter. Si nous croyons cela pour nous alors, faisons confiance à ceux de nos amis, de nos amours, que le malheur frappe et ne devenons pas comme les amis de Job. Il ne s’agit pas alors de moraliser sur le malheur, de chercher des arguments spécieux pour innocenter Dieu. Dieu se défendra bien lui-même au yeux de celui qui souffre. Il s’agit d’écouter la souffrance pour peu qu’elle s’exprime, sans jugement, sans chercher à gérer ni à régler ce que nous ne pouvons comprendre que de l’extérieur. Et si la souffrance ne peut s’exprimer, alors osons entrer dans ce silence du malheur. N’est-ce pas au cœur de ce silence de l’ineffable douleur que se trouve l’ineffable transcendance de Dieu ?
            Notre humanité est fragile, et il n’est écrit nulle part que ce serait facile de vivre. N’en n’avons-nous pas l’expérience aujourd’hui, où une maladie encore sans remède provoque une pandémie dont nous ne connaissons pas le terme ? Mais dans l’amour de Dieu, l’homme fragile peut trouver un vis à vis qui ne lui ment pas sur sa condition d’homme. Un vis-à-vis qui le relève dans sa dignité d’homme libre, débattant et demandant son droit. La révolte de Job était légitime ; son désespoir, l’était aussi et personne autre que lui n’était autorisé à en juger.
            Job a interpellé Dieu et ses amis ont eu peur de cette foi si pure. Ils ne savaient pas que Dieu en silence espérait en Job, son champion. Ils ne savaient pas que Dieu reprendrait toute la vie de Job et la sauverait, parce qu’il croyait en lui plus encore que Job, lui-même ne croyait en Dieu.
                                                                       AMEN.