Je leur souriais
Job 29 , Philippiens 2
Culte du 9 novembre 1941
Prédication de Wilfred Monod
Culte à l'Oratoire du Louvre

9 novembre 1941
« Je leur souriais »
Dernière prédication du pasteur Wilfred Monod avant sa mort
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« Je leur souriais, quand ils perdaient courage. »
Job XXIX, 24
Prédication
I
Mes frères,
D'après les plus modernes traductions françaises de la Sainte Écriture, ce passage semble être le seul, dans la Bible entière, où il soit question du « sourire ». Il est mis, par l'auteur du poème de Job, sur les lèvres d'un malheureux qui reste ici-bas le type de la plus noire infortune. Cet homme avait perdu, soudain, la santé, la richesse et tous ses enfants. Devant pareille catastrophe, des gens pieux mais inintelligents, essayaient d'interpréter cette calamité inouïe en la qualifiant de punition divine. Mais Job, fort de sa conscience, rejetait cette explication facile et fataliste ; indigné, il s'écria : « J'étais le père des misérables ; je leur souriais quand ils perdaient courage ! » Cela signifie : « Ils relevaient la tête à la vue de mon sourire ».
Vous n'ignorez pas le sens du terme ; il évoque un autre état d'âme que le rire ; ce n'est pas une manifestation bruyante, un éclat ; c'est un rire de deuxième zone, un sous-rire, un rire voilé, mystérieux, plein de nuances délicates et de finesse, même, il peut exprimer tour à tour des sentiments incompatibles.
Par exemple, songez au sourire énigmatique des statues de Bouddha, en Extrême-Orient ; c'est une brume translucide qui flotte sur le visage, et qui laisse deviner, mêlée à je ne sais quelle poignante sérénité, une surprise qui confine à la stupeur, une désillusion voisine de la désespérance, devant l'abîme de la souffrance et le problème inscrutable de l'univers.
Un autre sourire fameux est celui de Voltaire dans sa vieillesse, œuvre d'un sculpteur sagace ; la figure de l'écrivain satiriste semble inclinée vers la société humaine pour en détailler les ridicules, les petitesses et les vices, avec un sourire à la fois dédaigneux, moqueur, amer, où voltigent le sarcasme, le doute. Et le vieux désabusé, parlant lui-même de l'œuvre artistique du statuaire, disait « Il m'a représenté souriant ; je souris de toutes les sottises que l'on fait chaque jour »¹.
N'oublions pas un sourire plus célèbre encore ; il rayonne dans le Musée du Louvre ; le sourire d'une femme, d'une épouse, la Joconde, qui vivait au XVIe siècle. Depuis quatre cents ans, les admirateurs, par myriades, ont médité sur ce visage d'une beauté indéchiffrable ; il paraît placide, mais il se détache sur un fond d'abruptes falaises et de torrents qui bouillonnent vers l'Océan, image d'un cœur inexploré, symbole de l'âme humaine. La créature pensante et libre, à la fois sublime et pécheresse, est tourmentée par sa propre destinée de grandeur et de misère. Devant chaque individu ici-bas, la question de Pascal rejoint celle du psalmiste hébreu : « Qu'est-ce que l'homme ? Le sourire de la Joconde exprime, tout ensemble, et le repos et le rébus.
II
Et maintenant, après les trois sourires de Bouddha, de Voltaire et de la Joconde, — sourires suscités par des mondes si différents : l'univers, la société, l'âme — interrogeons celui que décrit Job le sourire qui réchauffe, réjouit, relève ; le sourire, apanage de l'homme, l'éclair presque surnaturel dont s'illumine au berceau, le visage grave du nourrisson quand il entre pour la première fois, en communion avec sa mère². Ce lever de soleil, cette aurore de la personnalité, l'animal en reste incapable. Quand la bête montre ses canines, elle devient menaçante : par quel prodige intime, la créature humaine peut-elle exprimer la bienveillance en découvrant ses dents ?
Le vrai sourire d'un homme rassure son prochain ; au lieu de préparer l'attaque, il annonce le désarmement ; il proclame la paix. Examinez, dans une gare, le sourire dont s'éclairent tous les visages pour accueillir les arrivants ; ou encore, à la promenade, admirez le sourire dont s'illuminent les yeux fatigués du grand-père ou de la grand-mère à l'approche de leurs petits-enfants !
Et le sourire n'est pas seulement bienveillance, il est satisfaction profonde ; il accompagne souvent la plus humble victoire, celle du voyageur qui pénètre dans une voiture publique, au moment où elle s'ébranlait pour partir.
Mieux encore, l'apaisement intérieur de notre moi spirituel, cet état d'équilibre et de sérénité qui enveloppe une conscience tranquille, finit par inscrire sur nos traits, les signes d'une douceur, d'une quiétude, d'une équanimité ineffables. Il semble alors qu'un secret sourire, consubstantiel à notre visage, y projette un inextinguible reflet ; tel, dans la nuit polaire, le soleil de minuit qui, silencieusement, luit sans arrêt au-dessus de la banquise.
Mes frères, ces remarques toutes simples suffisent à interpréter l'émouvante plaidoirie de Job : « Je sauvais le pauvre qui implorait mon secours, et l'orphelin qui manquait d'appui. La bénédiction du malheureux venait sur moi ; je remplissais de joie le cœur de la veuve. J'étais l'œil de l'aveugle et le pied du boiteux. J'étais le père des misérables, tel un roi au milieu de sa troupe, j'étais une consolation auprès des affligés ; je leur souriais, quand ils perdaient courage ».
Voilà un idéal que les plus jeunes, ou les plus ignorants, peuvent comprendre. Dans l'affreuse angoisse du monde actuel, si notre cœur demeurait fermé à la compassion, nous deviendrions un « cas pathologique » ; l'homme... in-humain est, en réalité, dés-humanisé [sic] ; il sort de sa véritable nature : dé-naturé, il devient un monstre. Hélas ! un pareil danger menace notre continent ; péril prophétisé dans l'Évangile parmi les signes précurseurs de la fin du monde. Voici l'avertissement du Christ : « Alors se multiplieront les trahisons, les haines, et parce que l'iniquité aura augmenté, la charité du plus grand nombre se refroidira ».
Aujourd'hui même, des centaines de millions d'hommes, sous l'averse de larmes et de sang qui fouette l'Europe, risquent de s'endurcir. La lutte personnelle et tenace pour le pain quotidien, cet obsédant combat pour le ravitaillement individuel ou familial, ce glissement vers l'existence préhistorique — (non plus « manger pour vivre » mais « vivre pour manger ») — cette chute implacable vers l'abîme du chacun pour soi, quelle tentation démoniaque ! Nous devrions, au contraire, loin de nous pétrifier, nous attendrir. Songez-y : tous les Français, maintenant, se trouvent enregistrés, sans exception, sous un numéro d'ordre particulier, afin d'assurer la circulation vitale des aliments afin d'empêcher que les plus forts puissent écarter les plus faibles — afin que le pauvre et le riche, le bourgeois et le balayeur, le manœuvre et le professeur, le paysan et l'ouvrier, forment une seule chaîne de solidarité volontaire, évoquée par le spectacle des files d'acheteurs sous la pluie ou la bise : et ces processions poignantes sont l'ébauche d'une société moins inique, moins incohérente, plus fraternelle. Telle est la signification grave et symbolique de certains spectacles de la rue, et de toutes ces mains bleuies ou rougies par le froid, serrant comme un trésor le carnet de tickets ! Oh ! le sublime sourire de Job ! mon Dieu, inspire-nous une double mesure de ton esprit !... Sur nos trottoirs, partout, des faméliques sordidement vêtus, le dos rond et le ventre creux, traînent au hasard leurs pieds errants vers l'espoir d'une soupe gratuite. Vision d'anarchie !
Décidément, je vous le déclare, si nous désirons sincèrement servir notre pays, travailler au relèvement de la patrie, l'heure a sonné, mes frères, pour chacun d'entre nous, d'envier le sourire consolateur, héroïque de Job.
⁂
D'abord, il faut le VOULOIR ; accepter cet idéal, y consentir. Nous ne sommes pas toujours orientés vers ce but. Pour s'en écarter, beaucoup de gens se réclament de leur caractère spécial ; ils se retranchent au fond d'une timidité maladive ; ou bien, ils se réclament d'un tempérament peu démonstratif ; parfois, pour expliquer un masque sévère, ils évoquent leurs idées noires, ou même une mauvaise humeur native. Pourquoi donc chercher si loin ? Malgré les exceptions dues aux penchants héréditaires, trop souvent on se borne à redouter l'effort pour sortir de sa coquille ; on trouve plus facile, en société, de s'enfermer dans l'indifférence à l'égard du voisin ; on garde un mutisme commode ; on n'ouvre la bouche que pour avaler un rare biscuit, ou bâiller ; bref, on cède à la paresse, à l'égoïsme. Ce manque d'amabilité, ou de courtoisie élémentaire, est au fond manque d'oubli de soi-même, absence de charité ; sous les dehors du silence et du sérieux, on repousse un devoir, une occasion de sympathiser avec le prochain, de secourir un frère ; on s'abandonne au moindre effort.
Ne gardons pas une physionomie fermée, une expression rigide. Quand un enfant gémit, la nuit, effrayé par un cauchemar, est-ce que sa mère, ou le médecin, lui refusent l'apaisement d'une lumière ? Or, le sourire est une clarté ; il possède le pouvoir magique de dissiper les ténèbres. Ceux qui exercent pareille grâce disposent d'une puissance quasi surnaturelle ; quand ils entrent dans une chambre, l'atmosphère change ; lorsqu'ils prennent part à une conversation, des captifs sont délivrés de leurs liens, des maudits respirent, d'inconscients démoniaques se trouvent exorcisés. Le sourire de certaines âmes propage des ondes curatives, il distribue le salut.
Une chrétienne de notre Église, une femme âgée, connue pour sa bonté rayonnante, me confia pendant sa dernière maladie, un secret. Elle m'avoua qu'elle avait toujours porté un lourd poids sur le cœur, au long de son existence. Elle confessa qu'elle n'avait jamais senti l'amour de Dieu. « Dès ma jeunesse, expliquait-elle, j'ai souvent prié avec ferveur pour obtenir l'indicible félicité d'une expérience pareille ; mais n'ayant jamais été exaucée, je compris qu'une telle révélation me serait refusée. Alors j'aссерtai ma tâche particulière. Je n'éprouvai point ici-bas, pensai-je, l'amour de Dieu ; mais je le ferai sentir aux autres ; je continuerai d'y croire et d'y rendre témoignage au nom de l'Évangile ; telle sera ma vocation. » Ma paroissienne tint ferme dans sa décision, année après année. Partout, dans les mansardes et dans les salons, dans ses entretiens intimes ou dans ses allocutions publiques, auprès des affligés, des pauvres, des infirmes, auprès des chercheurs qui hésitent, et des incrédules qui nient, elle proclama toujours, avec une douceur pénétrante, avec fermeté, l'amour de Dieu. Jusqu'au moment où, dans sa dernière maladie, qui alors lui enleva la parole en lui laissant l'intelligence, elle répéta : « Dieu est amour ».
Triomphe du sourire ! L'hymne de saint Paul à la charité fut en quelque manière une apothéose du sourire.
Pourrait-il en être autrement ? Les douteurs et les incroyants, voire les désespérés, trouvent eux-mêmes quelquefois une ligne de conduite, un principe directeur de leur existence quotidienne, dans une simple morale de la Pitié. Car enfin, que subsiste-t-il, ici-bas, pour demeurer debout, quand les systèmes philosophiques s'écroulent ; quand les dogmes religieux s'effondrent, sinon la résolution de rester bon, envers et malgré tout ?
Ô mon frère ! cela, au moins, est toujours à portée de ta main, et surtout de ton cœur. Il faut échapper, le soir, au vide effroyable d'une journée livrée au néant, parce que nous n'aurons pas accompli un seul geste bon, proféré une seule parole bonne, éprouvé un seul bon sentiment. Le royaume de la Bonté est le seul qui puisse vraiment subsister, quoi qu'il advienne. Aucune créature humaine, sur notre planète, ne peut se flatter d'acquérir immanquablement la force ou la beauté, ou la richesse, ou l'intelligence, le savoir, le talent, les joies révélatrices de l'amitié ou d'un vrai foyer conjugal ; mais toute créature humaine peut se prosterner, chaque jour, pour l'adorer, devant la flamme perpétuelle qui brûle sur l'autel de la Bonté. La « Loi de l'éclaireur » enseigne cela, précisément, à la jeunesse, dans le monde entier.
⁂
Vous répondrez peut-être vouloir sourire est une belle chose, mais cela ne suffit pas, il faut SAVOIR.
Évidemment. Là aussi, comme dans les autres domaines, l'exercice est indispensable ; on doit s'appliquer à progresser vers le but, à créer autour de soi une atmosphère : ne pas hausser la voix inutilement, fermer les portes sans bruit, fixer à la muraille des images qui étalent autre chose que des scènes de chasse, de pugilat, d'accident ou de guerre. Il est utile pour les enfants de soigner une créature vivante ; l'eau qu'on verse à une fleur la ranime et son relèvement nous réjouit ; le soin consacré à des poissons d'appartement, à un oiseau, à une ou deux bêtes familières, enseigne à un être sensible à lutter contre la souffrance, ou à diminuer la douleur ; et si même on ne réussit point à préserver l'animal contre la maladie, on développe au moins en soi une puissance émotive d'imagination qui favorise l'éclosion d'une sympathie spontanée ou réfléchie envers nos semblables.
J'appelle aussi votre attention, mes frères, sur le danger moral des conversations qui roulent sur le prochain. Vous le savez, hélas ! par expérience : deux personnes qui se rencontrent ne songent guère à parler des « choses » ou des « idées » ; elles bavardent plutôt sur « autrui » — piètre matière ! Encore si l'entretien n'était que banal, vulgaire, creux ; mais il dégénère vite en causticité, en mordacité ; c'est le dénigrement à jet continu ; on raille, on vilipende, on éclabousse, on diffame ; et l'absent qu'on déchire demeure incapable de se défendre. Ainsi, on entame sa réputation ou son crédit par derrière ; attitude aussi lâche que celle de l'infâme dénonciateur dans une lettre anonyme. Après une conversation de ce genre, sommes-nous prêts à rencontrer notre victime en lui souriant, sinon par une abjecte hypocrisie ? Et ne cherchons pas une vaine excuse, en suggérant que les faits ainsi colportés sont exacts. Non, non ! les voilà bien vite et inconsciemment défigurés ; alors la méchanceté de la médisance devient le venin de la calomnie, le poison du mensonge.
Pratiquement, pour nous exercer à la bonté, essayons, chaque jour, non pas de saisir et de profiter mais de donner ; apprenons, dans le détail, non pas à conserver mais à partager ; le but n'est point d'accumuler, mais de répartir, non d'entasser, mais de distribuer. Et cela dans le plus humble cours de la vie domestique ; là sur-tout, dans les menus incidents de l'existence en commun, sachons aider, 'prévoir, prévenir, apportons une invisible assistance avec sérénité : proférons la parole qui apaise, versons la goutte d'huile dans les rouages, empêchons une discussion de dégénérer en dispute, ou la dispute en querelle. On peut donner beaucoup par un geste, une intonation, un regard, un sourire, Oui, exerçons-nous ! Et si nous avons blessé autrui par un propos aigre ou corrosif, par une attitude vaniteuse ou injuste, n'attendons pas le coucher du soleil pour offrir nos excuses humbles et ferventes.
Allons même plus loin : « donner » est une grande chose, mais « par-donner, sur-donner, extra-donner », est un privilège plus extraordinaire ; s'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir », quelle sera donc la félicité ineffable de l'âme qui pardonne ? Elle participe à l'initiative divine ; elle pose des commencements nouveaux ; elle devient créatrice et rédemptrice ; elle partage la suprême prérogative de l'Éternel. Ne soyez pas surpris qu'il faille parfois pleurer, suer du sang, pour gravir pareille cime ; elle se dresse, comme un pic solitaire, dans l'univers des souveraines réalités spirituelles.
Dans le domaine de la répression pénale, des juges discutaient le cas d'un être buté, farouchement têtu, sauvagement violent, perpétuel récidiviste ; et le tribunal examinait les nouvelles sanctions possibles. « Nous avons tout essayé ! » déclare quelqu'un. Alors une voix s'élève, tranquille : « A-t-on essayé de pardonner ?» Quand je leur souriais, s'écrie Job, ils reprenaient courage.
⁂
Ici encore, je prévois une objection grave, à la fois mélancolique et ironique. Est-ce là, demandera-t-on, tout ce que vous offrez, du haut de la chaire chrétienne, pour entraîner l'homme vers la bonté, sourire à la manière de Job ? Vouloir sourire, c'est bien ! savoir sourire serait mieux. Mais, en définitive, l'essentiel est de POUVOIR sourire ; l'essentiel est de recevoir l'inspiration nécessaire ; cela exigerait presque un changement de notre nature, souvent mesquine et morose, une véritable régénération, une seconde naissance ; le chrétien, selon l'Évangile de Jean est un homme deux fois né.
D'accord. Le disciple du Christ reçoit de son Maître et Sauveur la capacité magnifique de sourire ici-bas, de même que le Fils de l'homme a souri au genre humain. N'a-t-il pas lui-même affirmé, sereinement, qu'il apportait à notre race égarée, triste, mauvaise, un message rayonnant, qu'Il appelait la « Bonne nouvelle », la nouvelle heureuse ? « La lumière du monde, c'est Moi ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ! » Les quatre évangiles sont des hymnes à la joie. Le Nouveau Testament, tout entier, est une explosion d'espérance. La révélation incarnée en Jésus-Christ a soulevé le voile qui dérobait le visage du vrai Dieu ; et ce fut un éblouissement.
Aujourd'hui, beaucoup de chrétiens l'ignorent, cette clarté magnifique ne parvient plus jusqu'à eux ; elle reste interceptée par l'écran d'une certaine église traditionnelle au moyen-âge, telle une vitre poussiéreuse, envahie par les toiles d'araignée. Depuis des siècles, déjà, la chrétienté a perdu la vision, précise, originale, de l'Évangile primitif. Combien de croyants sincères l'ont badigeonné en teintes lugubres ! Le Jésus de la colline des béatitudes fut trans-mué en un sombre ascète, un crucifié squelettique sur la « colline du Crâne », un perpétuel moribond cloué au pilori, un supplicié maudit des hommes, foudroyé par la colère divine, jeté en proie à la haine de Satan ; expiant le péché de l'ancêtre Adam par l'énormité, au Calvaire, de ses tortures corporelles, prédestiné avant la création à rester « en agonie jusqu'à la fin du monde », et murmurant, d'âge en âge, à chaque nouveau-né rituellement protégé par le sacrement du baptême trinitaire : « J'ai versé telle goutte de sang pour toi », afin de t'arracher aux châtiments éternels d'un Enfer qui brûlera in sæcula sæculorum.
Des millions et des millions de chrétiens, au cours de l'histoire, ont sincèrement professé une croyance de ce genre, sans même soupçonner qu'elle contredisait l'Évangile authentique, la grande nouvelle du Royaume de Dieu. Oui. sans même apercevoir la moindre lueur du sourire versé, au genre humain, par la Grâce du Père céleste, divinité jusqu'alors insoupçonnée dans la plénitude insondable de son amour saint et libérateur, de sa pitié miséricordieuse, de sa compassion rédemptrice, de sa Révélation exultante, exaltante.
Soyez-en convaincus, mes bien-aimés frères, solennellement convaincus, c'est bien le sourire d'un Dieu encore inconnu dans sa véritable essence qui, par Jésus de Nazareth, a resplendi soudain sur notre Terre. Des rayons successifs avaient annoncé l'aube, mais l'aurore n'apparut sans voiles qu'au travers du Prophète « Sauveur et Fils » qui en concentre l'éclat radieux ; c'est ainsi qu'une lentille convergente brille et brûle au moyen de son foyer de cristal. L'auteur anonyme de l'Épître aux Hébreux a décrit cette victoire progressive, ce magnifique triomphe de l'Esprit, — en des termes d'une splendeur inégalée : « Après avoir jadis, à diverses reprises, et de plusieurs manières, parlé à nos pères par les prophètes, Dieu, en ces temps qui sont les derniers, nous a parlé au moyen du Fils, qu'Il a établi héritier de toutes choses ». Le sourire triomphal de Jésus le Galiléen ! quelle merveille ! quelle indicible poésie ! quelle beauté inexprimable !
Ah ! celui-là ne s'imaginait point que l'affirmation : « Dieu est amour » se trouve répercutée par tous les échos du système solaire ou de la Voie lactée. Le monde païen était dur, implacable, lorsque l'enfant de Noël jeta son premier vagissement sous les froides étoiles. Mais cet enfantelet devait plus tard allumer, sur notre planète, l'incendie d'une affirmation insoupçonnée, si neuve que la Chrétienté elle-même n'a point réussi encore à l'explorer en totalité. En effet, alors que toutes religions acceptent l'axiome banal que Dieu est déjà connu et construisent naïvement leur dogme et leur monde sur une fondation vermoulue, l'Évangile fraie devant nous des sentiers à prolonger, en suivant les vestiges du Révélateur, vers des horizons infinis³.
Comprenez mon langage, mes frères ! Je ne prétends point que les écrivains sacrés aient décrit tel ou tel sourire du Christ, en une circonstance particulière ; mais j'affirme que les évangiles sont remplis de préceptes de Jésus qui ne pouvaient être prononcés ni accomplis sans l'accompagnement d'un sourire. Lorsqu'il s'écrie, par exemple, transporté d'une subite allégresse : « Je te loue, ô Père ! d'avoir dévoilé tes secrets aux enfants ! » — peut-on s'imaginer qu'une jubilation pareille n'éclaira point sa figure d'un brusque étincellement ? À cette minute-là, Il avait son visage de la Transfiguration.
Et ces enfants eux-mêmes, qu'on rencontre souvent dans les évangiles, aux abords du Maître doux et humble de cœur », ces enfants qu'Il appelait vers soi hors de la foule — par un signe — ces petits qu'Il baisait, qu'Il bénissait, qu'll soulevait dans ses bras, auraient-ils répondu à l'invite si l'Ami suprême n'avait pas souri en les appelant ? Ils auraient fui, épouvantés, ou bien ils auraient caché leur frayeur dans les plis de la robe maternelle.
Or l'attitude prise par Jésus envers les petits garçons et les fillettes de Palestine, est exactement celle qu'il adopta sur notre globe à l'égard de l'humanité. Il s'est comporté de telle manière que notre race a ressenti auprès de Lui une souriante influence de guérison, d'encouragement et de pardon ; de même qu'un aveugle, du fond de ses ténèbres, perçoit la tiède caresse d'un rayon solaire qui le réchauffe. Le Messie exerça une fascination unique : « Venez à moi, vous, les travaillés, les chargés, je vous soulagerai, moi : vous trouverez le repos de vos âmes ». Et encore : « Quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi ».
Depuis deux mille ans bientôt, quelle créature humaine a pu contempler sérieusement Jésus le Christ sans éprouver des effluves tonifiants, un climat nouveau, quelque chose d'analogue à l'ambiance créée dans un sanatorium par certains rayons roboratifs, soit obscurs, soit lumineux, qui pénètrent jusqu'aux moelles, avec une haleine de résurrection ?
L'âme de Jésus, insérée dans la substance morale de l'humanité, comme un sérum sauveur, a enrichi notre race d'une espérance jusqu'alors inconnue ; champion de la victoire ultime du Père dans le drame pathétique où l'espèce humaine se débat, pionnier d'un triomphe insoupçonné de l'Esprit-Saint « sur la terre comme au ciel », le Christ sera toujours davantage l'Entraîneur consacré de notre monde vers ses providentielles destinées. Déjà, chose inouïe ! (à l'époque d'un Tibère et d'un César Néron), les anges entendirent monter de notre planète ce chant surnaturel : « Courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte, les regards fixés sur Jésus, lequel, en vue de la joie qui lui était réservée, a souffert la Croix, méprisé l'ignominie, et s'est assis à la droite de Dieu ».
À cette même époque de transformation miraculeuse dans la mentalité juive, grecque et romaine, par le moyen de l'Église chrétienne — cette création printanière dans un monde suranné — le même apôtre, illuminé par l'Es-prit, s'écriait comme saisi d'extase : « Jésus peut sauver parfaitement ceux qui s'approchent de Dieu par Lui, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur ». Et saint Paul entonnait le psaume nouveau des plus que vainqueurs : « Christ est ressuscité, Il partage la puissance de Dieu, et Il intercède pour nous ».
Mes frères, ou bien nous percevons ici les échos d'un asile d'aliénés, ou bien nous recueillons les accords d'une famille spirituelle d'initiés, les reflets d'un sourire divin. Jésus a démontré qu'Il était le Rédempteur par excellence en acceptant de partager avec la race humaine l'ineffable secret de sa propre communion avec le Père... Eh bien à sa confiance imméritée en nous, répondons par la juste confiance en Lui quand il déclare sans hésitation, ayant brûlé ses vaisseaux : Ayez foi en Dieu !... », tendons-lui les bras et pleurons de joie.
Nous serons alors enrôlés dans la cohorte mystérieuse des sept mille hommes qui refusent de ployer les genoux devant Baal et Mamon ; nous appartiendrons au « petit troupeau » des âmes inconnues, ou méconnues, qui ont reçu le dépôt sacré de l'Espérance, qui prothétisent la Cité future et l'avènement de Celui qui règnera4. Par nos tentations et nos épreuves, par nos questions sans réponse et nos prières inexaucées, par nos désillusions humiliantes et nos défaites amères, par nos repentirs inutiles et par notre décisive, tragique et féconde repentance, osons nous réclamer du sourire salvateur de Jésus-Christ ainsi nous rétablirons obscurément, pour notre part, la cause de l'Esprit en apparence perdue aujourd'hui, mais promise ici-bas ou dans l'au-delà, aux revanches éternelles :
« Vous qui pleurez, venez à ce Dieu car il pleure ;
Vous qui souffrez, venez à Lui, car il guérit ;
Vous qui tremblez, venez à Lui car il sourit ;
Vous qui passez, venez à Lui, car il demeure ».
Ainsi soit-il. Amen.
Notes
- ↑ Lettre à d’Alembert, 21 juin 1770
- ↑ Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem [Commence, petit enfant, à reconnaître ta mère à son sourire. Virgile, Les Bucoliques]
- ↑ Lire T. R. Glover: Le Jésus de l'Histoire (The Jesus of History), 1916
- ↑ Note retranscription 2025 : le recueil de 1948 indique prothétiser, mais peut-être faut-il corriger le t et comprendre prophétiser.
Pour aller plus loin
- Wilfred Monod, Voir Jésus, 1939, recueil de 8 prédications avant-guerre (lire sur notre site)
- Wilfred Monod, recueil In Memoriam, "Souvenez-vous de vos conducteurs", 1948, 152 pages, 5 prédications (lire sur notre site)
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications durant l'Occupation (lire sur notre site)
Lecture de la Bible
Job, ch. XXIX, 1 à 25
Traduction Segond 1910
2 Oh ! que ne puis-je être comme aux mois du passé,
Comme aux jours où Dieu me gardait,
3 Quand sa lampe brillait sur ma tête,
Et que sa lumière me guidait dans les ténèbres !
4 Que ne suis-je comme aux jours de ma vigueur,
Où Dieu veillait en ami sur ma tente,
5 Quand le Tout Puissant était encore avec moi,
Et que mes enfants m'entouraient ;
6 Quand mes pieds se baignaient dans la crème
Et que le rocher répandait près de moi des ruisseaux d'huile !
7 Si je sortais pour aller à la porte de la ville,
Et si je me faisais préparer un siège dans la place,
8 Les jeunes gens se retiraient à mon approche,
Les vieillards se levaient et se tenaient debout.
9 Les princes arrêtaient leurs discours,
Et mettaient la main sur leur bouche ;
10 La voix des chefs se taisait,
Et leur langue s'attachait à leur palais.
11 L'oreille qui m'entendait me disait heureux,
L'œil qui me voyait me rendait témoignage ;
12 Car je sauvais le pauvre qui implorait du secours,
Et l'orphelin qui manquait d'appui.
13 La bénédiction du malheureux venait sur moi ;
Je remplissais de joie le cœur de la veuve.
14 Je me revêtais de la justice et je lui servais de vêtement,
J'avais ma droiture pour manteau et pour turban.
15 J'étais l'œil de l'aveugle
Et le pied du boiteux.
16 J'étais le père des misérables,
J'examinais la cause de l'inconnu ;
17 Je brisais la mâchoire de l'injuste,
Et j'arrachais de ses dents la proie.
18 Alors je disais: Je mourrai dans mon nid,
Mes jours seront abondants comme le sable ;
19 L'eau pénétrera dans mes racines,
La rosée passera la nuit sur mes branches ;
20 Ma gloire reverdira sans cesse,
Et mon arc rajeunira dans ma main.
21 On m'écoutait et l'on restait dans l'attente,
On gardait le silence devant mes conseils.
22 Après mes discours, nul ne répliquait,
Et ma parole était pour tous une bienfaisante rosée ;
23 Ils comptaient sur moi comme sur la pluie,
Ils ouvraient la bouche comme pour une pluie du printemps.
24 Je leur souriais quand ils perdaient courage,
Et l'on ne pouvait chasser la sérénité de mon front
25 J'aimais à aller vers eux, et je m'asseyais à leur tête ;
J'étais comme un roi au milieu d'une troupe,
Comme un consolateur auprès des affligés.
Épître aux Philippiens II, 1-13
1 Si donc il y a quelque consolation en Christ, s'il y a quelque soulagement dans la charité, s'il y a quelque union d'esprit, s'il y a quelque compassion et quelque miséricorde, 2 rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. 3 Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l'humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. 4 Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. 5 Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, 6 lequel, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, 7 mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, 8 il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. 9 C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, 10 afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, 11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.
12 Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent.
(Dans le recueil de 1948, il manque le premier verset de Job XXIX et le 13e de Philippiens II.)