Messager et serviteur

2 Corinthiens 4:5

Culte du 23 juin 1946
Prédication de André-Numa Bertrand

 
Le serviteur de Dieu qui arrive au terme de sa carrière ne peut se défendre de jeter un regard en arrière, de mesurer devant Dieu ce qu'il a fait et ce qu'il a été. Comment ferait-il autrement, quand il sait que l'heure où une œuvre s'achève est aussi l'heure où elle est jugée, et où le premier jugement qu'elle doit affronter est celui de l'ouvrier lui-même, ou celui que Dieu porte dans son propre cœur ? Il a le droit de ne plus se conformer à l'avertissement du Seigneur, prévenant le laboureur qu'il n'est pas propre au Royaume de Dieu s'il met la main à la charrue en regardant derrière lui car c'est l'heure où il arrête son sillon, où les mancherons de la charrue échappent à ses mains, où il peut donc sans manquer à sa vocation regarder derrière lui, voir si le sillon tracé avait bien la rectitude qu'il aurait voulu lui donner, ou s'il a dévié de la ligne que Dieu avait tracée à sa vocation et que lui-même s'était engagé à suivre fidèlement.

Dans ces moments-là, il n'est pas possible que le chrétien ne sente remonter du fond de sa mémoire, et plus encore du fond de son cœur, les paroles par lesquelles saint Paul définissait, avec toute son autorité apostolique, le sens du ministère chrétien ; il se heurte à elles au contraire, je dis bien, il se heurte et parfois douloureusement à elles, car elles n'expriment pas ce qu'il a fait et ce qu'il a été, mais ce qu'il aurait dû être, ce qu'il aurait voulu être, et ce qu'il n'a pas été. Il ressent comme une brûlure le contact de cette pensée si sûre d'elle-même, qui s'approprie sans hésitation tout ce que Dieu nous dit de notre vocation; il envie celui qui ose écrire : « Ma conscience ne me reproche rien », même s'il écrit ensuite « Ce n'est d'ailleurs pas cela qui me justifie, car mon juge ce n'est ni vous ni moi, c'est le Seigneur ». Le ministère chrétien ne s'achève jamais dans un chant de triomphe, mais un examen de conscience ; et l'action de grâces elle-même y est toujours teintée d'humiliation et de repentir.

Toutefois cet examen de conscience doit se passer dans le silence de l'intimité avec Dieu: la chaire chrétienne n'est pas le lieu qui lui convient : une humilité qui s'étale, même si elle se veut et se croit sincère, n'est déjà plus de l'humilité. Mais le pasteur a sans doute le droit de dire dans quel esprit il aborde les redoutables responsabilités de la prédication, et de tirer les leçons générales de la situation qui est momentanément la sienne; et c'est dans cet esprit que nous voudrions méditer avec vous les paroles qui fixent, dans l'Église et, dans le culte qu'elle rend à Dieu, la place du pasteur.

« Nous ne nous prêchons pas nous-même. » Évidemment. L'objet de la prédication chrétienne n'est pas le pasteur, ce n'est ni sa personne, ni sa fonction, ni même l'Église à laquelle il appartient et dont le service lui incombe, ce qui serait encore une façon de se prêcher soi-même ; mais cela est si évident que la pensée de l'Apôtre doit viser un égoïsme plus subtil et plus caché de la part du prédicateur de l'Évangile, pour qu'il éprouve le besoin d'affirmer qu'il ne se prêche pas lui-même. Il y a, en effet, une façon d'introduire indiscrètement sa personnalité dans la prédication de l'Évangile, qui l'interpose entre le fidèle et Dieu, et fait de la prédication une affirmation personnelle, je veux dire une affirmation de la personne du pasteur, un étalage de sa sagesse, et non une démonstration de l'Esprit et de la puissance de Dieu.

Certes, le pasteur, comme tout chrétien, a le droit et même le devoir de posséder une personnalité marquée, de n'être pas une sorte de phonographe, mais un interprète de la Parole de Dieu; mais la forme même dans laquelle il apporte à l'Église son message et les conditions qui lui sont faites par la tradition et les mœurs actuelles de l'Église lui imposent des devoirs spéciaux. Il y a quelque chose d'artificiel dans la situation faite au prédicateur qui a le redoutable privilège de s'adresser à l'Assemblée sans que personne puisse l'interrompre, lui répondre ou lui adresser des objections. N'abuse t-il pas de cette autorité un peu artificielle, lorsqu'il introduit dans sa prédication des idées qui débordent les cadres de l'Évangile de Jésus-Christ et qu'il les présente non comme des commentaires ou des points de vue personnels, mais sur le même plan que l'Évangile lui-même et son immuable vérité ?

Cependant il faut prendre garde que cette obligation, imposée au pasteur par sa situation même et par sa résolution de ne pas se prêcher soi-même, est d'une interprétation délicate et risque, si elle est mal comprise, de nuire non seulement à la liberté et à la sincérité du service de la Parole. Et ce sont là des trésors sur lesquels l'Église doit aussi veiller fidèlement, mais elle risque aussi de nuire à l'intégrité de l'Évangile et de la vie chrétienne elle-même. Car on pourrait dire en un sens que nous ne prêchons jamais que nous-mêmes, que les grâces que nous avons reçues de Dieu, la vie qu'il a éveillée dans notre cœur; pour que nous puissions vraiment prêcher le Christ, le Seigneur, il faut qu'il soit devenu notre Seigneur, en sorte que c'est sa victoire sur nous, sa seigneurie établie sur notre vie, que nous annonçons à l'Église et au monde. C'est-nous, ses vaincus, et nous ses rachetés, et nous ses libérés, et si nous prêchions autre chose que l'Évangile dont nous vivons et la vie qui nous est venue de Dieu, nous serions de ces pasteurs que stigmatisait je ne sais plus quel penseur contemporain, en disant qu'ils ne connaissaient Dieu que par ouï-dire, par les cours de leurs professeurs ou les livres de leur théologie, mais pas directement, personnellement, parce que leur vie a été changée, transformée par Lui.

C'est dans ce sens que Mélanchton, l'ami de Luther, écrivait : « Connaître Christ, c'est connaître les bienfaits de Christ. Prêcher Christ, c'est prêcher les bienfaits que nous avons reçus de lui » ; et si nous prêchons les bienfaits que d'autres peuvent recevoir de Lui sans en avoir rien reçu nous-mêmes, l'Évangile que nous annonçons est une chose morte, incapable de donner la vie. Il faut que par la foi, il soit devant nous et nous soyons devant lui. Si l'expérience fondamentale que saint Paul exprime en disant : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi », n'a pas pour nous une signification, si elle ne répond à rien dans notre vie, alors nous ne pouvons pas prêcher Christ comme une force vivante; nous parlons de lui comme d'un étranger. Nous ne pouvons le prêcher comme un Seigneur capable de donner la vie qu'à travers notre vie : nous ne pouvons le faire apparaître comme un Esprit vivifiant qu'à travers la vie qu'il nous a donnée ; en sorte que dans notre prédication il y a toujours quelque chose de nous-même ; et si dans notre prédication il n'y avait rien de nous-même, s'il n'y avait pas tout nous-même, ce serait un grand malheur pour nous et un grand malheur pour l'Église.

Seulement, pour que cette pénétration de notre personnalité dans le message que nous annonçons soit chose légitime, il faut que ce soit notre personnalité chrétienne qui s'y insère, je veux dire la personnalité que Jésus-Christ nous a donnée, et dont nous lui rendons les fruits comme le seul hommage qui soit digne de lui. Il faut que nous annoncions le Christ Jésus comme notre Seigneur ; alors nous pouvons prêcher, sinon nous-même, du moins les grâces que nous avons reçues de Lui, car c'est là vraiment chanter la puissance du Seigneur comme un homme qui connaît ce dont il parle.

Et pour donner à la pensée de saint Paul toute sa valeur, il faut la compléter par son dernier membre de phrase : « et nous-mêmes, nous sommes vos serviteurs à cause de Jésus ». Le mouvement de la phrase est assez difficile à rendre, et la traduction que nous en avons lue aujourd'hui est un peu terne; le mot « nous prêchons » n'a pas l'accent de triomphe du mot grec qui évoque l'idée d'une proclamation, d'un hommage éclatant. Peut-être pourrait-on dire : « Nous chantons non pas notre puissance, mais celle du Christ Jésus, et nous sommes vos serviteurs à cause de Jésus ». Ainsi apparaît le lien qui unit, dans une même phrase, tous les aspects du ministère : la prédication chrétienne est l'hommage au Christ Jésus, à sa puissance, vue à travers la victoire qu'il a remportée. sur nous, et le fruit de cette victoire a été de faire de nous les serviteurs de nos frères en la foi.

Ah comme nous avons de la peine à prendre dans leur sens authentiquement chrétien les mots de grandeur et de gloire, de service et de puissance ! Toujours, quoi que nous fassions pour nous en défendre, nous avons une tendance à penser aux grandeurs de chair, à la puissance des armes ou tout au moins de la force ; et nous oublions que Celui qui veut être le premier doit être le serviteur de tous, et que Jésus a été parmi ses disciples comme celui qui sert. Et cependant, mes Frères, c'est ici que se dessine la physionomie du ministre de la Parole. La devise qu'il doit inscrire au seuil de sa vie, ou de son ministère, c'est celle de Jésus lui-même : « Non pas être servi, mais servir ». Et malheur à lui, si ayant réellement écrit ces mots sur son programme, il les laisse devenir lettre morte, il les traite comme une de ces paroles qu'il est de bon ton d'admirer, mais qui sont trop belles pour qu'on les fasse passer dans la pratique ; combien de fois ce sont des textes du dimanche, et dans la semaine on devient impérieux on ne veut être le serviteur de personne, on invoque sa dignité.

Sa dignité Il y aurait une étude utile à faire sur la dignité du service chrétien ; et si nous voulons comprendre vraiment la parole de notre texte et en tirer les richesses qu'elle contient, il faut en tracer ici les lignes principales. Et ceci s'applique évidemment en première ligne aux ministres de Dieu, aux pasteurs, comme nous les appelons, mais cela touche aussi. ou devrait toucher, le cœur de tous les chrétiens, car tous nous sommes au service de Dieu et de Jésus-Christ. Or c'est là un titre que le chrétien accepte volontiers; mais le titre de serviteur de ses frères lui paraît moins glorieux ; cependant il faut choisir : ou l'on aura les deux, ou l'on n'aura ni l'un ni l'autre. Dieu n'accepte pas qu'on le laisse avoir faim et soif, être nu ou malade ou abandonné, dans la personne de ses enfants. Le service de Dieu est un service du cour, un service invisible ; mais c'est lui qui devient un service des mains et des bras, un service visible dans le service pratique des hommes concrets. Être au service des autres, c'est-à-dire se priver pour eux, ou tout simplement se déranger pour eux, faire passer leurs soucis avant les nôtres, leur laisser la première place, dans la vie chrétienne, c'est là que réside la dignité d'une âme, car ce qu'on demande d'un serviteur c'est d'être trouvé fidèle, c'est d'être un bon serviteur, non un paresseux ni un orgueilleux, mais un bon serviteur ; voilà où est sa dignité. Elle ne consiste pas à jouer au grand seigneur, ou simplement au seigneur et maître, mais à être un bon serviteur, et à bien faire ce qu'il fait, c'est-à-dire son service.

Il arrive souvent, mes Frères, qu'au terme de sa méditation le prédicateur hausse le ton. S'il parle comme nous aujourd'hui du service chrétien, il évoque le Christ, sur la croix, il rappelle l'humilité du Sauveur lavant les pieds de ses disciples dans la Chambre haute ; et c'est naturel, car à méditer sur les choses de Dieu on s'élève forcément vers les sommets, et au terme de son ascension on se trouve naturellement en face du Crucifié.

Mais aujourd'hui nous n'avons pas la tentation de hausser le ton ni d'enfler la voix ; nous sommes pris à la gorge par trop de petites choses dont le souvenir nous écrase, par trop de petits devoirs négligés (s'il y a de petits devoirs), par trop d'humbles services non rendus : et nous savons que c'est là qu'est, pour nous, et sans doute pour d'autres, le point où nous sommes en défaut dans la fidélité à la prédication qui ne peut pas ne pas être la nôtre: « nous sommes vos serviteurs à cause de Jésus ». Oui, à cause de Jésus, cela est vrai : à cause de Jésus, nous avons aimé ; à cause de Jésus, nous avons pardonné ; à cause de Jésus, nous avons donné, tous ici, tous tant que nous sommes, pasteurs ou laïques, dans la mesure même où nous sommes chrétiens ; mais à cause de Jésus, avons-nous vraiment servi, avons-nous été les serviteurs de nos frères ?

Et celui qui vous parle, mes Frères, celui qui du haut de cette chaire vous a prêché le Christ Jésus comme le Sauveur, et s'est donné lui-même pour votre serviteur à cause de Jésus, a-t-il vraiment servi ? a-t-il compris seulement ce que c'est, dans l'acceptation chrétienne, du mot service ?

« Nous n'attendons notre jugement, disait saint Paul, ni de vous ni de nous-même : notre juge c'est le Seigneur. » Attendons sa parole dans le silence et dans l'humilité : mais souvenons-nous que Celui qui juge est en même temps Celui qui pardonne et qui sauve.

Dans la communion du Seigneur Jésus, ainsi soit-il.

Lecture de la Bible

Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes ; c'est Jésus-Christ que nous prêchons comme Seigneur ; quant à nous, nous nous donnons pour vos serviteurs, à cause de Jésus.

II Corinthiens 4:5.