14 juillet 1940
Luc 4:8
Culte du 14 juillet 1940
Prédication de André-Numa Bertrand
Culte à l’Oratoire du Louvre
14 juillet 1940
Fête nationale
"Tu adoreras le Seigneur ton Dieu,
et c'est à Lui seul que tu rendras un culte."
Luc IV, 8.
Au moment où nous nous rencontrons devant Dieu, ce matin, nous ne saurions feindre d'ignorer quelle date s'inscrit au calendrier, et elle est celle que les enfants de la France ont mise à part, au temps de leur bonheur et de leur liberté, pour penser plus spécialement à leur Mère et lui apporter leur hommage et leur gratitude. Les malheurs de ces jours sombres ne sauraient nous détourner d'un semblable propos, bien au contraire, et rien ne doit nous empêcher de redire ici d'un cœur unanime que nous aimons notre Patrie d'autant plus qu'elle est plus malheureuse, que nous avons foi en elle, que nous prions pour elle, demandant à Dieu la résurrection de son âme véritable.
Cela devait être dit avant toute autre chose, car c'est une pensée qui ne peut pas ne pas être dans tous nos cœurs ; et quand on a une pensée dans le cœur et qu'on affecte de parler d'autre chose, on n'est pas dans la vérité. Il y a des silences qui sont à la fois des lâchetés et des mensonges ; il ne saurait y avoir place pour de semblables silences dans la chaire de Jésus-Christ. N'est-ce pas Pascal qui a dit : "Jamais les saints ne se sont tus" ?
Ce que nous disons là se rattache d'ailleurs étroitement à la parole que nous voulons éditer ce matin : "Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à Lui seul que tu rendras un culte." C'est une parole qui nous met en garde contre les idoles, contre la tentation d'adorer ce qui n'est pas Dieu. Veillons donc d'abord à ce que notre amour pour la Patrie ne dégénère pas en idolâtrie. La Patrie est une réalité humaine, humaine par sa fragilité, nous ne le voyons que trop, humaine aussi par son incapacité à réaliser pleinement son idéal, à donner à nos cœurs toute la satisfaction qu'ils désirent et à incarner toutes nos ambitions spirituelles. Quelques-uns pensent qu'une idolâtrie de la Patrie est la forme supérieure de l'amour pour elle, qu'elle marque une plus complète consécration à son service, en sorte que chez les âmes nobles et particulièrement chez celles à qui l'Évangile a donné le sens du respect dû à la souffrance et à la faiblesse, c'est surtout dans le malheur que risque de naître cette déviation du sens national : les âmes vulgaires divinisent la Patrie victorieuse et puissante, les âmes délicates se donnent à la Patrie meurtrie et vaincue. Mais dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas là un amour plus grand, plus total que celui qui est dû à cette grande réalité spirituelle ; il y a au contraire une déviation qui rabaisse et diminue parce qu'elle est à la fois une faute contre Dieu et une faute contre la Patrie. Le plus bel hommage à rendre à l'objet de notre gratitude et de notre tendresse n'est pas de le mettre à une place qui n'est pas la sienne, mais de lui donner ce qui lui est dû et de rendre à Dieu ce qui n'appartient qu'à Dieu.
La clairvoyance que nous gardons devant les défaillances morales de la France, la repentance que chacun de nous en éprouve pour ce qui le concerne, ne sont pas des éléments de faiblesse, mais des éléments de force parce qu'ils sont des éléments de vérité. Le choc terrible des derniers événements a fait écrouler toutes les illusions. Notre chère Patrie nous est apparue telle qu'elle est devant l'histoire et sans doute aussi devant Dieu, avec des faiblesses redoutables, des lacunes terribles dans sa vie sociale et dans sa vie morale, qui n'expliquent que trop l'écroulement auquel nous assistons, et cette absence de dignité et de tenue qui nous a meurtris plus d'une fois. Tout cela il faut le voir, et l’ayant vu il faut le corriger. Une œuvre immense nous attend, que nous ne pourrions accepter si nous faisions de la France une idole devant laquelle il faut abdiquer toute indépendance de jugement, toute véracité, tout courage moral. Il faut que nous apprenions à la servir, mais il faut aussi qu'elle apprenne à servir Dieu.
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Et ceci m'amène à signaler ici une forme particulièrement subtile, mais aussi particulièrement dangereuse, de cette interversion qui tend à mettre les choses humaines, et spécialement les choses nationales, à la place de Dieu. Je veux parler de ce que nous entendons répéter autour de nous depuis plusieurs mois déjà, au sujet du rôle que les forces spirituelles doivent jouer dans le redressement de la France. Certes, personne n'est plus convaincu que nous de la nécessité de mettre non-seulement les forces spirituelles, mais Dieu Lui-même, à la base de la vie française ; nous sommes même convaincus que "si Dieu ne construit la maison, ceux qui construisent travaillent en vain" ; et tout croyant affirmerait comme nous sa conviction de la nécessité d'une base religieuse de la vie nationale. Mais ce qui est inquiétant, c'est de voir des hommes sans foi proposer de faire appel à la foi comme à un remède décisif pour une maladie sociale. La foi n'est pas un objet qui pourrait être manipulé par n'importe qui, utilisé dans les moments difficiles et relégué ensuite dans les oubliettes jusqu'aux prochaines difficultés. Il n'y a que trop de soi-disant chrétiens qui en usent ainsi avec la foi et avec la prière. Rien n'est plus beau qu'une foi vivante appliquée à la vie et rien n'est plus efficace ; mais rien n'est plus odieux que les tentatives pour se servir de la foi, disons : pour se servir de Dieu en vue de fins humaines, si hauts soient-elles et rien n'est plus inefficace et décevant. Qu'on laisse aux hommes de foi le soin d'introduire la foi dans la vie nationale, sans quoi on n'y introduira que des apparences vaines, des formes mortes et un verbiage religieux cent fois pire que le silence !
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Qui ne voit que nous touchons ici à la plus redoutable des idolâtries modernes, l'idolâtrie du succès. On cherche la foi non parce qu'elle est la vérité, parce qu'elle vient de Dieu et parce qu'elle conduit à Dieu, mais parce que l'on compte sur elle pour réussir. L'idolâtrie du succès se colore, elle aussi, de mobiles religieux. Il est naturel d’ailleurs que toute idolâtrie, quelle qu'elle soit, prenne forcément une allure religieuse, c'est là sa caractéristique même ; elle applique aux choses humaines le langage et les formes de pensée qui ne conviennent qu'à Dieu. Alors pour faire du succès l'objet de son culte, on prétend y voir la volonté de Dieu. Mais en réalité, dans cette monstrueuse idolâtrie, l'âme ne cherche pas Dieu, pas même un dieu ; l'homme se cherche lui-même. L'idolâtrie du succès est à la fois égoïsme qui veut profiter du succès des autres, lâcheté qui s'incline devant leur richesse ou leur force, bassesse de l'âme qui abdique tout ce qu'elle avait cru, tout ce qu'elle avait aimé — et qui méritait d'être aimé — pour s'attacher à ce qui triomphe uniquement à cause de son succès. L'idolâtrie de la Patrie a sa grandeur car elle s'adresse à une réalité qui nous dépasse ; l'idée étrange de se servir de Dieu se comprend jusqu'à un certain point, car Dieu est une puissance de salut, et il est humain — trop humain — qu'on veuille l'utiliser pour sauver ce qu'un aime ; mais l'idolâtrie du succès est la forme la plus vile et la plus odieuse d'un culte adressé non à Dieu mais à l'Adversaire.
Prenons garde, Chrétiens, de conserver la lucidité de notre regard spirituel, la sûreté de notre jugement, et ne laissons pas le succès nous éblouir et nous détourner de Dieu. Les événements, les institutions et ès hommes se doivent juger d'après leur conformité avec la volonté de Dieu et non d'après leur succès. C'est Dieu qui juge et non pas l'histoire, car c'est Dieu qui est Dieu et non le monde ou l'homme. Un mensonge qui réussit ne devient pas pour cela une vérité ; il reste un mensonge : un crime qui triomphe ne devient pas pour cela une action glorieuse, il reste un crime. Cela le monde ne le croie pas et ne veut pas l'apprendre ; nous voyons tous les jours comment il juge d'après le succès : un honnête homme dans sa pauvreté reçoit moins de coups de chapeau que celui qui s'est enrichi par des moyens malhonnêtes : il a réussi ! Et du petit au grand, c'est la même chose. Mais nous, Chrétiens, nous devons prendre garde que ce sont pas les événements qui jugent, c'est Dieu, et c'est à Lui seul que nous devons rendre un culte, même quand sa cause paraît vaincue. Il est étrange que l'on soit obligé de répéter à des disciples du Crucifé que ce n'est pas le succès qui jugerais la valeur d'âme, et qu'une cause peut être perdue devant les hommes qui est gagnée devant Dieu. Heureux ceux qui ne courbent la tête que devant Dieu car c'est Dieu seul qui règne : "Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à Lui seul que tu rendras un culte."
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Dans l'Évangile selon St Luc, la parole que nous méditons constitue la réponse de Jésus à l'une des questions posées par le Tentateur : "Si tu te prosternes devant moi et que tu m'adores, je te donnerai tous les Royaumes du monde et leur gloire, car ils sont à moi et je les donne à qui je veux." Le Tentateur se vante ; il est menteur et père du mensonge, car le monde en dernière analyse appartient à Dieu et non pas à lui : mais il y a une part de vérité dans son mensonge, car il est bien vrai que beaucoup d'empires ont été forgés par la puissance de Satan plutôt que par celle de Dieu. Prenons donc garde. Pas d'idolâtries, pas d'infidélités. Il y a beaucoup d'idoles dans le monde, les unes hideuses, les autres pleines de charme et de séduction ; il y a beaucoup de forces sataniques déchaînées sur l'humanité, les unes dressées orgueilleusement contre Dieu, les autres déguisées, a dit l'Écriture, en anges de lumière. Ne dévions pas de notre route : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à Lui seul que tu rendras un culte.
Voilà un principe clair et ferme, qui ne laisse pas de place à l'hésitation. Voilà une parole de décision et de fol. Elle a repoussé le Tentateur loin de notre Maître ; puisse-t-elle aussi repousser loin de nous les tentations grossières ou subtiles et nous garder dans la communion avec Dieu par Jésus-Christ.
Amen.
Pour aller plus loin
- A.-N. Bertrand, P. Vergara et G. Vidal, Voix chrétiennes dans la tourmente, 1940-1944, 1945, Paris, 192 pages, recueil de 15 prédications prononcées à l'Oratoire du Louvre durant l'Occupation (lire en ligne)
- André-Numa Bertrand, "Journal de ma solitude", juin-18 août 1940
Lecture de la Bible
Évangile selon Luc 4
1 Jésus, rempli du Saint-Esprit, revint du Jourdain, et il fut conduit par l'Esprit dans le désert, 2 où il fut tenté par le diable pendant quarante jours. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, après qu'ils furent écoulés, il eut faim. 3 Le diable lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu'elle devienne du pain. 4 Jésus lui répondit : Il est écrit : L'Homme ne vivra pas de pain seulement.
5 Le diable, l'ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre, 6 et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m'a été donnée, et je la donne à qui je veux. 7 Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi. 8 Jésus lui répondit : Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.
9 Le diable le conduisit encore à Jérusalem, le plaça sur le haut du temple, et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas ; car il est écrit : 10 Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet, Afin qu'ils te gardent ; 11 et : Ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre. 12 Jésus lui répondit : Il est dit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu. 13 Après l'avoir tenté de toutes ces manières, le diable s'éloigna de lui jusqu'à un moment favorable.