La musique religieuse

La musique religieuse
Théophile, 12 oct. 2021

PLAN

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Introduction

I. Les idoles de la rhétorique assimilent la musique à un langage
            I.1. Échapper à toute topographie
            I.2. Par sa volonté de transcendance, par son dépassement de l’immanence, la musique est langage et se rapproche de la parole religieuse
            I.3. La louange
            I.4. Par l’effet de lointain, la musique partage un caractère avec le religieux et s’entrelace                       avec lui
           I.5. Une affinité particulière de la musique avec le religieux

II. Musique et discours.
            II.1. La musique n’est pas dialogue de mots comme le langage de mots peut l’être
            II.2. La cohérence logique n’est pas une exigence pour la musique
            II.3. La continuité musicale et la discontinuité du langage. La voix
            II.4. Trompes, trompettes et cloches : Les instruments de la voix de Dieu.
            II.5. La question de la répétition : « en musique, répétition n’est pas redite »
            II.6. Les athées, les agnostiques et la musique religieuse

III. Musique et langage : Il se pourrait bien que le musical ne soit pas langage du tout            
           III.1. Jankélévitch admire Schopenhauer pour l’avoir non seulement suggéré, mais dit, énoncé, posé.
           III.2. Les raisons de Jankélévitch pour refuser à la musique le statut de langage sont très                         proches de celles de Schopenhauer et s’en inspirent très directement.

IV. Que la musique ne soit pas langage ne signifie toutefois pas qu’elle ne soit pas esprit
            IV.1. Hegel a très bien dit jusqu’où la musique pouvait être spiritualité.
            IV.2. Lisons sur ce point Bergson qui est pourtant ordinairement si éloigné des positions hégéliennes.

V. Jankélévitch iconoclaste

VI. Le pari d’un dialogue entre le Ciel et la Terre

Conclusions

Voir aussi le culte du 16 janvier 2022 et la prédication de la Pasteure Agnès Adeline-Schaeffer, en cliquant ici

TEXTE

Introduction

Le sujet de ce soir pose plusieurs difficultés à la fois qu’il faut tâcher de démêler, sinon de résoudre.
Pourtant, au départ, quoi de plus évident que l’oratorio de Noël de Bach est de la musique religieuse et que la sonate Appassionata de Beethoven ou que son Concerto L’empereur (n° 5) n’en sont pas comme peut l’être sa Missa solemnis en ut ?
Mais s’il est si facile de sentir, d’intuitionner, ce qui est religieux et de le séparer de ce qui ne l’est pas, il semble beaucoup moins facile de repérer, en donnant ses raisons, une musique religieuse parmi les autres musiques ? Peut-on dire quels sont les critères qui la caractérisent ?
La question est plus difficile qu’elle ne paraît. Car de deux choses l’une : ou bien, une musique est religieuse par des éléments internes à cette musique, les signes qui la constituent, sa syntaxe en quelque sorte - laquelle peut être tout à fait spécifique par ses rythmes, par exemple, par sa possibilité d’avoir plusieurs lignes et de les entrelacer alors que le langage n’en a qu’une -. La musique religieuse serait religieuse par elle-même. Pour le meilleur mais aussi pour le pire, car Feuerbach a pu lui reprocher de fabriquer à bon compte une illusion religieuse, de se fabriquer une provenance céleste ou angélique ; mais ce reproche ne semble pas beaucoup plus plausible que celui de Berkeley quand il croyait pouvoir reprocher aux mathématiques de nous conduire à l’athéisme. Ou bien - second terme de l’alternative - la musique ne devient-elle religieuse que par les circonstances ou par le contexte dans lesquels elle est composée, jouée, interprétée, chantée, improvisée ? Je veux dire : la musique ne devient-elle pas religieuse par la fonction sociale, ecclésiale, statutaire, de ceux qui la font ou qui la demandent, la sollicitent ? Autrement dit, la musique ne serait musique religieuse que par le but qui est poursuivi ou par l’usage que l’on en fait : accompagner chaque moment privilégié du culte, s’entrelacer avec lui comme en une composition symbolique spécifique ; accompagner des paroles ou s’entrelacer avec elles pour une action de grâce, un baptême, une communion ? Dans ce dernier ensemble de cas, le problème se pose de l’indépendance de la musique conviée pour des usages qu’on lui assigne. Quand une musique devient fonctionnelle, lexicale et qu’elle fait correspondre des moments du culte avec des moments d’elle-même, est-elle encore une musique ? Son manque de liberté ne fait-il pas hésiter devant sa désignation de musique ? Mais, en même temps, qui oserait dire que le Requiem de Mozart ou celui de Fauré, que la Passion selon Saint Matthieu, malgré leur attachement étroit avec le texte biblique ou avec des textes liturgiques, manquent de liberté ? Ne suffit-il pas de prononcer le nom de ces œuvres pour que, immédiatement, la saveur propre, absolument individuelle, irremplaçable, l’autonomie de ces œuvres nous viennent en tête ?
Nous nous trouvons devant une double difficulté :
Dans le premier cas, si la musique se fait religieuse par elle-même, par son propre mouvement, par des raisons internes, sa distinction d’avec la musique profane devient délicate, parce qu’elle n’obéit pas à un statut ou à une fonction qui la rendent de droit et de fait religieuse. On pourra trouver alors, en toute musique, des moments où elle se fait religieuse et des moments où elle est ou se fait profane. Si même la distinction du religieux et du profane garde un sens : ne peut-on soutenir que la musique est religieuse intégralement ? Ou, au contraire, qu’elle ne l’est jamais, même quand elle le paraît et qu’elle ne nous conduit nulle part en dépit de ses apparences ?
Dans le second cas, on a réglé - du moins pour les apparences - la distinction du religieux et du profane, puisqu’elle est statutaire et officielle. Le détail montre très vite que les choses ne sont pas si simples, car on trouve chez Bach, dans les Passions, par exemple, pour desserrer la pression tragique quand elle devient insupportable, de purs moments joyeux et dansants qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’on croit savoir du « religieux ». Et, inversement, dans les œuvres les plus païennes, les plus profanes, comme le violent Sacre du Printemps de Stravinski, le déchaînement des forces donne lieu à un Sacrifice final et à une Danse sacrale. Le profane et le religieux se mêlent toujours ; non pas que cette distinction soit seulement laissée à l’appréciation subjective de celui qui écoute et que ce mixte ne puisse avoir des raisons objectives. Mais il semble bien que le critère qui sépare le religieux du profane soit à refaire au coup par coup, au niveau de chaque œuvre et de chaque mouvement d’œuvre. La tentation est forte de nous tourner vers des critères plus ou moins vaguement métaphysiques comme : le dépassement du tumulte, l’apaisement de la violence, le moment extatique extorqué au devenir - la louange -, la canalisation ou la sublimation des émotions ; le tumulte, la violence étant mis évidemment du côté du profane, le moment de la volonté d’apaisement étant mis du côté de l’éthique et du religieux ?
Mais dans le second cas, il est un autre problème qui n’est pas non plus sans retentissement sur le premier cas : qu’est-ce qui fait que la musique nous apparaît s’entrelacer si bien avec le discours religieux ? Est-ce parce qu’elle a des propriétés semblables ou compatibles avec le discours religieux, lequel lui-même n’est pas un discours comme les autres mais est un certain usage du discours, comme il y a un usage mathématique, juridique, moral, éthique, politique, poétique évidemment, du discours ? La difficulté est que : il n’est déjà pas très facile de savoir ce qui caractérise le discours religieux ; ne marchons-nous pas au-devant de difficultés pires encore quand il s’agit de savoir comment il se fait que la musique se prête, se livre, se donne à ce discours, s’associe avec lui en tout cas ?
Et c’est la question qui est visée dans notre propos, du moins dans sa partir philosophique : la musique est-elle un langage ? Propriété par laquelle elle s’entrelacerait facilement avec d’autres langages, en particulier le religieux ? Que le religieux soit langage - même s’il n’est peut-être pas uniquement langage et même si ce langage est très spécifique - ne fait en aucune façon problème. Mais que la musique le soit, même lorsqu’elle est dans le voisinage du langage de la poésie ou du religieux, est beaucoup plus problématique. Et c’est bien là où nous allons tenter d’aller en essayant de nous contredire le moins possible - ce qui ne sera pas facile -.

Quel que soit le scepticisme philosophique à travers lequel se pose la question de la musique religieuse, nous devons au moins constater que les Réformateurs du protestantisme - qu’il s’agisse de Luther ou de Calvin - ont vu dans la musique - est-ce de la même musique dont il s’agit ? Il semble clair que, lorsque Schopenhauer, Bergson ou Jankélévitch parlent de la musique, ils ne pensent pas à la musique des psaumes qui est chantée le dimanche matin - ont toujours proclamé la nécessité de la musique pour dire sa foi, dans le droit fil de la tradition hébraïque. Je voudrais à ce propos vous lire les propos de Luther qui est l’auteur d’un psautier.
Le livre des Psaumes a une importance cruciale dans le développement de la Réforme et le développement de la pratique religieuse individuelle. La première raison est sans doute que la forme des Psaumes se prête à la mémorisation et qu’elle dispense ainsi le chrétien d’emporter un livre et même de savoir parfaitement lire, puisqu’on peut en apprendre par coeur le texte.
Voici ce qu’en dit Luther :

« Tout chrétien, qui veut prier et se recueillir, devrait se servir du Psautier. Il serait bon que tout chrétien se familiarisât à tel point avec lui, qu’il le sache par cœur, mot à mot, et puisse en citer, en toutes circonstances, un passage approprié. Car, en vérité, tout ce qu’un cœur pieux désire exprimer en une prière, il le trouve formulé dans les Psaumes d’une façon si parfaite et si émouvante, qu’aucun homme ne saurait mieux le dire. Le Psautier nous enseigne et nous console précisément par la prière ».
Livre de prières, le psautier prend en compte les sentiments aussi bien que la raison ; il parle à l’homme entier, avec ses passions, ses défauts, ses qualités, ses aspirations et ses hontes les plus difficiles à avouer. Les psaumes apparaissent comme des prières sincères prononcées par un homme devant Dieu, sans l’intermédiaire du clergé. D’où leur succès auprès des réformateurs et des réformés qui en firent leur véritable langue de foi. Luther poursuit :
« Ce qui donne la plus grande valeur à ces paroles, c’est qu’elles sont prononcées en présence de Dieu et lui sont adressées : de là, leur sérieux et leur vie. Car, quand on parle aux hommes de ces choses, le cœur est moins engagé, il y a moins de flamme, de vie et d’insistance. C’est pourquoi le Psautier est le livre de chevet de tous les saints et chacun y trouve, en toutes circonstances, des prières et des paroles qui s’adaptent à son cas et correspondent à tel point à ses besoins qu’elles semblent avoir été écrites uniquement pour lui et qu’il ne saurait en formuler, en trouver, en souhaiter de meilleures. Cela nous sert à acquérir la certitude que, quand ces paroles nous plaisent et répondent à nos propres sentiments, nous sommes réellement dans la communion des saints, qui ont éprouvé ce que nous-mêmes nous expérimentons, parce que leur chant s’accorde avec le nôtre ».
Comme un réservoir de mots et de phrases prêts à l’emploi par d’autres croyants des siècles plus tard, le livre des Psaumes, offre des mots à celui qui en manque pour exprimer sa foi.
Luther ira jusqu’à l’appeler la petite Bible. Et il poursuit en disant :
« En résumé, si tu veux un tableau vraiment vivant et coloré de la sainte Église chrétienne, prends en main un Psautier et tu verras dans un miroir parfait ce qu’est la chrétienté. Tu y apprendras aussi à te connaître réellement toi-même, de même que Dieu et toutes les créatures.
Notre Seigneur, qui nous a enseigné à prier les Psaumes et l’Oraison dominicale, et qui nous les a donnés, veuille aussi nous accorder un esprit de prière, afin que nous priions avec joie et avec foi réelle, fermement et sans cesse ; car nous en avons besoin.
C’est ainsi qu’il l’a ordonné et c’est ce qu’il attend de nous. Qu’il soit loué, honoré et béni à jamais : Amen ».

[Martin Luther, Préface au livre des Psaumes]

Bien sûr, le psautier a un autre atout, c’est un livre de chants. On ne connait pas les mélodies qui soutenaient le chant des Psaumes de David, mais toutes les indications d’instruments de musique ou de mélodies particulières, montrent que ce recueil était destiné au chant.

I. Les idoles de la rhétorique assimilent la musique à un langage


Commençons par nous mettre dans l’hypothèse que la musique est un langage. Et qu’elle partage cette propriété avec le religieux ; ce qui fait que leurs discours forment constamment une sorte de double hélice. Essayons au moins d’en dire quelques caractéristiques.
Les philosophes ont, de ce point de vue, volontiers partagé avec le sens commun, l’idée que la musique est la langue des passions. Kant l’énonce comme tel : la musique est Tonspiel et se rapporte à des affections (Critique du jugement, § 54). Kant croit pouvoir noter que la musique est « l’art qui se rapproche le plus des arts de la parole et qui peut très naturellement leur être uni » (Critique du jugement, § 53) ; Schopenhauer le dit aussi - « on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison » (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, § 52, p. 332), même s’il récusera par ailleurs que la musique soit un langage, quelque langage que ce soit.

I.1. Échapper à toute topographie

Le premier point est que, comme le langage religieux, le discours musical - si l’on part du principe que la musique est un langage - n’est pas lié à des lieux ou à des moments particuliers. La sortie de l’intime psychologique lui est essentielle ; elle élève ce qui est intime et pourrait passer pour presque indicible à quelque chose qui n’est pas seulement pour moi mais qui, d’une certaine manière, est pour tous et peut être réapproprié par tous. Des deux côtés, on a affaire à un discours qui élève ou prétend élever, d’un coup, le singulier, l’intime, à l’universel.

Schopenhauer repère particulièrement cette élévation à l’essence à partir de la musique de Beethoven :
« Nous entendons, dit-il, en même temps dans cette symphonie - il ne dit pas laquelle, ce qui fait qu’il est possible que son discours se rapporte à chacune de ses neuf symphonies -, la voix de toutes les passions, de toutes les émotions humaines ; joie et tristesse, affection et haine, terreur et espérance, etc. y sont exprimées en nuances infinies, mais toujours en quelque sorte in abstracto et sans distinction aucune ; c’en est la forme seule, sans la substance, comme un monde de purs esprits sans matière. Il est vrai, nous sommes toujours portés à donner une réalité à ce que nous entendons, à revêtir ces formes, par l’imagination, d’os et de chair, à y voir toutes sortes de scènes de la vie et de la nature. Mais, en somme, nous ne parvenons ainsi ni à les mieux comprendre, ni à les mieux goûter, et nous ne faisons que les surcharger d’un élément hétérogène et arbitraire : aussi vaut-il mieux saisir cette musique dans toute sa pureté immédiate ».
[Schopenhauer A., Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, 1966, p. 1191 2].

La musique effectue donc un passage aux essences en se dépouillant de toute empiricité. Si elle est un langage, elle est un langage qui a un sens en soi, sans référence à quelque chose d’autre. Elle n’a pas besoin d’autres histoires que celle qu’elle raconte elle-même ; elle ne parle de rien d’autre que d’elle-même, ce qui la rend éminemment disponible pour s’allier à tous les autres discours ; j’exagère peut-être un peu en disant : à tous les autres discours, car il n’y a pas, dira-t-on, de musique mathématique, de musique juridique, de musique politique ? Eh bien, il serait très imprudent de le soutenir car l’auteur de L’amour des trois oranges ou de la Symphonie classique est aussi l’auteur d’un hymne à Staline. La symphonie héroïque (n° 3) avait d’abord été dédicacée à Napoléon. Quel est l’État qui n’a pas d’hymne national ? Le pays qui n’a pas sa musique propre ? Bentham fait ressortir que bien des lois ou des maximes juridiques doivent leur statut à leur musicalité. Et Leibniz avait comparé le plaisir musical à une sorte de comptage plus ou moins conscient.

Toutefois, même quand elle paraît décrire, même quand elle paraît narrer, la musique ne raconte rien de précis ; elle n’a pas d’amarre dans le monde empirique en dépit des apparences elle ne fait aucun renvoi à quelque chose qui aurait lieu à l’extérieur d’elle-même :
« Maintes pièces pour piano de Nicolas Medtner et de Prokoviev portent pour titre Skazka, Conte. Mais que nous racontent-elles ? Même les poèmes les plus rhapsodiques des grands musiciens russes, même les pages les plus descriptives des Tableaux d’une exposition gardent je ne sais quoi d’indéterminé. […] À plus forte raison, Debussy qui, dans la première partie de La Mer, De l’aube à midi sur la mer, suit la course du soleil depuis les brumes de l’aube jusqu’à la splendeur méridienne du zénith, Debussy ne raconte pas l’histoire d’une matinée océanique : car cette demi-journée est aussi statique qu’agitée, aussi vide d’événements que pleine de tourbillons ».
[Jankélévitch V., La présence lointaine, Éd. du Seuil, Paris, 1983, p. 68-9].

De même, l’évocation par la musique est une pure évocation qui n’évoque rien, qui n’a pas d’objet. S’appuyant sur Ibéria d’Albeniz, Jankélévitch fait ce commentaire :
« le premier [des douze chefs d’œuvre incomparables qui composent Iberia] n’évoquerait de déterminé, ni un paysage, ni un folklore, pas même un arrière-monde lointain ; mais elle remonte sans doute à un passé profond qui est un nulle part ; oui, elle vient de loin, cette musique, d’infiniment loin, puisqu’elle prend sa source non pas ici ou là, comme le Guadalquivir, mais dans la quintessence même de l’être spatio-temporel ».
[La présence lointaine, p. 71].

I.2. Par sa volonté de transcendance, par son dépassement de l’immanence, la musique est langage et se rapproche de la parole religieuse

Là encore, Schopenhauer, fort de son écoute de Beethoven - car c’est bien d’une musique de cet ordre qu’il fait la métaphysique - écrit, en ce sens :
« Une symphonie de Beethoven nous présente la plus grande confusion, fondée pourtant sur l’ordre le plus parfait, le combat le plus violent qui, l’instant d’après, se résout en la plus belle des harmonies : c’est la rerum concordia discors [l’harmonie dissonante des choses] (Horace, Épîtres, I, 12, v. 29), image complète et fidèle de la nature du monde qui roule dans un chaos immense de formes sans nombre et se maintient par une incessante destruction ».
[Le monde comme volonté et comme représentation, p. 1191].

D’une certaine façon, dans la conception métaphysique de Schopenhauer, toute musique est une sublimation qui dépasse l’immanence. Et on pourrait aller jusqu’à dire que toute musique, en tant qu’elle résout les problèmes et difficultés de l’immanence par un dépassement transcendant, est musique religieuse ou, plus modestement, qu’il existe une fonction religieuse de toute musique.
On peut comprendre ce point à partir de l’observation banale que des musiques extrêmement variées et qui n’ont pas de caractéristiques religieuses particulières peuvent devenir religieuses ou, du moins, prendre un caractère religieux par le traitement du musicien de génie, qu’il soit Bartok avec sa poursuite d’un folklore transcendant ou qu’il soit Gustav Mahler qui transforme, dans le troisième mouvement de la Symphonie Titan, le canon de Frère Jacques en une sorte de marche funèbre.
On pourrait descendre dans le détail avec Schopenhauer qui nous convainc que le mode mineur est le mode privilégié du religieux :
« C’est une véritable merveille que cette aptitude du mode mineur à exprimer la douleur avec une rapidité aussi soudaine, par des traits aussi touchants et aussi peu méconnaissables, sans aucun mélange de souffrance physique, sans aucun recours à la convention. On peut juger par là jusqu’à quel point la musique touche, par sa racine, au plus profond de l’essence des choses et de l’homme. Chez les peuples du Nord, dont la vie est soumise à de dures conditions, notamment chez les Russes, le mode mineur prédomine, même dans la musique sacrée »
[Le monde comme volonté et comme représentation, p. 1199].

Deux remarques. La première est pour s’amuser du lieu où se loge la théorie des climats, par-delà les constitutions politiques et jusque dans les modes de la musique.
Le seconde est pour se demander si le passage de la musique à l’atonalité n’a pas été fatale à la musique religieuse qui avait fait de la tonalité, et particulièrement du mode mineur, son essence. Du moins le religieux a-t-il radicalement changé d’allure au début du XXe siècle, par davantage d’hellénisme, des modes d’expression comme les thrènes qui n’étaient pas ordinaires (les thrènes à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Penderecki). Quand Stravinski se met à écrire pour la religion orthodoxe à laquelle il revient à la fin de sa vie, c’est aussi pour faire retour à un certain classicisme.

I.3. La louange

On pourrait dire de la musique religieuse qu’elle est sous toutes sortes de formes une culture de la transcendance, qu’elle cherche même à détacher très radicalement pour en faire la louange.
L’Évangile de Luc semble être marqué par cette forme de louange qu’est le cantique. On y trouve ainsi quatre cantiques de louange, au début de l’Évangile, dans les récits de nativité de Jean-Baptiste et de Jésus. Chaque cantique est porté par un personnage dont on découvre la foi et la psychologie. Ces cantiques placés dans le récit ressemblent à des arias dans les opéras. Avec eux, le lecteur plonge dans l’intimité du personnage et va le rejoindre dans sa foi. Ces quatre cantiques sont connus dans la tradition liturgique et dans notre culture musicale sous leur nom latin : Magnificat, Benedictus, Gloria et Nunc dimittis. Le compositeur Jean-Sébastien Bach composera en s’inspirant précisément de ces « cantiques bibliques » qui font l’objet de cantates tout au long de l’année liturgique. Martin Luther rédigera en 1520, juste après son excommunication par le pape, un commentaire du Magnificat. Il dira : l’hymne « devrait être appris et retenu par tous » car il est l’exemple même de l’accueil en soi de la grâce de Dieu.

Le Magnificat (mon âme magnifie)
Et Marie dit: Mon âme exalte le Seigneur,
Et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur,
Parce qu'il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante.
Car voici, désormais toutes les générations me diront bienheureuse,
Parce que le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses.
Son nom est saint,
Et sa miséricorde s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent.
Il a déployé la force de son bras;
Il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses.
Il a renversé les puissants de leurs trônes,
Et il a élevé les humbles.
Il a rassasié de biens les affamés,
Et il a renvoyé les riches à vide.
Il a secouru Israël, son serviteur,
Et il s'est souvenu de sa miséricorde,
Comme il l'avait dit à nos pères,
Envers Abraham et sa postérité pour toujours. (Luc 1:46-56)

Luther écrit dans son commentaire : « Dans le Magnificat, Marie nous enseigne comment nous devons aimer et louer Dieu (…). Dieu a fait en Marie de grandes choses. Mais la plus grande, nous dit la Vierge elle-même, c’est qu’il ait jeté les yeux sur elle, car tout dépend et tout découle de cette grâce initiale. En effet quand Dieu se penche sur une âme et jette les yeux sur elle, c’est pour la sauver par pure bonté. »
Luther est moine, et sans doute est-il marqué par la tradition qui place le magnificat dans les Vêpres. Ce qui lui donne une quotidienneté et une intimité toute particulière. Bien sûr, beaucoup de versions du Magnificat seront composées et notamment pour la fête de la Visitation le 2 juillet dans notre calendrier.

Le cantique de Zacharie : le benedictus
Zacharie, son père, fut rempli du Saint Esprit, et il prophétisa, en ces mots:
Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël,
De ce qu'il a visité et racheté son peuple,
Et nous a suscité un puissant Sauveur Dans la maison de David, son serviteur,
Comme il l'avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes des temps anciens,
Un Sauveur qui nous délivre de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent!
C'est ainsi qu'il manifeste sa miséricorde envers nos pères,
Et se souvient de sa sainte alliance,
Selon le serment par lequel il avait juré à Abraham, notre père,
De nous permettre, après que nous serions délivrés de la main de nos ennemis,
De le servir sans crainte, En marchant devant lui dans la sainteté et dans la justice tous les jours de notre vie.
Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très Haut;
Car tu marcheras devant la face du Seigneur, pour préparer ses voies,
Afin de donner à son peuple la connaissance du salut Par le pardon de ses péchés,
Grâce aux entrailles de la miséricorde de notre Dieu, En vertu de laquelle le soleil levant nous a visités d'en haut,
Pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort,
Pour diriger nos pas dans le chemin de la paix (Luc 1: 67-79)

Le benedictus est introduit dès le Vème siècle dans l’office des Laudes, au lever du soleil. Jean le Baptiste est considéré comme le chemin du chrétien qui marche vers le Christ. Il a donc valeur d’envoi pour commencer la journée et voir s’accomplir en chacun la promesse de Dieu. Bien sûr, ce cantique est aussi lié à la fête de Jean le Baptiste le 24 juin. Jean-Sébastien Bach compose trois cantates pour cette fête.

Le chant des anges : le gloria
Il y avait, dans cette même contrée, des bergers qui passaient dans les champs les veilles de la nuit pour garder leurs troupeaux. Et voici, un ange du Seigneur leur apparut, et la gloire du Seigneur resplendit autour d'eux. Ils furent saisis d'une grande frayeur. Mais l'ange leur dit: Ne craignez point; car je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie: c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur. Et voici à quel signe vous le reconnaîtrez: vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche. Et soudain il se joignit à l'ange une multitude de l'armée céleste, louant Dieu et disant: Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, Et paix sur la terre parmi les hommes qu'il agrée!
(Luc 2 : 8 - 14)

On appelle parfois le gloria l’hymne angélique. Il invite le croyant à reconnaitre dans la naissance du fils de Marie, la puissance de Dieu qui va procurer la paix. Cet hymne est intégré très vite dans la liturgie de la messe romaine. Luther le reprendra dans sa messe allemande. Evidemment, cet hymne sera intégré dans les partitions destinées à la fête de Noël. Bach l’intègre dans une cantate, mais aussi dans son oratorio de Noël.

Cantique de Syméon : Le nunc dimittis
Il le reçut dans ses bras, bénit Dieu, et dit:
Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur S'en aller en paix, selon ta parole.
Car mes yeux ont vu ton salut,
Salut que tu as préparé devant tous les peuples,
Lumière pour éclairer les nations,
Et gloire d'Israël, ton peuple. (Luc 2 : 28-32)

Le récit de la présentation de Jésus au temple met en scène le vieux Siméon qui attend le salut de Dieu. Cet hymne est très vite intégré dans la liturgie des complies, dernier office de la journée. Il est lié à la fête de la purification de la Vierge le 2 février.

Ainsi, ces hymnes prononcés par des personnages bibliques donnent-ils forme à la louange et à la vie des croyants. Ils fonctionnent comme des motifs propres à imprimer dans la conscience collective une façon de vivre sa vie en relation avec Dieu.

I.4. Par l’effet de lointain, la musique partage un caractère avec le religieux et s’entrelace avec lui

C’est peut-être Jankélévitch qui, convaincu que toute musique est par quelque côté nostalgie, fait le mieux ressortir ce point :
« Le près et le loin, les lois de la perspective et de la distance deviennent [en musique] diffluentes et indéterminées. C’est la grâce de la musique qui, en un instant, accomplit ce miracle. Toute musique est perçue comme présence immédiate. Mais, plus souvent encore, la présence immédiate semble venir à nous d’un horizon lointain et en quelque manière du bout du monde… Le lointain est pour ainsi dire l’exposant commun qui frappe plus ou moins toute musique, celle d’Albeniz comme celle de Debussy ou celle de Fauré, qui l’éloigne de la quotidienneté prosaïque, la rend onirique et ambiguë. Tout ce qui est musical est à quelque degré absent, évasif et nocturne ; par la magie de la musique, la présence s’échappe toujours plus loin, toujours au-delà ».
[Jankélévitch, La présence lointaine, p. 68-69].

I.5. Une affinité particulière de la musique avec le religieux est que l’on n’y perçoit pas des choses sensibles, mais, à travers des choses sensibles, quelque chose qui ne l’est pas. On paraît suivre une ligne qui n’est pas sensible et donc sollicite une saisie de l’au-delà du sensible.
Qu’est-ce qu’on écoute dans la musique ? Quel est l’objet ?
« Au fait, écouter quoi ? à quoi faire attention ? L’auditeur croit comprendre quelque chose où il n’y a en réalité rien à comprendre. L’objet précisément musical de cette attention sans matière ni point d’application est inattingible, impalpable et autant dire inexistant ».
[Jankélévitch V., La musique et l’ineffable, Éd. du Seuil, Paris, 1983, p. 114].

La musique n’est pas le seul art à nous mettre en contact avec ces lignes imaginaires. L’architecture nous met aussi en présence d’une ligne ou d’un écheveau de lignes qui parcour(en)t les monuments et qui est purement imaginaire en ce qu’elle n’est vue ni visible par personne et pourtant parfaitement ressentie comme parcourant les colonnades, les arches, les élancements vers le sommet des dômes. La musique n’a ni dôme ni arches ni colonnades à nous montrer ; ses architectures sont plutôt comme cette ville absente de Kitège qu’évoque Rimski-Korsakov dans son opéra La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronia ; sa propension à exprimer avec une grande précision des choses absentes ou qui furent présentes et ne le sont plus, voire qui n’ont jamais été présentes la mettent directement en affinité avec le nostalgique - le mal du pays, par exemple.

II. Musique et discours

Mais si, par toutes les caractéristiques précédentes, la musique se rapproche du discours - et donc du discours religieux -, elle s’éloigne aussi du discours par de multiples autres caractères ; pas forcément toutefois du discours religieux qui n’est pas un discours ordinaire.

II.1. La musique n’est pas dialogue de mots comme le langage de mots peut l’être.

Si le langage de mots est fondamentalement dialogue - il n’y a de langage que parce que l’on peut ou pourrait répondre dans le même code -, la musique n’est jamais dialogue que par métaphore. Le chœur que le public écoute ne dialogue pas avec le public, ni le soliste - qu’il soit chanteur, pianiste ou violoniste - ; ils émeuvent chacun très profondément dans le public et peut-être le public dans sa collectivité ; mais il n’y a pas de dialogue.
« Dans la polyphonie, les voix parlent ensemble harmonieusement, mais elles ne se parlent pas l’une à l’autre, mais elles ne s’adressent pas l’une à l’autre ; elles concertent plutôt pour les tiers comme des choristes qui se tournent vers l’auditoire … ou attestent Dieu. […] Le duettiste ne s’adresse pas plus à son public qu’il ne s’adresse à son partenaire. […] La chanteuse a beau me regarder la bouche ouverte, elle ne me parle pas à moi. […] On n’« écoute » pas un pianiste qui joue devant son public ou un chanteur qui chante devant ce même public comme on « écoute » un conférencier qui parle à ses auditeurs : car l’auditeur est deuxième personne, personne d’invocation ou d’allocution, pour le conférencier qui le regarde, tandis qu’il est troisième personne pour le pianiste assis à son piano. Mis en vedette et isolés sur l’estrade, le pianiste et la cantatrice sont par rapport à l’auditoire un spectacle en soi … L’auditeur-spectateur reste à l’écart de ce soliloque sans interlocuteurs qu’on appelle sonate ! Il n’est plus interlocuteur, mais tiers ou témoin ».
[La musique et l’ineffable, p. 31-32].

Cet aspect-là est intéressant pour la question de la musique religieuse parce qu’énormément d’usages du discours dans le religieux ne sont pas non plus du tout de l’ordre du dialogue. Une prédication peut bien s’appuyer sur la structure critique du dialogue : on n’interrompt pas le prédicateur, même si l’on n’est pas d’accord avec lui et l’on ne demande pas un droit de réponse à la fin de la prédication. Les désaccords se régleront hors culte. On a demandé au préalable, par une sorte de prière, que la parole biblique qui a été lue soit respectée dans son esprit et dans sa lettre. Il faudrait qu’une prédication soit absolument scandaleuse pour qu'une prédication soit interrompue. La médiocrité d’une prédication ne suffirait pas à justifier son interruption, alors que la médiocrité de l’argumentation d’une conférence le permet. Une prière peut bien engager une collectivité, mais elle n’est pas un dialogue ; en est-elle même un avec Dieu ? Si la prière respecte grosso modo les cadres de la logique, cela suffit bien ; la prière est faite pour autre chose que pour le respect de la logique.

II.2. La cohérence logique n’est pas une exigence pour la musique ; alors qu’elle en est une, de préférence, pour la plupart des autres formes du langage.

Un langage qui ne respecte pas la logique ou qui n’en garde pas au moins quelques apparences est difficilement supportable ; même une prière ne peut pas se permettre de demander des choses contradictoires, sans mettre en alerte notre bon sens ; mais :
« L’œuvre musicale n’est […] pas tenue à la cohérence idéologique. Et c’est sans doute ce qui explique, du point de vue de l’auditeur, le pluralisme des goûts esthétiques et le sporadique des évidences musicales ; cette disjonction n’a rien de commun ni avec le dilettantisme ni avec l’éclectisme confus : on ne peut professer à la fois des dogmes contradictoires, mais on peut prendre plaisir à des qualités dissemblables et à des genres de beauté inconciliables ; on peut aimer à la fois Franck et Debussy sans devoir justifier ce qui n’est en aucun cas une incohérence ».
[La musique et l’ineffable, p. 32].

II.3. La continuité musicale et la discontinuité du langage. La voix.

Le langage de mots ne fonctionne que par des oppositions entre des phonèmes, entre des lettres, entre des morphèmes ; parler, c’est toujours opposer, différencier ; même si on ne s’en rend pas toujours compte. Quand j’entends du langage, j’entends des modes de différenciations des sons, des sens. La musique ne procède pas de la même façon : on pourrait être abusé par la notation musicale et penser que les notes s’opposent entre elles à la façon de lettres ou de phonèmes. Mais la notation n’est qu’une partie - la partition - de la vie musicale : tout reste encore à faire une fois que la musique est écrite. Et alors ce sont plutôt des éléments continus qui dominent, un peu comme dans le langage, la parole use de la diversité infinie des tons pour s’exprimer au moyen d’une langue qui, elle, est faite de discontinuités. Mais la parole est précisément ce qu’il y a de plus musical dans le langage de mots. C’est - comme nous l’avons, d’entrée de jeu, relevé - ce que Kant a fait d’emblée ressortir.
Plutôt que de donner cette allure trop analytique à l’opposition de la discontinuité du langage et de la continuité de la musique, on pourrait peut-être dire que la musique est, du langage, son aspect « voix », Stimme, Stimmung. La voix ne se divise pas ; elle a un ton ; elle a ses inflexions mais elle passe d’une inflexion à une autre, sans coupure, plutôt qu’elle ne les différencie. Elle est aussi intime qu’elle est extérieure, là encore, sans coupure.
Avec un incroyable paradoxe. On pourrait se dire : si la musique est voix, c’est qu’elle est chantée, que ce soit en solo, en duo, en trio, ou en chœur ; et indiscutablement, la musique - la musique religieuse, mais pas seulement elle - se développe ainsi. Mais la musique instrumentale réalise peut-être mieux une voix qui ne parle pas, qui ne se laisse pas couper et disséquer par les phonèmes. Curieusement, la musique instrumentale réalise à sa façon la voix. La voix des hommes n’est pas toujours l’instrument privilégiée pour que Dieu s’exprime et se communique.

II. 4 Trompes, trompettes et cloches : Les instruments de la voix de Dieu.

Le shofar [en hébreu : שופר]
Il fait très directement référence à la ligature d’Isaac et au bélier mis à sa place pour le sacrifice. Il est signe de libération et de pardon.

Josué 6 : 1-5
Les portes de la ville de Jéricho étaient toutes soigneusement barricadées contre les Israélites. Personne n'entrait, personne ne sortait. Le Seigneur dit alors à Josué : « Regarde, je te livre Jéricho avec son roi et ses vaillants guerriers. Toi et tous tes soldats, vous marcherez autour de la ville, vous en ferez le tour une fois par jour, durant six jours. Sept prêtres précéderont le coffre de l'alliance en portant chacun un un shofar. Le septième jour, vous ferez sept fois le tour de la ville pendant que les prêtres sonneront de la trompette. Lorsqu'ils feront entendre une note prolongée, le peuple poussera un formidable cri de guerre et les murailles de la ville s'écrouleront. Alors les Israélites monteront tous à l'assaut, chacun droit devant soi. »

Les sonneries du shofar prennent place, juste avant et pendant les offices de Moussaf, les deux jours de Roch Hachana, avec quatre types de sonneries distinctes :
Teqiʿa : son long et ininterrompu ;
Terouʿa : série de 9 sons saccadés ;
Chevarim : 3 sons brefs ;
Teqiʿa Guedola : très long son ininterrompu.

Le jour du Yom Kippour, cet instrument est destiné à annoncer la fin du jeûne dans chaque synagogue au son d'une grande Tequiya. Le shofar est donc aussi l’instrument qui signale la grâce de Dieu, son pardon. Le Dieu de la vie se signale par un instrument du souffle.
Juste un petit point. Comme la psychanalyse dit peu de chose de la musique et comme Lacan s’est intéressé au shofar à partir d’un article de Reik, je voudrais juste vous lire un ou deux fragments de ce qu’il en dit. Il en parle dans le L. X du Séminaire sur l’angoisse dans une leçon qui est judicieusement intitulée « La voix de Yahvé » :
« Indépendamment de l’atmosphère de recueillement, de foi, de repentance, dans laquelle [les sons du shofar] se manifestent et retentissent, une émotion inhabituelle surgit par les voies mystérieuses de l’affect proprement auriculaire qui ne peuvent pas manquer de toucher, à un degré vraiment insolite, tous ceux qui viennent à la portée de les entendre ». Et, un peu plus loin : « ce shofar est bel et bien la voix de Yahvé, celle de Dieu lui-même ». Il parle même d’un « mugissement de Dieu » en ce que cette voix, par son hétérogénéité radicale, a quelque chose de bestial, la bête rendant compte de l’hétérogénéité.
Ce qui intéresse Lacan à travers le sonar, c’est la coupure. Comment la voix de Dieu, coupée de nous, vient à nous ? « L’intérêt de cet objet - dit Lacan, parlant de cet objet qu’est le shofar -, est de nous présenter la voix sous une forme exemplaire où elle est, d’une certaine façon, en puissance d’être séparée ». Comment l’homme produit-il un hétérogène qui lui soit plausible ?
Quinze jours plus tard, il revient au shofar ; et il se demande si on a affaire à de la musique. Je pense pour ma part que oui ; ou plus exactement je pense que la musique est parfaitement capable de sidérer comme quelque chose qui vient de l’Autre, de quelque chose qui est radicalement hétérogène. Elle met en présence de ce qu’on n’aurait pas pu fabriquer par soi-même.

Dans la tradition chrétienne, les cloches font l’objet d’une véritable discipline : la campanologie qui règle les horaires, les circonstances où l’on fait sonner les cloches selon un ordre et un rythme bien précis. Les cloches sont balancées dans le ciel pour tinter. Ce qui n’a pas le même sens que le fait de souffler dans des trompes ou des trompettes.

• La sonnerie horaire : le choix de la cloche et le nombre de coups permettent d'indiquer à distance l'heure qu'il est, au quart d'heure prés.



• La sonnerie du couvre-feu (appelée parfois « Salve ») : cloche spécifique ; sonnerie à la volée assez longue ; encore en vigueur dans quelques villes françaises (Strasbourg, Pont-Audemer...) ; annonce la fin de la journée, la fermeture des portes de la ville, des boutiques ou des cabarets.



• L'Angélus : 3 tintements suivis d'une volée ; trois fois par jour, pour appeler le peuple à la prière.



• Les Offices religieux : autrefois dans les monastères, chacun des sept offices de la journée faisait l'objet d'une sonnerie spécifique ; normalement, le nombre de cloches mises en volée varie selon le degré de solennité et donc selon le calendrier liturgique (la cloche « La » pour les jours ordinaires, le « plenum » - totalité des cloches disponibles - pour les grandes fêtes. Dans certaines régions françaises, la fête de Noël est précédée pendant plusieurs jours par des sonneries particulières (le « Nadalet »).



• L'Alerte (le tocsin) : jusqu'à la mise en place des sirènes municipales, il revenait au sonneur de « toquer » la cloche pour alerter la population lors de menaces d'invasion ou le début d'incendies ; cela se traduit par un tintement à rythme rapide ; après la première volée, le nombre de coups indique la direction du sinistre ; il existe aussi une tradition de sonnerie pour annoncer ou faire fuir les orages.



• L'abandon d'un enfant : dans le Sud-Ouest, autrefois, on tintait une cloche spécifique pour annoncer qu'un enfant venait d'être abandonné ; la sonnerie durait jusqu'à ce qu'un parrain d'adoption se manifeste.



• Le Glas (annonce d'un décès) : c'est sans doute la sonnerie la plus codifiée ; selon les régions, le code peut varier, mais il s'agit d'indiquer à la population, par le nombre de coups, non seulement qu'il y a eu un décès mais aussi s'il s'agit d'un homme ou d'une femme ou encore d'un enfant ou d'un ecclésiastique (par exemple 3 fois 3 coups puis la grande volée avec la grosse cloche pour le décès d'un homme, et 2 fois 3 coups puis la grande volée pour une femme et 1 fois 3 coups pour un enfant).



• La convocation : le rôle de la « bancloque » ou cloche banale (communale) est d'annoncer les séances communales (convocation des magistrats ou des conseillers de la ville) ; cette cloche (hébergée dans les villes du nord de la France dans un beffroi) servait aussi pour rassembler la population sur la place au pied du beffroi et leur transmettre certaines informations la concernant.

Les cloches sont balancées dans le ciel pour tinter, ce qui n’a pas le même sens que le fait de souffler dans des trompes ou des trompettes. Dans la Bible, on trouve de nombreux instruments de musique et même des orchestres pour célébrer le culte.

Psaume 150 : Orchestre lévitique
Louez l'Éternel! Louez Dieu dans son sanctuaire ! Louez-le dans l'étendue, où éclate sa puissance ! Louez-le pour ses hauts faits ! Louez-le selon l'immensité de sa grandeur ! Louez-le au son de la trompette ! Louez-le avec le luth et la harpe ! Louez-le avec le tambourin et avec des danses! Louez-le avec les instruments à cordes et le chalumeau ! Louez-le avec les cymbales sonores ! Louez-le avec les cymbales retentissantes ! Que tout ce qui respire loue l'Éternel ! Louez l’Éternel !

La septième trompette
Le septième ange sonna de la trompette. Et il y eut dans le ciel de fortes voix qui disaient : Le royaume du monde est remis à notre Seigneur et à son Christ; et il régnera aux siècles des siècles.
(Ap 11:15)

Au temple de Jérusalem, les Lévites sont ceux qui sont chargés d’administrer le culte. Les classes de lévites interviennent à tour de rôle pour servir le culte. Certains chantent, d’autres jouent de la musique et d’autres s’occupe avec les prêtres d’organiser les sacrifices.

Tous les Lévites qui étaient chantres, Asaph, Héman, Jeduthun, leurs fils et leurs frères, revêtus de byssus ( ce textile est obtenu en récoltant les fibres que certains mollusques produisent. Très précieux et très onéreux, on l’appelle la laine de poisson. Il semblerait que le terme ainsi employé dans la Bible soit en fait du lin et non pas la rare fibre de mer) se tenaient à l'orient de l'autel avec des cymbales, des luths et des harpes, et avaient auprès d'eux cent vingt sacrificateurs sonnant des trompettes, et lorsque ceux qui sonnaient des trompettes et ceux qui chantaient, s'unissant d'un même accord pour célébrer et pour louer l'Éternel, firent retentir les trompettes, les cymbales et les autres instruments, et célébrèrent l'Éternel par ces paroles: Car il est bon, car sa miséricorde dure à toujours ! En ce moment, la maison, la maison de l'Éternel fut remplie d'une nuée.
(2 Chroniques 5:12).
Quand il s’agit de rassembler un peuple dispersé à l’extérieur, la trompette est utilisée. Le livre des Nombres l’institue comme instrument de rassemblement et de cohésion du peuple.

L'Éternel parla à Moïse, et dit: Fais-toi deux trompettes d'argent; tu les feras d'argent battu. Elles te serviront pour la convocation de l'assemblée et pour le départ des camps. Quand on en sonnera, toute l'assemblée se réunira auprès de toi, à l'entrée de la tente d’assignation. Si l'on ne sonne que d'une trompette, les princes, les chefs des milliers d'Israël, se réuniront auprès de toi. Quand vous sonnerez avec éclat, ceux qui campent à l'orient partiront; quand vous sonnerez avec éclat pour la seconde fois, ceux qui campent au midi partiront: on sonnera avec éclat pour leur départ. Vous sonnerez aussi pour convoquer l'assemblée, mais vous ne sonnerez pas avec éclat. Les fils d'Aaron, les sacrificateurs, sonneront des trompettes. Ce sera une loi perpétuelle pour vous et pour vos descendants. Lorsque, dans votre pays, vous irez à la guerre contre l'ennemi qui vous combattra, vous sonnerez des trompettes avec éclat, et vous serez présents au souvenir de l'Éternel, votre Dieu, et vous serez délivrés de vos ennemis. Dans vos jours de joie, dans vos fêtes, et à vos nouvelles lunes, vous sonnerez des trompettes, en offrant vos holocaustes et vos sacrifices d'actions de grâces, et elles vous mettront en souvenir devant votre Dieu. Je suis l'Éternel, votre Dieu.
(Nb 10:1-10)

II.5. La question de la répétition : « En musique, répétition n’est pas redite »

« C’est dans le discours et en prose que les répétitions sont proscrites ; car le discours, soit qu’il développe un sens, soit qu’il expose ou démontre une thèse, va de l’avant par progrès dialectique et chemine tout droit sans se retourner ni revenir en arrière. Ici ce qui est dit n’est plus à dire, ce qui est dit est définitif : une seule fois suffit, et tout recommencement est oiseux, comme est inutile et navrante, dans la bouche de l’humoriste professionnel, toute plaisanterie trop souvent répétée. […] On reprocherait à un mathématicien ou au code civil de dire deux fois la même chose là où il suffit d’avoir dit une fois : mais on ne reproche pas au psalmiste de se répéter, car il veut créer en nous l’obsession religieuse et non point développer des idées ; son art de persister est passionnel, non pas apodictique. On ne peut davantage reprocher à la Messe glagolitique de Janàček sa « monotonie » car elle met en œuvre une sorte de rhétorique de l’envoûtement dont les effets vont jusqu’au sublime. Dans un développement significatif, ce qui est dit n’est plus à redire ; en musique et en poésie, ce qui est dit reste à dire, à dire et inlassablement et inépuisablement à redire ; se taire, en ce domaine, sous le prétexte que « tout est dit » est un sophisme substantialiste et quantitatif : autant refuser d’écrire un poème sur l’amour parce que le sujet a déjà été traité ».
[Jankélévitch, La musique et l’ineffable, p. 34-35].

« En musique, répétition n’est pas redite », dit Jankélévitch dans La musique et l’ineffable, p. 111. Je laisse là le mot un peu maladroit et qui sent l’agacement d’« obsession religieuse ». Que le discours religieux soit répétitif, oui ; mais il n’est pas plus une redite que le discours musical dans les da capo, refrains. D’une certaine façon, nous retrouvons ici - tant dans la musique que dans le discours religieux - ce que Kierkegaard appelle la réduplication, le rappel du passé au présent ou, plus exactement, la refonte du passé dans le présent. Ces deux gestes, l’un fondamental de la musique - dans lequel on ne joue certainement pas sa vie -, l’autre tout aussi fondamental du religieux - où l’on risque de jouer beaucoup plus sa vie -, se rejoignent dans un même geste de présentification ; de présentification du passé qui n’est pas en effet redite, parce qu’il répétition à d’autres conditions.

II.6. Les athées, les agnostiques et la musique religieuse ; qu’ils ne sont pas forcément en rapport de rejet avec elle, et ce que cela peut signifier

Une caractéristique qui différencie la musique dite « religieuse » par rapport aux discours religieux linguistiques, c’est que les gens les plus irréligieux, qui ne souffrent pas les discours religieux ou qui les contournent, peuvent être aussi sensibles que les religieux - plus même parfois que certains d’entre eux - à la musique de Bach, fondre en larmes à tel passage de la IXe Symphonie de Beethoven ou écouter sans relâche les Leçons de ténèbres de François Couperin ou le Stabat Mater de Vivaldi. Ce pourrait être un argument pour dire, avec Hume, qu’il n’y a pas d’affects proprement religieux, puisque ceux qui écoutent une musique dite « religieuse », censée les déclencher en tout cas ou les entretenir, peuvent être émus par cette musique comme ceux qui prétendent éprouver des sentiments religieux. Ou alors et l’argument est un diallèle et il se prend en deux sens : certes, comme nous venons de le dire, on peut soutenir que la piété de la musique ne tient qu’à une illusion ; mais on peut soutenir aussi que la musique rend les impies pieux malgré eux, comme si elle était instillée par des anges ; même ceux qui n’ont pas la foi, comme on dit, sont sensibles, sans le savoir, à du religieux au moins dans le langage de la musique.
Si l’athée a beaucoup de mal à récuser qu’il existe un usage religieux du discours - autant récuser le discours mathématique ou le discours poétique -, il a plus de difficulté encore à récuser l’ouvrage de la musique, lorsque celui-ci vient le travailler directement, le conduire où lui le veut, et non pas où veut celui dont il s’empare. Un athée peut se trouver fauché par l’émotion provoquée par une musique religieuse.

III. Musique et langage

Il se pourrait bien que le musical ne soit pas langage du tout, même s’il lui arrive de s’allier sous diverses formes au langage

III. 1. Jankélévitch admire Schopenhauer pour l’avoir non seulement suggéré, mais dit, énoncé, posé.

Voyons en quels termes Schopenhauer nie que la musique soit un langage, après en avoir énoncé le préjugé.
« La musique n’est pas, comme tous les autres arts, une manifestation des idées ou degrés d’objectivation du vouloir, mais l’expression directe de la volonté elle-même. De là provient l’action immédiate exercée par elle sur la volonté, c’est-à-dire sur les sentiments, les passions et les émotions de l’auditeur, qu’elle n’a pas de peine à exalter ou à transformer ».
[Schopenhauer A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, p. 1189, § central].

La musique ne se contente pas de représenter les sentiments ; elle est ces sentiments. Elle travaille à même l’existence sans rien représenter ; elle ne duplique rien. « La musique, comme Dieu, ne voit que les cœurs » (p. 1191). Elle n’a pas plus d’extérieur que le discours religieux. Nous avons déjà vu qu’elle ne se perdait pas dans l’anecdotique (p. 1191) et nous avons repéré par ces deux traits une affinité avec le langage religieux.
Schopenhauer va même très loin dans cette direction en un sens quasi-matérialiste ou existentiel. Le propos se continue, à la page suivante, en montrant que l’on vit l’assonance et la dissonance selon que les vibrations s’ajustent les unes aux autres ou ne parviennent pas à s’ajuster les unes aux autres. En réalité, contrairement à ce que dit Leibniz, on ne compte pas dans le plaisir musical, et peut-être les sentiments exprimés par la musique ne font pas nécessairement plaisir. Il y a donc directement dans la musique un enracinement plus « réel » que ne peuvent le faire les concepts de l’arithmétique. C’est cet enracinement vital, existentiel, qui fait que la musique nous touche plus qu’un discours scientifique, lequel passe par toutes sortes de filtres conceptuels.
Loin que nous nous servions de la musique - ce qui est la meilleure façon de la rater -, c’est plutôt la musique qui se sert de notre existence pour exister elle-même. Schopenhauer a cette belle formule que, « racontant l’histoire secrète de notre volonté, de toutes ses agitations, de toutes ses aspirations avec les retards, les obstacles, les tourments qui les traversent », elle nous transforme « en corde tendue et pincée qui vibre » (p. 1193). Il aurait pu ajouter qu’elle nous transforme dans le bois de la clarinette ou du hautbois, dans les cuivres des trombones, des cors et des trompettes, dans les ébènes des touches noires et dans les touches blanches du piano. Tant il est vrai que nos passions ressemblent fort à des instruments de musique, à leur timbre et à leur manière propre de vibrer : on pourrait opposer, comme l’avait fait Hume, les passions prestes et agiles et qui ressemblent aux cordes des violons et des altos, à celles qui sont plus lentes et rétives, comme peuvent l’être les sonorités du cor ou du trombone.
Ce que Schopenhauer a vu, c’est l’enracinement de la musique en nous ; il se pourrait que le discours religieux ait un effet assez comparable par les aspects syntaxiques de sa texture et que la liaison entre la musique et le religieux se fît ainsi.
Il semble en tout cas que le discours religieux lui-même se soit bien aperçu que la musique n’est pas un discours ordinaire, puisqu’il concerne le monde dans son ensemble. Ainsi, lit-on dans le Psaume 19, 1-5 :

Psaume 19:1-5
Au chef des chantres. Psaume de David.
Les cieux racontent la gloire de Dieu,
Et l'étendue manifeste l'œuvre de ses mains.
Le jour en instruit un autre jour,
La nuit en donne connaissance à une autre nuit.
Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles
Dont le son ne soit point entendu :
Leur retentissement parcourt toute la terre,
Leurs accents vont aux extrémités du monde,
Où il a dressé une tente pour le soleil.
Il y a ainsi, dans la contemplation du monde, une teneur musicale difficile à définir, car elle semble être contenue dans la forme même de la contemplation. Comme dans ce Psaume où les astres et le temps diurne semblent s’harmoniser comme les instruments dans un concert. On parle de retentissement, d’accents, et de dialogue sans langage. Comme si le ciel était la forme a priori de cette symphonie céleste qui rend hommage à Dieu.

III.2. Les raisons de Jankélévitch pour refuser à la musique le statut de langage sont très proches de celles de Schopenhauer et s’en inspirent très directement.

Nous avons l’embarras du choix pour retenir l’un des textes de Jankélévitch quand il récuse que la musique soit un langage :
« La musique, disait profondément Schopenhauer, n’exprime pas telle joie déterminée ou telle tristesse particulière, mais elle instille en nous la mélancolie en général, la joie en général, la sérénité en soi, l’espérance sans causes. Nietzsche va plus loin encore : la musique n’exprime même pas la douleur-en-général, la joie-en-général, mais elle exprime l’émotion indéterminée, la pure puissance émotionnelle de l’âme ; la musique exalte la faculté de sentir, abstraction faite de tout sentiment qualifié, que ce soit regret, amour ou espérance ; la musique éveille dans notre cœur l’affectivité en soi, l’affectivité non motivée et non spécifiée. Ceux qui traitent la musique comme un moyen d’exprimer certains sentiments déterminés restent « sur le parvis » (ainsi parle Nietzsche), sans avoir accès au saint des saints. Sans doute, Nietzsche passe-t-il un peu vite sur la spécificité des essences affectives éveillées par la musique ; sans doute n’y a-t-il pas de confusion possible entre la folle jubilation d’Eritana chez Albeniz et la nostalgie qu’exhale, chez Liszt, le Mal du pays. Il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue sémantique et comme « langage » des émotions, la musique reste toujours équivoque et décevante. Toujours significative en général et jamais en particulier, la musique n’est-elle pas le domaine de l’ambiguïté ? Telles sont l’âme, la liberté et la vie, évidentes dans l’ensemble et comme effet de masse, mais toujours démenties sur chaque point et contestables en chaque détail. La musique n’exprime, de près, aucun sens assignable, et pourtant la musique est grosso modo expressive, et puissamment expressive. Incapable de développer, inapte au progrès discursif, comment s’exprimerait-elle sinon « en gros » ? ».
[La musique et l’ineffable, p. 72-73].

La musique est globalement expressive ; ce qui veut dire qu’elle est aussi inexpressive ; la difficulté étant qu’on ne sait pas ce qu’elle exprime et qu’on ne le saura jamais. La difficulté est qu’elle nous met en état d’expression ; elle va nous chercher très finement là où nous allons nous mettre à pleurer ou être extraordinairement touché, sans que nous ne soyons capables de dire ce qui a été touché, en nous, par elle, si précisément. Elle est précise, mais elle ne sait pas en vue de quoi ; elle ne peut pas dire pourquoi ; ce qui est une étrange précision. Ne peut-on pas parler d’impression de précision ? On peut avoir l’impression d’une précision qui n’en est pas une ; l’illusion d’un langage conceptuel qui n’en est pas un. Pastichant Pascal qui disait que « les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cœur » (Sel. 739), on pourrait dire d’eux aussi qu’ils prennent leur imagination de précision pour la précision même.

IV. Que la musique ne soit pas langage ne signifie toutefois pas qu’elle ne soit pas esprit

IV.1. Hegel a très bien dit jusqu’où la musique pouvait être spiritualité.

Et il parle en philosophe qui a écouté de la musique et qui ne se contente pas d’en discourir comme d’une chose abstraite et sans rien de vécu. « La tâche principale de la musique consiste donc, non pas à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde, son âme idéelle [...] Elle s'adresse à l'intériorité subjective la plus profonde ; elle est l'art dont l'âme se sert pour agir sur les âmes […]. Les sons ne trouvent leur écho qu'au plus profond de l'âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle » (G.W.F. Hegel, Esthétique, t. III, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, 322-323).
En lisant Hegel sur ce point, on peut avoir l’impression de lire Michel Henry ou quelques autres philosophes qui n’avaient pas, qui n’ont pas et qui n’auront pas la même approche philosophique que lui. C’est ainsi que les philosophes ont souvent - même ceux qui ne disent pas grand-chose de la musique et ne sont pas sur son compte aussi diserts que Jankélévitch - enraciné la musique très profondément dans notre existence, notre esprit, en la rendant constitutive de nos actes mentaux les plus profonds. La musique - les oeuvres musicales - sont aussi constitutives que des catégories ou des schèmes. Elles sont nos pensées, elles forment nos pensées aussi puissamment que la causalité, le principe de contradiction, le principe d’identité. J’ai besoin de certaines séquences de la 32e sonate de Beethoven pour me disposer à penser certaines choses ; comme je puis avoir besoin du soliloque des Leçons de Ténèbres de Couperin ou du festoiement des Vêpres de la Vierge de Monteverdi. Je ne serai pas celui que je suis si ces musiques ne me hantaient, ne m’avaient construit et ne continuaient à me construire. Et ce Je n’est pas le Je privé, empirique que je suis, même s’il l’est aussi : il est le Je qui peut être assumé par tout être humain quel qu’il soit. La musique fait partie de notre être, à la fois et au comble du paradoxe, le plus intime et le plus universel.

IV.2. Lisons sur ce point Bergson qui est pourtant ordinairement si éloigné des positions hégéliennes.

« C’est ce qui arrive dans l’émotion musicale, par exemple. Il nous semble, pendant que nous écoutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère, et que c’est bien ainsi que nous agirions naturellement, nécessairement, si nous ne nous reposions d’agir en écoutant. Que la musique prime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup d’autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans une danse ».
[Bergson, Œuvres, p. 1008].
Et, un peu plus loin :
« Pour reprendre l’exemple de la musique, chacun sait qu’elle provoque en nous des émotions déterminées, joie, tristesse, pitié, sympathie, et que ces émotions peuvent être intenses, et qu’elles sont complètes pour nous, encore qu’elles ne s’attachent à rien. Dira-t-on que nous sommes ici dans le domaine de l’art, et non pas dans la réalité, que nous ne nous émouvons alors que par jeu, que notre état d’âme est purement imaginatif, que d’ailleurs le musicien ne pourrait pas susciter cette émotion en nous, la suggérer sans la causer si nous ne l’avions déjà éprouvée dans la vie réelle, alors qu’elle était déterminée par un objet dont l’art n’a plus eu qu’à la détacher ? Ce serait oublier que joie, tristesse, pitié, sympathie sont des mots exprimant des généralités auxquelles il faut bien se reporter pour traduire ce que la musique fait éprouver, mais qu’à chaque musique nouvelle adhèrent des sentiments nouveaux, créés par cette musique et dans cette musique, définis et délimités par le dessein même, unique en son genre, de la mélodie ou de la symphonie. Ils n’ont pas été extraits de la vie par l’art ; c’est nous qui, pour les traduire en mots, sommes bien obligés de rapprocher le sentiment créé par l’artiste de ce qui y ressemble le plus dans la vie ».
[Bergson, Œuvres, PUF, Paris, 1970, p. 1009].

On a tout lieu de penser que ce sont des actes réels de travail de certains d’entre nous qui constituent nos actes psychiques. Parmi ceux-ci, il y a cette multitude de choses que nous avons entendues et qui, parce qu’elles sont beaucoup plus organisées qu’on ne croit, jaillissent au bon moment, par une association d’idées.
Il n’y a pas d’idées innées, disait Locke, sans en excepter aucun pan de l’existence et de la pensée humaines : cette maxime retentit de toutes sortes de façons. Aucune de nos idées, aucune, n’est innée : elles ont toutes été constituées par des expériences. Dès lors, il est permis de penser que les œuvres sont constitutives de nous-mêmes, qu’il faut les apprendre, rester en contact permanent avec elles. Elles nous « font » nous-mêmes autant que nous les faisons.
Dans la philosophie de L’essence de la manifestation, Michel Henry a essayé de faire dériver la gamme de nos sentiments de rapports de passivité de soi à soi que l’on peut ressentir même dans l’activité du Je. Nous sentons jusqu’à notre activité elle-même. La musique dit quelque chose sur ce sentir soi-même ou plutôt, elle ne se contente pas de le représenter : elle l’effectue dans son infinie diversité, rendant désespérante toute déduction des sentiments, mais permettant de penser que toute œuvre musicale donne, par quelque côté, des éléments de déduction.
Mais, paradoxalement, si l’empirisme peut constituer une voie royale aux œuvres comme constituant nos actes mentaux, il est trop court pour rendre raison de l’entendre ou de l’écouter musical : la musique est un rapport de l’esprit à lui-même est presque tous les philosophes paraissent contraints de le dire. C’est la leçon profonde de Saint Augustin qui, dans son le Livre VI, V, 8 de La musique, fait ressortir de manière extrêmement paradoxale, qu’ « entendre ne peut pas être (seulement) l’effet dans l’âme d’une action du corps ». Dans ce passage, le personnage du maître essaie de faire partager à son disciple la thèse proprement incroyable que « lorsque nous entendons, il n’y a pas d’harmonies qui soient l’effet de ce que nous appréhendons des sons matériels » (On trouve le texte dans le volume consacré aux Confessions et autres dialogues philosophiques, Gallimard, 1998, p. 689).
Il y a donc, en apparence, un large accord des philosophes, sur ce thème de la passivité à soi par laquelle l’esprit se constitue, par les œuvres musicales, des actes qui comptent autant que ceux d’autres formes d’actes culturels qui sont au principe de travaux que nous effectuons en toutes sortes de domaines. Toutefois, cet accord, qui va peut-être de soi, quand il est celui de Bergson avec Jankélévitch, est si étrange quand il réunit des philosophes aussi divers et ordinairement aussi opposés que Hegel, Bergson, Michel Henry, Jankélévitch, qu’il devient suspect, tant est profonde l’exception que fait la musique dans le désaccord ordinaire de ces philosophes entre eux. Ces auteurs veulent-ils dire la même chose quand ils font de la musique un rapport de l’esprit - non seulement subjectif - avec lui-même ? Le fait d’avoir écouté, d’avoir été profondément ému par la musique n’est-il pas un obstacle pour le penser rationnellement et sereinement ?

V. Jankélévitch iconoclaste

Jankélévitch peut bien être vibrant et étincelant lorsqu’il parle de la musique ; il ne se laisse pas toujours griser par elle et sait qu’elle peut nous rendre ivres et nous faire dire des choses excessives que nous regretterons par la suite quand nous serons désenivrés.
Si émouvante soit-elle, si elle est un besoin absolu pour penser, est-elle elle-même une pensée ? Ce qui est requis pour penser est-il soi-même de la pensée ? Ne nous conduit-elle pas aussi souvent que la philosophie et même plus souvent qu’elle nulle part ? Nous ne saurions dire, émus par la musique, où elle nous a conduits, qu’elle se fasse à larges traits et amples mouvements comme chez Bach à la fin de ses Oratorios ou de ses Passions, ou que ce soit dans les raffinements infinis et éthérés de Fauré ? Messiaen a écrit un Quatuor pour la fin du temps ; cette musique m’émeut pour des raisons personnelles, liées à l’emprisonnement de mon père en Allemagne ; mais aussi parce que j’y ressens les gestes les plus subtils, les plus fins, les plus légers soubresauts de la temporalité, une temporalité saisie dans son hétérogénéité. Toutefois, une fois saisie cette temporalité, il me reste encore à en faire la philosophie ; ce qu’il ne faut pas rater m’est peut-être indiqué avec une diabolique précision ; toutefois seule l’existence de cette précision ou, peut-être même seulement, la possibilité de son existence m’est donnée : pas la réalité du travail qui reste à faire. Et qu’il faut poursuivre, comme Valéry dit qu’il en va de l’inspiration : à supposer que le premier vers me soit donné, il faut écrire les autres sans aucune économie de travail.
Platon nous demandait de nous méfier beaucoup de la musique qui fait perdre la tête. Tolstoï était sur la même ligne, comme le rappelle Jankélévitch : « Ce qui scandalise Tolstoï, c’est la choquante et malhonnête disproportion entre mon émotion et le bruit mélodieux ; il ne veut pas se laisser prendre à la causalité noire, à l’étiologie frauduleuse, qui nous met la tête à l’envers. Quelques années après La sonate à Kreutzer, La lumière luit dans les ténèbres confirme cette condamnation, et le livre Qu’est-ce que l’art ? la fonde théoriquement : la musique, qui nous fait tout oublier, sert seulement à ajourner les problèmes ; la musique obscurcit tout : c’est le type même de la clarté apparente, la fausse lumière dans les ténèbres » (La musique et l’ineffable, p. 113). « C’est là être un peu injuste pour les délires qui nous font tituber », commente sobrement Jankélévitch. Mais alors fait-elle perdre la tête ou est-elle constitutive de cette tête ? Est-elle constitutive de la tête parce qu’elle nous la fait perdre ?
Une fois de plus, deux attitudes s’affrontent encore ici : ou celle de ceux qui pensent que, par-delà le sujet qui pense, l’appel de la musique vient comme de l’au-delà ; la musique est divine ; elle est notre dialogue, non pas avec les hommes mais avec les dieux. Ou, avec Feuerbach, ne peut-on voir dans la musique religieuse - surtout ainsi conçue, comme venant des dieux et des anges - le fond de l’aliénation, la "fallacy" suprême, celle par laquelle nous nous leurrons et nous aimons nous leurrer? Il est étrange de voir des gens, si turbulents dans la vie ordinaire, presque tremblants de peur quand commence la VIIe Symphonie ou son andante si balançant que Wagner y voyait une apologie de la danse ? Ou quand commence la Symphonie inachevée dont le début sonne comme un appel ? Où sommes-nous le plus hommes : dans l’appel des anges ou dans sa récusation ?
La musique est complètement installée dans des contradictions qu’elle ne cherche pas à résoudre et c’est sans doute par là qu’elle nous fascine et nous enchante. Plénitude et radical nihilisme : la grande Chaconne pour violon seul de Bach, cime de difficultés pour l’instrumentiste, peut, lorsque je l’écoute, passer pour une exceptionnelle page de métaphysique, mais serions-nous capables de dire laquelle et de quoi a parlé cette métaphysique sans nous trouver devant un grand vide, consternant parce que nous étions prêts à lui accorder toute plénitude ?
Jankélévitch a écrit une page féroce à la fois sur la vanité de la musique, le sérieux que les hommes lui portent et l’impossibilité, pour elle comme pour nous, d’honorer ce sérieux :
« Il y a quelque chose de comique, quand on connaît la frivolité des hommes et la nature futile de leurs soucis, dans ce religieux silence qu’ils observent au concert et dans cette crainte maniaque d’être distraits. Distraits de quoi, s’il vous plaît ? Cet homme profond qui écoute les yeux fermés pense à ses affaires ; mais ce n’est pas non plus sa faute s’il est vrai que personne ne pense sincèrement à la musique ; on ne pense pas plus la musique elle-même, ipsa, ou l’ipséité de la musique, qu’on ne pense le temps : celui qui croit penser le temps, au sens où le temps est complément d’objet direct et objet d’une pensée transitive, pense aux événements qui sont dans le temps ou aux objets qui durent, pense non pas au devenir pur, mais aux contenus « devenant ». De même celui qui prétend penser à la mort (où il n’y a, par définition, rien de pensable) rêvasse plus qu’il ne pense : c’est pourquoi la « méditation de la mort » est une méditation si parfaitement vide, vide comme le cénotaphe devant lequel elle se recueille ; c’est pourquoi la réflexion sur la mort ne trouvant pas de prises, ressemble si souvent à une somnolence. N’est-ce pas le cas de toute « réflexion » sur Dieu ou sur le ciel nocturne ? L’attention à la musique ne tombe jamais sur le centre intangible et inattingible de la réalité musicale, mais dévie plus ou moins vers les à-côtés circonstanciels de cette réalité : le recueillement de l’auditeur abîmé dans son audition, occupé à singer l’attitude du fidèle dans le sanctuaire, est un recueillement vide. On ne pense pas « la musique », mais par contre on peut penser selon la musique, ou en musique ou musicalement, la musique étant l’adverbe de manière de la pensée. Celui qui prétend penser à la musique pense donc à autre chose, mais plus souvent encore ne pense à rien ».
[La musique et l’ineffable, p. 115].

Amoureux fou, mais aussi déçu, jaloux, de la musique ? On ne saurait être plus étincelant de rhétorique enthousiaste et, quant au fond, plus sceptique voire nihiliste sur le compte de la musique, comme si, usurpatrice, elle ne faisait que feindre d’occuper la place de nos plus sublimes valeurs d’existence.

VI. Le pari d’un dialogue entre le Ciel et la Terre

Il se pourrait toutefois que cette conception de Jankélévitch soit solipsisme et ne fasse pas assez de place à cette communauté que la musique réalise tant dans les concerts que dans les offices. Certes le problème demeure de savoir sur quoi se fonde la communauté de la musique, mais on pourrait, pour finir, faire une place à cette intersubjectivité que, mieux peut-être que les autres arts, la musique réalise, fût-ce au prix de quelque illusion.
La liturgie est l’affaire du peuple de Dieu. Quelle que soit la liturgie, elle instaure un temps et un espace mis à part dans la vie des fidèles. La musique a une place importante dans cette création d’un nouvel espace-temps qui n’est plus vraiment le temps profane et pas tout à fait le temps divin.
Dans le monde catholique, les fêtes des saints organisaient la vie quotidienne et offraient aux fidèles des repères qui rythmaient le temps du calendrier et offraient aux activités humaines le patronage d’un saint patron. Dans le monde protestant, ce sont le culte domestique et la piété quotidienne qui rythment la vie de chacun, avec l’assemblée dominicale comme scansion des semaines et sabbat dans les activités humaines. La partition du temps de chacun devient ainsi musique religieuse avec son rythme et ce n’est pas l’Église qui dicte ce qui doit présider aux journées, car il n’y a plus de saints patrons : c’est le quotidien de chacun qui colore, donne le ton de la journée. Le sabbat juif revêt une grande importance dans ce rythme hebdomadaire et le septénaire de la création offre aux réformés une horloge biblique immuable. Le jour où Dieu se repose et voit que tout ce qu’il a créé est bon est le jour où les fidèles se retrouvent au culte, qu’il soit permis d’y aller ou interdit, le culte doit avoir lieu. Théologiquement, le culte est avant tout louange et reconnaissance à Dieu pour ce qu’il donne chaque jour par la vie et la création. La musique et le chant sont donc avant tout des actions de grâces pour ce que Dieu a déjà donné. Tous les moments de la vie sont sous le signe de cette grâce et même la mort est occasion de célébrer les dons de Dieu. La musique dans le monde protestant n’est pas sacrée ; elle est parfois empruntée au profane pour servir ce culte rendu à Dieu. Rien d’étonnant donc que des mélodies populaires, des airs écrits pour l’opéra ou pour les fêtes populaires soient employés dans le culte pour chanter des cantiques ou rythmer le culte et lui donner une certaine couleur. Ce sont les hommes qui rendent un culte à Dieu, dans leur monde, avec leur langage, leur culture, leur expression de foi et de sentiment. Les protestants étant toujours très acculturés dans les lieux où ils vivent leur foi ont toujours à cœur de développer leur liturgie, leur musique, en fonction de la culture populaire du pays ou de la région. La musique permet alors de rassembler et de faire communauté dans un culte commun tous les cultes quotidiens et vécu dans le profane.
Comme une bulle au milieu du temps profane où Dieu se rendrait présent, un culte débute et ce termine par la musique qui introduit et clôt le temps cultuel, que ce soit à la maison ou au temple. La méditation est portée par la musique et permet à chacun de rentrer en lui-même pour réfléchir, prier, méditer ce qu’il a entendu. Dans la tradition protestante, la musique organise le dialogue entre l’assemblée et l’officiant par le jeu des répons qui « répondent » à la prière qui vient d’être dite. C’est une façon pour l’assemblée de participer pleinement au culte et de s’approprier les textes lus en leur répondant par le chant. Ce n’est plus un clerc qui officie, mais le peuple de Dieu tout entier.
Le défi du chant liturgique est de faire communauté avec des individus qui n’ont ni les mêmes histoires ni les mêmes attentes et souvent pas la même foi, sauf dans des options majeures ; et c’est la musique qui, par sa capacité à universaliser le temps et l’espace, permet cette communion.

VII. Conclusions

1. En tout cas, ce n’est certainement pas du côté de la musique, si exquise et intelligente soit elle, qu’il faut attendre de l’éthique et de la sagesse ; elle n’en contient à vrai dire pas plus que la philosophie, laquelle est amour de la sagesse peut-être, mais non point sagesse.

2. Une deuxième conclusion pourrait tenir dans la remarque que les philosophes ne sont pas tous - ne sont plus - très bavards, aujourd’hui, sur la musique, même s’ils lui accordent une place à la fois essentielle et à part dans leur conception ou dans leur système ; alors qu’ils le sont sans problème sur la peinture, la sculpture et les autres arts. Il fut un temps où l’on prenait parti pour ou contre Rameau, que l’on opposait à la musique italienne. Beethoven a vu, de son vivant, sa réputation menacée par Rossini : il en passe quelque chose chez Schopenhauer dont on pourrait se demander s’il ne donne pas l’avantage à Rossini. Mais il est vrai que l’issue de ces combats manquait de justice : Schubert, dont nous faisons légitimement grand cas aujourd’hui, pour des raisons qui nous semblent profondes, irrécusables, a vécu et est mort inconnu. Place essentielle - disais-je -, parce que les penseurs lui accordent, qu’il s’agisse de Hegel, de Bergson ou de Schopenhauer, une place fondamentale non seulement dans notre existence d’être pensant et voulant, mais de notre existence ; place à part aussi, car ils sont presque tous capables de remettre en question une partie de leur système pour faire une place à la musique.
On pourrait dire la même chose des rapports de la psychanalyse avec la musique, à laquelle elle réserve, elle aussi, une place essentielle et à part. À ma connaissance, si l’on met à part le passage très important sur le shofar, Lacan ne parle pour ainsi dire pas de la musique. Cette carence dépasse Lacan ; il est rare que les psychanalystes aient pris soin de parler de la musique et qu’ils veuillent travailler de façon inventive sur elle. Elle se trouve donc être la grande absente des divans des psychanalystes. Et si les psychanalystes n’en parlent pas, n’est-ce pas parce leurs analysants n’en disent pas non plus grand chose ? Il faudrait s’interroger sur ce silence.

3. Une troisième conclusion pourrait être une remarque : quiconque sort d’une écoute qui l’a infiniment ému a tendance - précisément à cause de cette infinité - à reléguer à des rangs très médiocres les autres musiques, les eût-il aimées naguère du même amour infini. Celui qui aime passionnément Fauré a tendance à ne plus avoir un mot pour Bach et à peine - et pas forcément un mot agréable - pour Beethoven. Si exaltantes soient-elles, chacune à sa façon, les musiques ne semblent pas se souffrir les unes les autres. Et pourtant nous avons dit qu’elles étaient toutes par quelque côté constitutives de notre esprit. Si iréniques que soient les musiques, elles sont souvent en rapport de dégoût les unes par rapport aux autres. Si quelques-unes vont bien ensemble, d’autres ne se supportent pas les unes les autres. C’est sur cette contradiction - une de plus - que nous pourrions terminer cette soirée.
C’est, pour Jankélévitch, presque la pierre de touche de la finesse d’une philosophie que de savoir quel est ou quels sont les musiciens que le philosophe qui l’a écrite préfère ou ceux qu’il cite avec insistance, ou - si l’on préfère - ceux qu’il néglige complètement.

4. La difficulté particulière avec la musique, c’est que des goûts révélés en musique vous font aisément passer pour un grossier personnage qui, en plus, ne peut se défendre d’être grossier, car on est très vulnérable lorsqu’on avoue un goût ; beaucoup plus que lorsqu’on avance un argument. Quand on lit Jankélévitch sur la musique - et il est l’un des rares philosophes à en parler autant et avec une telle précision -, on s’aperçoit qu’il ne cite guère que des musiciens français, espagnols, suédois ou norvégiens, russes ; jamais allemands, très rarement anglais comme si la composante saxonne avait autant compromis l’anglais que l’allemand. Jankélévitch ferait presque honte d’aimer Bach, Beethoven ou Schubert. Comme si l’on était grossier ; comme si l’on avait mauvais goût de mêler sa vie à ces musiciens en les écoutant.
Jankélévitch a vécu à une époque où l’on punissait aisément les langues des crimes qui ont été commis par ceux qui les parlent. Cela a conduit à quelques thèses latentes que nous aurions pu explorer et à quelques contradictions.

5. Je voudrais laisser une dernière fois la parole à Jankélévitch dont les livres sur la musique nous ont tellement aidés au cours de cette soirée.
« La musique est un charme : faite de rien, tenant à rien, du moins pour celui qui s’attend à trouver quelque chose ou à palper une chose ; comme une bulle de savon irisée qui tremble et brille quelques secondes au soleil, elle crève dès qu’on la touche ; elle n’existe que dans la très douteuse et fugitive exaltation d’une minute opportune. Inconsistante, presque inexistante musique ! lieu des pensées fondantes et crépusculaires ! ravissante ambiguïté ! exquis et décevant mirage d’un instant ! Comme tout ce qui est précaire, délicieux, irréversible - une bouffée de passé respiré fugitivement dans un parfum, un souvenir de notre jeunesse révolue -, la musique fait de l’homme un être absurde et passionné ; l’homme tient passionnément, infiniment à ce qui ne dure qu’une seconde, ou n’arrive qu’une fois, comme si la seule ferveur de sa dilection pouvait retenir et pérenniser la divine inconsistance ; encore que renouvelable, le charme de la musique lui est précieux comme nous sont précieux l’enfance, l’innocence ou les êtres chers voués à la mort ; le charme est labile et fragile et le pressentiment de sa caducité enveloppe d’une poétique mélancolie l’état de grâce qu’il suscite ».
[La musique et l’ineffable, p. 134-5].

6. Par opposition, cette opposition qui a quelque peu ponctué toute cette soirée, je voudrais vous lire un texte de Calvin sur la musique.
Jean Calvin ne s’y trompe pas et y voit le parfait culte portatif pour le réformé souvent en exil ou clandestin, qui a besoin de transporter son temple intérieur puisqu’on ne lui laisse pas souvent le loisir d’investir un lieu officiel. Il écrit :
« Quant aux prières publiques, il y en a de deux espèces. Les unes se font par simple parole, les autres avec chant… Et à la vérité, nous connaissons par expérience que le chant a grande force et vigueur d’émouvoir et d’enflamber le cœur des hommes, pour invoquer et louer Dieu d’un zèle plus véhément et plus ardent. Il y a toujours à regarder que le chant ne soit ni léger, ni volage, mais qu’il ait poids et majesté, et ainsi qu’il y ait grande différence entre la musique qu’on fait pour réjouir les hommes à table et en leurs maisons, et entre les psaumes qui se chantent en l’église, en la présence de Dieu et de ses anges…
Cependant l’usage de la chanterie s’étend plus loin : c’est que, même par les maisons ou par les champs, ce nous soit une incitation et comme un organe à louer Dieu et à élever nos cœurs à Lui, pour nous consoler en méditant sa vertu, bonté, sagesse et justice, ce qui est plus nécessaire qu’on ne saurait le dire. Ce n’est pas sans cause que le Saint Esprit nous exhorte si soigneusement, par les Saintes Ecritures, de nous réjouir en vanité… Or, entre les choses qui sont propres à recréer l’homme et lui donner volupté, la musique est ou la première ou l’une des principales et il nous faut estimer que c’est un don de Dieu destiné à cet usage… »

Jean Calvin reconnaît au chant la capacité de louer Dieu partout et en tout lieu. Mais il va plus loin et reconnaît à la musique le pouvoir de recréer l’homme, ce qui dans sa culture revient au salut et à l’homme nouveau dont parle Paul. Pour lui, la musique est un don de Dieu et les Psaumes ont été dictés à David par Dieu lui-même. Il écrit :
« Or ce que dit Saint Augustin est vrai, que nul ne peut chanter chose digne de Dieu qu’il ne l’ait reçue d’iceluy. Parquoi, quand nous aurons bien cherché çà et là, nous ne trouverons meilleures chansons, ni plus propres pour ce faire, que les Psaumes de David, lesquels le Saint Esprit lui a dictés et faits. »
[Jean Calvin, À tous chrétiens et amateurs de la Parole de Dieu (1543)]

L’importance de la prière individuelle et la relation directe à Dieu, explique l’importance que la musique a aux yeux des réformateurs. Luther composera des cantiques pour que les assemblées chantent à l’unisson et participent ainsi au culte comme s’ils étaient tous prêtres. Car derrière cette idée du chant pour tous, il y a évidemment le sacerdoce universel. Si chacun est à égalité devant Dieu, alors, tous peuvent chanter ses louanges ensemble sans distinction de fonction. Plus besoin de chantres : le peuple de Dieu dans son ensemble peut chanter la gloire de Dieu. À condition qu’on lui facilite la tâche. D’où la création de cantiques à chanter à l’unisson, et des recommandations pour chanter à quatre voix lorsqu’on est à la maison. Car avec la réforme, le culte domestique se développe et nécessite des outils nouveaux, comme les catéchismes, les Bibles, les nouveaux Testaments édités avec les Psaumes pour pouvoir faire son culte à la maison. Cette relation intime à Dieu donne à la musique une place importante et opère des passerelles entre le profane et le sacré. Il faut des mélodies que l’on puisse retenir. Ainsi, Luther écrit-il des cantiques sur des airs déjà connu des populations locales. En France, Clément Marot opère la même sécularisation du chant d’église en faisant des transcriptions de psaumes et en utilisant la forme traditionnelle du motet pour permettre le chant a capella des fidèles.