Acheter un champ : quand la théologie donne du sens à l’économique et au politique

Jérémie 32:1-15

Culte du 20 juillet 2014
Prédication de pasteur James Woody

(Jérémie 32:1-15)

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Culte du dimanche 20 juillet 2014 à l'Oratoire du Louvre
prédication du pasteur James Woody

Chers frères et sœurs, à ceux qui voudraient que la religion vive isolée dans son monde, ce texte biblique offre une fin de non recevoir. Ici, ni l’économie (puisqu’il s’agit d’acheter un champ), ni le politique (puisqu’il s’agit d’agir auprès du roi dans un contexte de guerre) ne sont relégués aux marges du texte. Certes, ce n’est pas du goût du politique de l’époque, le roi Sédécias, qui a mis aux arrêts le religieux, en l’occurrence le prophète Jérémie, ce prêtre d’Anathoth qui est porteur de l’oracle divin. Mais Jérémie, bien qu’en prison, ne se laisse pas impressionner par l’intransigeance du roi et continue son action prophétique en achetant un champ, selon ce qu’il discerne de la volonté divine.

Jérémie va-t-il trop loin ? Sort-il de son champ de compétence ? Avant d’aborder les questions économiques et politiques à la lumière de ce chapitre du premier testament, il nous faut aborder cette question de la délimitation du théologique. Le théologique doit-il s’en tenir à la recherche des bons mots de la foi qui permettent d’accomplir des liturgies dans des bâtiments dédiés au culte ou le théologique est-il autre chose ? Ce chapitre de Jérémie, parce que nous le prenons au sérieux, montre que la religion entre en dialogue avec autre chose qu’elle-même. Quelle est, dans ce cas, la fonction de la religion ? Le théologien Paul Tillich se pose la même question au début de son ouvrage La théologie de la culture (pp. 14-15). Il relève tout d’abord qu’il est courant de penser que la religion ait une fonction morale. Mais c’est déjà le rôle de l’éthique. La religion ne sert donc pas à « former de bons citoyens, de bons maris, de bons enfants, de bons employés ». Deuxième tentative : la religion aurait une fonction cognitive, elle donnerait accès au savoir, par la révélation. Mais les sciences sont bien plus efficaces que la religion en matière de savoir. La troisième hypothèse qu’explore Tillich est la fonction esthétique : la religion servirait la création, elle permettrait la réalisation d’œuvres d’art. Mais, parce qu’elle a trait à la morale et à la connaissance, elle ne peut trouver sa place véritable dans la création artistique. Quatrième hypothèse, elle serait un sentiment. Mais, dans ce cas, elle n’aurait plus de lien avec la vérité, avec le sens des choses. Tillich, constatant que toute recherche d’un lieu pour la religion est vaine, conclut que la religion est sans lieu, qu’elle n’a pas besoin d’un lieu, d’un département à l’université à côté des autres disciplines. Et il ajoute : « elle est partout chez elle, c’est-à-dire dans les profondeurs de toutes les fonctions de la vie spirituelle de l’homme. La religion est l’aspect de profondeur de l’esprit humain dans sa totalité ». Paul Tillich utilise aussi le mot « sérieux » : la religion, c’est le fait de prendre la morale au sérieux ; c’est prendre la connaissance au sérieux et avoir un désir passionné pour la réalité ultime ; ou encore, c’est prendre au sérieux la création artistique pour pousser à l’infini l’expression du sens ultime des choses. Vérifions cela, maintenant, sur ces deux aspects de l’activité humaine que sont l’économique et le politique.

L’économique

Acheter, c’est de l’économie. La Bible n’est pas un traité d’économie, mais elle traite d’économie, parce qu’elle prend la vie quotidienne au sérieux, et donc l’économie qui en est l’un des aspects. La Bible ne propose pas un modèle économique, mais elle s’efforce de replacer l’économique à sa juste place : ni au-dessus de notre vie, comme une divinité, ni en dehors de nos considérations, comme l’œuvre du diable.

Ici, nous sommes en situation de crise majeure. Dans ce genre de situation, nous pouvons avoir la furieuse envie de protéger notre argent, de le mettre en lieu sûr (loin du front menaçant, en Egypte, par exemple). Les situations de crise sont rarement propices aux mouvements financiers autres que ceux qui favorisent l’économie de guerre. D’ailleurs il n’est qu’à regarder notre époque pour constater qu’en dépit de taux d’intérêt particulièrement bas, le marché de l’immobilier est figé sur place et cela pour deux raisons. La première est que les banques, en situation de crise, prêtent difficilement car elles craignent de ne pas être remboursées par les emprunteurs. La seconde raison est qu’en l’absence d’acheteurs, les prix devraient baisser, puisqu’il y a moins de demandes. Or les vendeurs ne veulent pas perdre d’argent. Par conséquent ils ne baissent pas les prix, et les biens immobiliers se vendent difficilement.

Beaucoup préfèrent garder leur argent disponible, en cas de besoin, pour amortir les coups durs. Cela a pour conséquence de bloquer l’économie puisque l’argent n’est plus investi dans des entreprises, dans la recherche, dans l’éducation, dans la solidarité, mais enterré, comme dans la parabole des talents (Mt 25/14s.), par peur de le perdre. Résultat paradoxal : l’argent est perdu, puisqu’il ne sert à rien, en tout cas pas au développement des conditions de vie.

Paul Krugman, professeur à Princeton, raconte ce qui est arrivé au Congrès des Etats-Unis dans les années 70 : 150 jeunes couples travaillant au Congrès avaient eu l’idée de créer une coopérative pour la garde des enfants. Chaque couple avait reçu vingt tickets, chacun ayant une valeur de 30 minutes de baby-sitting. Si vous vouliez sortir le soir, vous faisiez appel à l’un des couples de la coopérative et vous lui remettiez le nombre de tickets correspondant au temps passé. Cela devait permettre un échange de service équilibré. Mais les couples, inquiets de ne pas disposer d’assez de coupons en cas de sorties successives, ont commencé à garder une réserve de tickets, si bien que les tickets en circulation se sont raréfiés et sont devenus très inférieurs aux tickets mis en réserve. De moins en moins de personnes faisaient appel à un baby-sitter par peur de ne plus avoir assez de tickets ensuite, d’autant qu’il y avait moins d’occasions de récupérer des tickets. La coopérative est alors tombée en récession économique.

Jérémie, n’envisage pas le recours à la planche à billet pour sortir la société dans laquelle il vit du marasme économique. Il engage ses fonds dans l’achat d’un terrain. Par ce geste, il indique que l’économique sert à rendre possible ce qui est nécessaire. Il rappelle que l’économique est au service des actions qui améliorent les conditions de vie et que ce n’est pas la vie qui est au service de l’économique. Il ne s’agit pas de vivre la peur au ventre à se demander comment on va gagner plus d’argent ou s’arranger pour ne pas en perdre. Il s’agit de vivre ses engagements et de rendre possible ce qui est juste. Il est juste de ne pas laisser ce champ en déshérence, alors Jérémie le rachète Au passage, je vous indique que le terme hébreu qui désigne le rachat est geoulah, qui est aussi utilisé pour dire la rédemption. Jérémie entreprend une rédemption d’Israël en investissant l’économique de sens. Il ne disqualifie pas la finance, bien au contraire. Il la remet à sa juste place et lui restitue sa fonction : financer les projets qui profitent aux personnes, aux communautés, en augmentant leur capacité d’existence. La théologie pose que les critères de rentabilité ne sont pas « plus de profits financiers ? », mais « plus d’humanité ? ». La religion opère la rédemption de l’économique en le sortant du cercle vicieux où mène le fait de considérer que les gains doivent mener la danse. A chaque fois que c’est le cas, lorsque le profit est la divinité à laquelle on sacrifie tout, ce qu’on sacrifie le plus, c’est sa liberté, comme en témoigne la coopérative de baby-sitting. Jérémie est plus libre en prison que ne l’est le roi Sédécias, parce qu’il fait de la théologie est qu’il a désacralisé l’argent.

Le politique

Proférer au roi un message de la part de l’Eternel est un acte politique. C’est le travail du lobbyiste qui intervient auprès du responsable politique pour infléchir ses décisions. La Bible évoque en termes positifs ce rapport entre religion et politique que certains estiment contre nature. Moi aussi, je trouve ces rapports salutaires comme l’est la geoulah, la Rédemption, le rachat, qui sauve l’avenir. Là encore, le théologique peut aider le politique à occuper sa place, à la fois en redevenant l’exercice du service auprès des concitoyens, et en étant la mise en forme d’une espérance qui conduit d’une génération à l’autre sans faire de victime. Ici, ce champ se transmet ; un espace de vie se transmet d’une génération à l’autre.

Acheter un champ, à l’époque de Jérémie, c’est poser que ce qui est juste ne passe jamais après les décisions de circonstances. Racheter le champ de l’oncle, c’est assumer ses responsabilités, dans la perspective hébraïque. C’est assurer que le champ de Shalloum reste disponible. Le champ de Shalloum… variation de Shalom, la paix. Jérémie rachète de champ de la paix, pour que la paix ait un avenir.

Dans les circonstances de cette histoire qui n’a rien d’historique mais qui donne à penser ce qui permet de donner de la profondeur politique, mieux aurait valu fuir, quitter sa terre, sauver les meubles. Mais le geste prophétique est de rappeler que les choix politiques doivent se faire face à l’ultime et non en fonction de circonstances passagères. Si tu veux la paix, alors acquiert la paix, rachète le champ de la paix pour y bâtir une nouvelle terre où coulent le lait et le miel plutôt que la bile et le sang. Si tu veux la paix… prépare la paix !

Mais nous ne pouvons pas arrêter là notre lecture, car ce serait courir le risque d’une lecture littérale qui consiste à reproduire à l’identique les recettes du passé. Il ne suffit pas d’acheter un champ pour que la paix advienne. D’ailleurs, il se peut fort bien qu’il ne faille pas acheter le moindre champ, de nos jours, lorsqu’on est à Mossoul, à Alep, à Gaza ou sur le territoire de Benjamin, ou encore en Ukraine. Le texte est là pour être interprété. Le texte est là pour nous engager à ne pas laisser les affaires du monde aux mains de ceux qui se prétendent être les seuls spécialistes autorisés, qu’ils s’agissent des économistes, des politiques, mais ce serait tout aussi vrai dans d’ autres domaines. Donner les pleins pouvoirs aux spécialistes, c’est inaugurer le règne du totalitarisme. Cela a été particulièrement mis en évidence au siècle dernier. Ici, Jérémie se dresse contre l’autoritarisme du roi Sédécias pour lui rappeler qu’un mandat politique n’octroie pas l’infaillibilité et qu’il faut penser sa politique autrement que par les intérêts de caste, de corporation, de parti, d’ethnie ou tout autre intérêt particulier. Etre porteur d’un oracle de l’Eternel c’est s’exposer à plus grand que ce que les clivages politiques offrent ordinairement.

Contre le sauve-qui-peut du roi de Juda, Jérémie envisage de nouvelles alliances : avec Babylone qui est pourtant considérée comme l’ennemi. Aujourd’hui, nous dirions Israël faisant alliance avec l’Irak, mais sans aller jusque là, nous pourrions dire avec les palestiniens. Mais je disais : pas de lecture littérale. Peu importe qu’un prêtre de la tribu de Benjamin devienne prophète en Israël en disant que la volonté de Dieu est qu’Israël se lie à Babylone. Ce texte est symbolique comme l’est ce champ et donc comme l’est l’achat du champ. Le rachat du champ n’est qu’un symbole de ces choix politiques qui honorent l’humanité en se faisant au regard de l’inconditionné, de ce qui est absolument juste, par delà les intérêts personnels. Que Jérémie achète un champ peut donner l’idée au réformateur Martin Luther que si on lui apprenait que la fin du monde serait pour demain, il planterait quand même un pommier. C’est alors une manière de dire oui à ce monde. Que Jérémie achète un champ peut donner l’idée à des personnes de se marier. C’est une manière de dire oui à l’amour. Que Jérémie achète un champ peut donner l’idée à des couples de faire venir au monde un enfant. C’est une manière de dire oui à la vie. Que Jérémie achète un champ peut donner l’idée à des personnes de demander le baptême ou de professer leur foi. C’est une manière de dire oui à la paix.

Un homme qui achète donne un départ. Un homme qui sème donne un départ. Un homme qui engendre donne un départ. Un homme qui rassemble donne un départ. Jérémie, par son geste, amorce un mouvement qui pourrait débloquer la situation. Jérémie, par son geste, replace chacun face au commencement, face à la possibilité même de créer. Dans la Bible, le commencement, le départ, le récit de Genèse 1 est ponctué d’un acquiescement divin : un oui primordial, un oui originel. C’est cela que Jérémie fait entendre à nouveau dans le fracas de la guerre qui est sur le point d’éclater. Il essaie de stopper l’immobilisme du pouvoir pour qu’il cesse de camper sur ses positions comme une épitaphe sur son monument funéraire. A la fois il annonce à quoi mènera la politique de Sédécias, et il offre une alternative.

Jérémie pose sur la table des négociations le sens dernier de ce que les uns et les autres entreprennent. C’est cela que permet la théologie : elle nous permet d’apprécier le sens dernier de ce que nous faisons, de ce que nous laissons en l’état, de ce que nous rachetons ou de ce que nous abandonnons.

Le religieux n’est peut-être pas l’ultime recours quand ça va mal, mais le recours à l’ultime permet de sortir des ornières, des entêtements, des bourbiers de l’histoire. La théologie, par sa référence à l’altérité, déplace les centres de gravité des personnes, des groupes, des problèmes. La théologie permet, ainsi, de prendre au sérieux l’économique, pour que nous soyons prêts à ce que ça nous coûte, au nom de l’avenir. La théologie permet, ainsi, de prendre au sérieux le politique, pour que nous soyons prêts à faire de la place à la vie, à la paix.

Amen

Lecture de la Bible

Jérémie 32:1-15

La parole fut adressée à Jérémie de la part de l’Eternel, la dixième année de Sédécias, roi de Juda. -C’était la dix-huitième année de Nebucadnetsar. 2 L’armée du roi de Babylone assiégeait alors Jérusalem; et Jérémie, le prophète, était enfermé dans la cour de la prison qui était dans la maison du roi de Juda. 3 Sédécias, roi de Juda, l’avait fait enfermer, et lui avait dit: Pourquoi prophétises-tu, en disant: Ainsi parle l’Eternel: Voici, je livre cette ville entre les mains du roi de Babylone, et il la prendra; 4 Sédécias, roi de Juda, n’échappera pas aux Chaldéens, mais il sera livré entre les mains du roi de Babylone, il lui parlera face à face, et ses yeux verront ses yeux; 5 le roi de Babylone emmènera Sédécias à Babylone, où il restera jusqu’à ce que je me souvienne de lui, dit l’Eternel; si vous vous battez contre les Chaldéens, vous n’aurez point de succès.

6 Jérémie dit: La parole de l’Eternel m’a été adressée, en ces mots: 7 Voici, Hanameel, fils de ton oncle Schallum, va venir auprès de toi pour te dire: Achète mon champ qui est à Anathoth, car tu as le droit de rachat pour l’acquérir.

8 Et Hanameel, fils de mon oncle, vint auprès de moi, selon la parole de l’Eternel, dans la cour de la prison, et il me dit: Achète mon champ, qui est à Anathoth, dans le pays de Benjamin, car tu as le droit d’héritage et de rachat, achète-le! Je reconnus que c’était la parole de l’Eternel. 9 J’achetai de Hanameel, fils de mon oncle, le champ qui est à Anathoth, et je lui pesai l’argent, dix-sept sicles d’argent. 10 J’écrivis un contrat, que je cachetai, je pris des témoins, et je pesai l’argent dans une balance. 11 Je pris ensuite le contrat d’acquisition, celui qui était cacheté, conformément à la loi et aux usages, et celui qui était ouvert; 12 et je remis le contrat d’acquisition à Baruc, fils de Nérija, fils de Machséja, en présence de Hanameel, fils de mon oncle, en présence des témoins qui avaient signé le contrat d’acquisition, et en présence de tous les juifs qui se trouvaient dans la cour de la prison. 13 Et je donnai devant eux cet ordre à Baruc: 14 Ainsi parle l’Eternel des armées, le Dieu d’Israël: Prends ces écrits, ce contrat d’acquisition, celui qui est cacheté et celui qui est ouvert, et mets-les dans un vase de terre, afin qu’ils se conservent longtemps. 15 Car ainsi parle l’Eternel des armées, le Dieu d’Israël: On achètera encore des maisons, des champs et des vignes, dans ce pays.

Traduction NEG

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