Bonne et mauvaise conscience

Bonne et mauvaise conscience
Théophile du mardi 28 novembre 2023

Théophile - Séance du mardi 28 novembre 2023


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            Dans des expressions comme « bonne conscience » ou « mauvaise conscience », on serait tenté, dans un esprit analytique, de séparer le vocable « conscience » de l’attribut « bonne » qui lui est attaché et de faire de même pour le vocable de « mauvaise conscience », en séparant, cette fois, le vocable « conscience » de l’attribut « mauvaise » qui lui est attaché de façon opposée. Certes, ce ne serait pas tout à fait une erreur de partir de la « conscience » pour traiter de la « bonne conscience » et de la « mauvaise conscience » ; mais on risquerait, en le faisant, de rater le caractère syntagmatique de l’expression. Pour être très trivial, quand je parle de « pomme de terre », je ne parle pas d’une pomme qui se trouve en terre, mais d’un tubercule qui a ses spécificités ; les vocables « bonne conscience » et « mauvaise conscience » sont à peu près du même ordre. La fixité de l’expression « bonne conscience » plutôt que « conscience bonne » ou de « mauvaise conscience » plutôt que de « conscience mauvaise » paraît aussi en témoigner.

            De fait, si la conscience, surtout chez les philosophes, depuis quelques siècles, est prise dans le sens d’une instance qui prend du recul par rapport à nos idées, nos impressions sensibles, nos passions, nos souvenirs, nos imaginations, nos fantasmes, nos projets en même temps qu’elle les unifie en les attribuant à un même sujet, souvent traité comme un sujet pensant, qui ne serait autre que nous-mêmes - ce qui est vrai depuis Descartes, qui d’ailleurs parle plus volontiers, dans ces circonstances, de « connaissance » que de « conscience » et depuis Locke qui est peut-être le véritable inventeur du terme dans ce sens -, le mot « conscience », pris souvent seul, mais dans un sens éthique, moral, juridique, religieux, n’a pas attendu le XVIIe siècle pour avoir cours. Les chrétiens - et, parmi eux, les protestants peut-être plus que les autres - invoquent depuis fort longtemps leur conscience. Chacun connaît l’adage rabelaisien « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » [1] : cela ne veut pas dire - pas exclusivement, du moins - qu’il faille rapporter la science à quelque cogito ou à quelque instance unificatrice ou réunifiante à l’intérieur de nous - celle que les Allemands appellent Bewusstsein et qu’ils distinguent du Gewissen -, mais cela veut plutôt dire qu’il faut rapporter la science à une instant morale. Ce dernier sens de Gewissen, si difficile à saisir soit-il, a perduré ; peut-être est-il même plus vif que jamais et l’on sait que, dans le domaine médical, juridique, religieux, il est possible dans la plupart des droits européens et américains d’invoquer une « clause de conscience » qui fonctionne à la façon d’un veto personnel que le droit lui-même reconnaît, d’ailleurs parfois dangereusement, aux personnes parce qu’on les rend libres jusqu’à un certain point de l’application des lois.

            Mais commençons par détecter la présence du terme de conscience dans la Bible. En cherchant dans la Bible, on trouve de nombreuses histoires ou paraboles qui manient la bonne et la mauvaise conscience et explorent ainsi les tourments de l’âme humaine. On pourrait dire à cet égard que le livre de Job est un conte philosophique et théologique sur la conscience de l’homme ; conte dans lequel le personnage de Job tente de trouver le critère qui l’accréditera comme homme juste face à Dieu alors même que toutes les circonstances de sa vie agissent comme des sanctions qui puniraient une faute hypothétique. Les amis de Job représentent les forces en présence. Et s’ils sont mis en scène à l’extérieur de Job, ils représentent à merveille le conflit intérieur qui bouleverse ce que l’hébreu appelle : « l’homme intérieur, l’esprit ou le coeur », לבב, lebab, mais qu’on peut tout aussi bien traduire par conscience.

           Yona Ghertman, rabbin et docteur en histoire du droit, propose de lire le dialogue entre Dieu et Satan au début du livre de Job (Job 1 : 6-12) [2]  comme un dialogue entre Job et lui-même. Il écrit : « Les sages du Talmud n’assimilent-ils pas d’une manière énigmatique le Satan au mauvais penchant de l’homme ( yester hara) et à l’ange de la mort ( malakh hamavét) ? L’homme s’estime, il a conscience de son envie de bien faire, ce qui lui confère une valeur certaine à ses propres yeux. Mais lorsqu’il regarde à l’intérieur de lui, des pulsions morbides l’envahissent alors, il ressent le besoin de s’éprouver, de remettre en question ses habitudes bien ancrées car c’est souvent la seule manière d’avancer. Partagé entre ses certitudes et ses tourments, Job décide inconsciemment de tout bouleverser chez lui. L’issue de cette prémisse d’introspection est encore incertaine. Une introspection très poussée et mal dirigée peut mener à un rejet de toute croyance (yester hara) et à l’autodestruction (malakh hamavét). Yona GHERTMAN, Une lecture du Livre de Job, la foi mise à l’épreuve ». Éds LICHMA, p 32.

          D’autres personnages du Premier Testament illustrent, par leur histoire, les démêlées qu’ils ont avec leur propre conscience : bonne ou mauvaise. Joseph, par exemple, ayant été maltraité par ses frères, met à l’épreuve la sincérité de leur récit en gardant l’un d’eux en otage, le temps qu’ils repartent en Israël pour donner du grain à leur famille et qu’ils reviennent. Les frères ainsi éprouvés comprennent qu’ils sont pris à leur propre piège et mesurent leur mauvaise conscience d’avoir mal agi [3]. Quant à la veuve de Sarepta du Premier Livre des Rois, elle voit en la personne du prophète Élie [4] sa propre mauvaise conscience. En effet, elle relie la venue du prophète chez elle à la maladie de son fils, comme si le prophète était venu en accusateur d’une faute passée. On ignore d’ailleurs de quoi elle pourrait être coupable. On le voit : la bonne conscience et la mauvaise conscience sont liées, dans le Premier Testament à la foi en un Dieu qui condamne et sanctionne par la perte de ce qui est bon pour l’humain. Les épreuves de la vie deviennent  les symptômes d’une dette envers Dieu et qu’il faudra payer. Ainsi le sage est celui-là seul qui peut vivre avec un cœur accordé à la loi de Dieu, même s’il se sait pécheur. Le seul fait de se savoir pécheur lui évite d’avoir un cœur abusé, égaré.

          Le premier livre des Psaumes ne dit-il pas de l’homme heureux qu’il est juste ? [5] Le véritable bonheur est donc assimilé à la bonne conscience qui revient à être en paix avec Dieu. On retrouve cette idée dans le Second Testament avec le terme grec : συνειδησεως αγαθης. (suneidéséos agatès). La bonne conscience est une conscience sans reproche devant Dieu d’abord, comme celle de Paul qui, devant le Sanhédrin, déclare : « Mes frères, c’est en toute bonne conscience que je me suis conduis, devant Dieu, jusqu’à ce jour. » (Actes 23:1).  Dans l’Épître aux Hébreux, attribuée à Paul par les églises mais qui n’est pas son œuvre, au vu de son style peu paulinien (Luther l’attribuait au disciple de Paul, Apollos, mais c’est une simple conjecture), on trouve à la bonne et la mauvaise conscience. Au chapitre 10, verset 22, la communauté destinataire de la lettre est appelée, dans un vocabulaire mêlant le rituel du culte juif à la nouvelle religion chrétienne, à la persévérance dans la foi et dans la vie en communauté avec un cœur purifié de toute mauvaise conscience [6]. Au chapitre 13 de la même lettre, au verset 18, l’auteur demande que l’on prie pour lui en rappelant qu’il a une bonne conscience, avec la volonté de nous bien conduire à tous égards [7]. La conscience ici, relève de la foi en Dieu et de la confiance mutuelle. Elle apparaît comme le critère qui permet de garder le cap de l’œuvre à poursuivre. La conscience de celui qui ouvre la voie aux nouvelles communautés est son accréditation auprès de communautés souvent lointaines et qui ne peuvent se fier qu’à la bonne foi de leurs fondateurs.

            Si l’on prend les choses de façon moins directement théologique et plus anthropomorphique - ce qui n’équivaut nullement à une exclusion du religieux, mais ce qui est plutôt une question de méthode -, on peut se demander ce que les expressions « bonne conscience » ou « mauvaise conscience », voire le terme de « conscience », parfois sans autre qualificatif et sans la visée unifiante dont nous avons parlé, ont de spécifique ? Quand on parle de bonne et de mauvaise conscience, on parle moins du « devoir » ou de l’« exercice du devoir » que de la satisfaction, de l’agrément ou de l’approbation que l’on ressent à faire - ou à ne pas faire - ce devoir (auquel cas on parle de « bonne conscience ») ; ou alors on parle du désagrément ou de la désapprobation à faire ou à ne pas faire son devoir (auquel cas on parle de mauvaise conscience). S’approuver intimement de faire ou de ne pas faire quelque chose (un acte), bien que cela soit compris - par les autres et par nous-mêmes - comme étant notre devoir, telle est la bonne conscience. Se désapprouver intimement de faire ou de ne pas faire quelque chose (un acte), en même temps que cela est compris - par les autres et par nous-mêmes - comme notre devoir de le faire, telle est la mauvaise conscience.

            On remarque au passage que l’on peut parler de devoir et de loi morale sans introduire, visiblement du moins, les notions de « conscience » ni même de sujet ; du moins en apparence. Kant, par exemple, pour établir la moralité des actes, se contente de la possibilité de vérifier si les maximes qui les inspirent sont cohérentes de telle sorte qu’elles constituent ce qu’il appelle volontiers une « nature », c’est-à-dire un ensemble de lois coordonnées. En revanche, la bonne conscience et la mauvaise conscience impliquent davantage ce que certains appellent affectivité, d’autres sentiments ; d’autres encore, « instinct » ainsi que le fait le Vicaire savoyard convoqué dans l’ouvrage de pédagogie de Rousseau intitulé Émile, comme s’il n’y avait aucun apprentissage social (ecclésial, familial) à faire de la notion [8] - ce qu’avait contesté depuis longtemps et très vivement Locke, par exemple, qui refusait l’existence d’idées innées, y compris dans le domaine pratique, lorsqu’il souligne le caractère appris de la conscience [9].

            Mais on voit aussi que, derrière l’apparente clarté de ces deux définitions qui permettent de repérer les notions sur lesquelles nous allons travailler, se profilent plusieurs difficultés qui vont nous conduire à dialectiser beaucoup ce repérage. La première tient à ceci : qu’est-ce qui permet à quelqu’un de s’approuver de faire ce qu’il estime être son devoir, alors que, du point de vue d’un autre surtout, cette conformité au devoir n’est qu’apparente ? Ne peut-il arriver que, du point de vue même de ce devoir, dont le principe n’est pas remis en cause par la bonne conscience de celui qui le fait, celle-ci apparaisse pourtant fort mal fondée ? La bonne conscience ne peut-elle être jugée fort douteuse du point de vue du devoir même auquel cette bonne conscience s’imagine sacrifier pleinement ? La seconde difficulté consiste à savoir si la bonne conscience est toujours mal fondée -en ce qu’elle vise la satisfaction ou l’approbation plus que le devoir - et si elle ne pourrait pas, parfois au moins, être bien fondée ? La troisième difficulté est de se demander, au vu des deux premières difficultés, si la loyauté ne consisterait pas à vivre constamment dans la mauvaise conscience - celle dont parle Paul de celui qui voit où est le devoir mais qui ne s’y plie pas - ? Cependant - quatrième difficulté - peut-on vivre dans cet enfer de la mauvaise conscience qui me fait scrupule de tous mes actes dans la mesure où aucun ne remplit jamais véritablement et complètement mon devoir ? De la même façon qu’il n’est pas si difficile de faire glisser quelqu’un de la bonne conscience à la mauvaise, n’y a-t-il pas un dépassement possible et loyal de la mauvaise conscience vers une bonne conscience qui serait méritée et bien fondée ? Le point qui réunit ces quatre difficultés et qui les « dialectise » est qu’il y a une bonne « bonne conscience », une mauvaise « bonne conscience », une mauvaise « mauvaise conscience », trop scrupuleuse, au point qu’elle compromet tout élan vertueux, et une bonne « mauvaise conscience ».

            On pourrait poser le problème un peu autrement sous la forme suivante : peut-il y avoir un bon fondement de la bonne conscience ? Ou son  fondement est-il toujours mauvais ? Et, à l’opposé, avec une apparence de symétrie, comme une fausse fenêtre : peut-il y avoir un bon fondement de la mauvaise conscience ou ce fondement est-il toujours mauvais ? Voire, en retournant complètement la situation : s’il peut y avoir un mauvais fondement de la mauvaise conscience (chez quelqu’un qui est trop scrupuleux ou qui redresse trop facilement les torts des autres), n’est-il pas, par quelque côté, toujours bon, en raison de la conscience du péché que cette mauvaise conscience enferme et qui vaut sans doute mieux qu’une inconscience faussement angélique ?

            Partant d’un écheveau qui semblait extraordinairement complexe, nous voyons que nous pouvons assez bien classer les difficultés et, pourvu que nous ne prenions pas les positions qui sont dans chaque case autrement que comme des indications, plus nominales et rhétoriques qu’essentielles et qui peuvent encore et toujours se dialectiser, nous nous aiderons volontiers du tableau suivant :


bonne conscience
mauvaise conscience
bon mouvement
ou
bon fondement
bon mouvement de la bonne conscience (ou bon fondement de la bonne conscience)
une certaine paix de l’âme qu’il n’est pas forcément mauvais de ressentir
bon mouvement de la mauvaise conscience (ou bon fondement de la mauvaise conscience)
le remords qu’il n’est pas forcément mauvais de ressentir (dans certains cas)
mauvais mouvement
ou
mauvais fondement
mauvais mouvement de la bonne conscience (ou mauvais fonde­ment de la bonne conscience)
L’ignorance ou la négligence d’autrui; celle du « bien-pensant »
mauvais mouvement de la mauvaise conscience (ou mauvais fondement de la mauvaise conscience)
le ressentiment
la volonté d’en découdre avec autrui

          De ce tableau, il est possible de faire une lecture théologique.

          Dans l’Évangile de Jean, un épisode fameux met en scène un jeu de la bonne conscience et de la mauvaise conscience qui illustre tout à fait le tableau que nous venons de voir. Il s’agit du récit de la condamnation de la femme adultère [10]. Dans ce passage, la femme adultère est objectivée par ses accusateurs qui la présentent comme un cas exemplaire d’adultère. La loi de Moïse dit ceci : «  L’homme et la femme adultères seront mis à mort. » (Lévitique 20:10)

           On ignore où est l’homme avec lequel elle s’est rendue adultère, mais les scribes et les pharisiens présentent le cas en toute « mauvaise bonne conscience » à Jésus qu’ils visent à travers elle. Ils se reposent sur l’intransigeance de la loi, afin d’obliger Jésus à répondre en conscience sur le sort à réserver à cette femme. Jésus a ce geste énigmatique de tracer quelque chose dans la poussière du sol sans mot dire. Puis il renverse la bonne conscience des scribes et des pharisiens en demandant : « que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Entre la loi qui objective le cas de la femme et la sanction prévue, Jésus a glissé un autre paramètre : la conscience individuelle de chaque scribe et de chaque pharisien. Il est passé de la règle à une déontologie plus subtile et plus individuelle.

            À ce moment-là, le péché de la femme adultère devient l’affaire de tous et la bonne conscience des scribes et des pharisiens se mue en « mauvaise conscience ». Dans de nombreuses versions de l’Évangile de Jean un morceau du verset n°9 n’apparaît pas, c’est le minuscule : «  accusés par leur conscience ». Les traducteurs ont laissé tomber cette partie du texte, considérant qu’il s’agissait d’un commentaire manuscrit ajouté aux manuscrits sources, et qu’il ne fallait pas le garder. En revanche, ils ont gardé un deuxième minuscule dans le récit qui n’a pas plus de légitimité à rester dans la version publiée : « Va et ne pèche plus ». Ainsi, le premier commentaire « accusés par leur conscience », où l’on trouve le terme conscience, sans doute forgé par des milieux pauliniens : συνειδησεων, suneideséon, et que l’on retrouve dans des lettres pauliniennes, n’apparaît que dans les versions d’origine anglo-saxonne de nos Bibles et a été évincé par les traducteurs francophones. En revanche, l’exhortation à ne plus pécher lancée à la femme, a été systématiquement conservée dans toutes les versions, comme si c’était la clé du texte et la solution que Jésus apportait en ne considérant que la femme et sa faute. Pourtant, il est plus intéressant de rester sur les questions que pose Jésus : où sont-ils passés, personne ne t’a donc condamnée ?

            Outre le mouvement des scribes et des pharisiens qui met en scène le passage de la mauvaise bonne conscience à la bonne mauvaise conscience, on voit aussi la femme qui retrouve l’espace d’une parole qui la remet seule face à sa conscience. Elle, qui était à la place prévue par la loi, c’est à dire seule debout au milieu de ses accusateurs, se retrouve seule avec Jésus qui ne la condamne pas et elle peut ainsi passer de l’état d’objet au à celui de sujet conscient.

            Encore un mot avant de partir pour de bon : toutes ces positions ne sont intéressantes qu’en ce qu’elles ne restent pas à l’état figé mais qu’elles travaillent et se travaillent elles-mêmes. Ne cachons pas que nous devons en grande partie ce tableau à V. Jankélévitch qui est l’auteur d’un livre presque centenaire intitulé La Mauvaise conscience [11] ; nous verrons que, en effectuant le travail dont nous avons parlé, nous aboutirons à un autre tableau, la topologie ayant opéré et qui réintroduira la conscience, un moment écartée, dans cet ensemble où elle se dissimule quelque peu. Notons aussi, avant de commencer, que ce tableau, en dépit de son allure régulière, que nous avons taxée de rhétorique, est rempli de fausse fenêtres ; la principale étant que la mauvaise conscience est une affaire de moi avec moi devant la loi : autrui y intervient a minima ; alors que la bonne conscience s’étale souvent au grand jour sans beaucoup de pudeur chez des gens qui, comme aurait dit Kierkegaard, n’ont pas de moi. Mais cette bonne conscience réserve des surprises et peut devenir un élément de grande sagesse et relever de l’essence la plus authentique.

            Il nous faut désormais entrer dans le détail pour approfondir ces notions et savoir comment s’articulent ces positions.

Le circuit de la bonne conscience

           Si l’on met à part la franche goujaterie de ceux qui ne tiennent jamais compte d’autrui dans leurs façons d’agir, qui ne pensent qu’à leur bien-être en négligeant totalement celui des autres, sans même s’apercevoir qu’il y a des autres, il existe des figures de la bonne conscience plus subtiles auxquelles l’éthicien R.M. Hare s’est particulièrement intéressé [12]. Il montre que les enfants des familles aisées qui avaient entre 18 et 25 ans en 1968, et la décennie au-delà, avaient tendance à reprocher à leurs parents, surtout quand ceux-ci étaient démocrates au États-Unis ou de gauche dans les pays européens, d’avoir des principes qu’ils ne respectaient pas plus que les gens de droite qui ne préconisaient leurs principes ni dans leurs paroles ni dans leurs actes. D’une certaine façon, ces jeunes « gauchistes » voyaient plus de loyauté chez des gens franchement à droite et acceptant des principes conservateurs que chez leurs parents de gauche qui vivaient, à leurs yeux, dans la contradiction et l’hypocrisie. Leurs parents feignaient de contester dans leurs propos les valeurs de la bourgeoisie mais ils vivaient comme des bourgeois ; ils faisaient semblant de mépriser l’argent, mais ils montraient dans la plupart de leurs actes que leur projet était tout de même d’en gagner le plus qu’ils pouvaient ; ils prenaient certes parti pour les pauvres immigrés mais ne levaient pas le petit doigt pour les aider ; quant à l’égalité, ils la clamaient haut et fort, mais ne faisaient pas grand-chose non plus pour la mettre en action si ce n'est en votant pour des politiques qui, eux aussi, la clamaient haut et fort mais n’en faisaient pas plus qu’eux pour la mettre en action.

            Certes, ces jeunes voyaient bien la paille qui étaient dans l’œil de leurs parents, mais ils ne voyaient guère la poutre qui était dans le leur, alors qu’ils profitaient eux aussi largement de l’argent des parents, du confort de leur maison, des études et des vacances qui leur étaient offertes et qu’ils n’auraient jamais été capables de s’offrir sans leur aide, sinon par un travail personnel qui aurait compromis une grande partie de leur bien-être. En d’autres termes, ces enfants faisaient ressortir souvent dans les discussions avec leurs parents que ceux-ci vivaient dans une bonne conscience qu’ils se faisaient fort de leur reprocher, semant ainsi dans la tête et le cœur de leurs parents une espèce de « mauvaise conscience ». R.M. Hare souligne qu’il est extrêmement facile de mettre les gens en contradiction avec leurs principes et parfois même, lorsqu’ils ne s’y attendent pas, de les rendre honteux de ces contradictions en leur faisant mordre la poussière, alors qu’ils n’ont jamais cherché qu’à rendre leur famille heureuse, leur entourage heureux et de s’être risqué à avoir quelque plaisir à exister.

            L’idée de Hare est que, s’il est nécessaire dans les questions éthiques de ne pas laisser en friches les maximes de ses actions et d’avoir quelques principes qui permettent de conceptualiser et de mettre en ordre ce qu’on fait dans ses actes, il est tout aussi nécessaire d’avoir une position très flexible à l’égard des principes en n’ignorant pas que l’existence est toujours contradictoire et pleine de tensions et que l’on commet une grave erreur en appliquant à la lettre les principes selon lesquels on prétend vivre et une plus grave encore si on exige que les autres vivent selon les principes qu’ils paraissent avoir voulu nous inculquer ou qu’ils semblent nous avoir inculqués. Ce qui est important ici - et Hare rejoint sur ce point Jankélévitch qu’il ne cite pourtant jamais - c’est l’affirmation implicite d’une bonne « bonne conscience », sans laquelle l’existence serait impossible. Elle reste certes intuitive : on applique plus ou moins les principes selon que l’on sent si c’est le moment ou non de les appliquer et, s’il y a un moment où il faut dépasser les intuitions, s’il n’y en aurait pas d’autres où il faut retrouver des intuitions simplement un peu déplacées. Appliquer un principe peut aller jusqu’à en prendre le contrepied pourvu que la valeur que l’on veut faire exister en faisant délibérément cet écart soit relativement sauve. « Le comble de la justice est souvent le comble de l’injustice » [13] ; et la fidélité à un principe peut parfois être mieux conservée par une infidélité à ce principe, qui le garde mieux, que par un entêtement rigoriste et jusqu’au-boutiste [14].

            On peut donner une variante à cette idée que nous avons déjà lue, ici même, dans les Essais de Montaigne et qui semblent devancer les probabilistes qui s’occupent de probabilités subjectives : on peut, dans des circonstances données, choisir des options qui ont moins de chances de se produire que d’autres mais qui présentent plus d’avantages, pourvu que nous prenions en compte l’ensemble des détails que nous présentent ces circonstances et que l’on sache ce que l’on risque en les prenant en compte. Il y a plus - et l’on peut risquer ce qui semble aller contre le bon sens mais s’accorde en réalité très profondément avec lui - : quand on se livre à cette opération risquée et que les choses mêmes paraissent, au bout du compte, nous avoir donné tort, on n’a pas à avoir mauvaise conscience ; la partie par laquelle nous n’avons pas eu de chance ne doit pas nous laisser de remords. Nous aurions pu réussir par le côté que nous avons choisi et c’est simplement malchance si les choses n’ont pas tourné comme nous l’aurions voulu. On voit, là encore, un exemple de bonne conscience supérieure qui prend acte des échecs, mais qui n’est pas affectée par eux et n’a pas lieu de l’être. Position risquée tout de même car, le temps passant peut nous intimer que nous n’avons pas pris en compte un élément de la situation dont nous aurions pu tenir compte. On voit comment la bonne conscience oscille probablement indéfiniment dans ce jeu de renversements du pour au contre.

            Ces accommodements nécessaires avec la règle sont étrangement aussi présents dans les textes de sagesse biblique. Dans le Livre de l’Ecclésiaste, il est écrit qu’il ne faut pas être observant à l’excès. La justice n’est pas toujours gage de réussite, même des projets les plus nobles et l’on peut avoir bonne conscience même en n’ayant pas appliqué la règle à la lettre. [15]

           Passons désormais à la mauvaise conscience qui fonctionne moins comme un circuit que comme la nécessité d’être dépassée ; ce à quoi elle nous porte par elle-même.

           Partons du remords : j’ai commis une faute et quand bien même je serais le seul à le savoir, cet acte fautif me poursuit, me diminue durablement, éternellement peut-être, à mes propres yeux - jusqu’à m’anéantir - ; je ne peux plus être l’ami de moi-même après cette faute et me la reprocherai éternellement. La faute est irréversible : il n’est plus question de retrouver le monde d’avant la faute. Il n’est pas question non plus de l’oublier. Notons ici que le remords n’a rien à voir avec le regret. D’abord sans doute, parce que le regret peut être le regret d’un bon moment, le regret d’un plaisir ou d’un temps où nous étions heureux ; mais aussi, même quand le regret est regret d’un acte dont nous nous repentons, il reste une affaire de mémoire qui, comme tous les souvenirs, va pâlir et décliner ; ce qui n’est nullement le cas du remords, qui peut devenir plus cruel encore, plus insupportable et plus torturant au fur et à mesure que nous nous écartons de la date de l’exaction. De l’éternel est passé dans la faute, ce qui n’est pas du tout le cas du regret ; un étrange « éternel » toutefois, qui a un début. Le fait du remords est un fait d’existence extraordinairement violent, celui par lequel un passé devient éternellement présent sans pouvoir jamais être rejoint à partir du présent [16] ; il n’a presque rien à voir avec le devoir être auquel on aurait manqué. Le devoir-être est bien abstrait en comparaison de ce précipité d’existence qui caractérise le remords et qui fait terriblement souffrir [17]. C’est le cas - dans Crime et châtiment de Dostoïevski - de Raskolnikov dont le crime n’a pas eu de témoin et dont la victime n’est regrettée par personne et ne manque à personne ; une force plus grande que lui, et qui n’est pas celle du devoir qui a été transgressé, le pousse à se dénoncer et à purger sa peine, quand bien même, encore une fois, personne ne se serait aperçu de l’exaction.

            On trouve, chez Jankélévitch, une variante particulièrement fine de ce thème : s’il est vrai que le remords est une affaire entre soi et soi qui bouleverse à jamais notre équilibre, on peut remarquer qu’un autre peut déclencher, par un acte que nous jugeons grave dont il se rend coupable et dont nous avons la connaissance irrécusable qu’il l’a commis, ce rejet violent accompagné de douleur. Si un ami ou une amie se livre à une exaction notoire à nos yeux et s’il cherche ou si elle cherche le moyen que nous fermions les yeux, il (ou elle) peut obtenir la rupture immédiate de l’amitié que nous lui portions, sans l’ombre d’un remords qu’il (ou qu’elle) devrait seul(e) porter, ni même le moindre regret [18]. Il y a donc un précipité du remords qui est lié à la faute elle-même, à son existence, et qui fait souffrir. La conscience est une expérience ; elle n’est pas seulement l’expression d’un devoir-être [19].

            On sait que Kant se méfiait des situations dans lesquelles le sentiment - fût-il un sentiment tourné contre soi - substituait sa motivation au devoir, comme lui offrant une sorte de dérivation hétéronome ; il préférait absolument la loi d’autonomie qui seule peut être la loi morale d’êtres raisonnables. Mais c’est là un principe sur lequel il est revenu d’une certaine façon en le corrigeant : il est certains sentiments, dont font partie l’intérêt pur que nous portons à la loi morale et l’absolu dégoût que nous éprouvons lorsque nous lui faisons entrave ou assistons à la manœuvre de quelqu’un qui lui porte entrave, qui ne contredisent pas la loi d’autonomie. Tel est le cas du remords qui est le sentiment même de l’autonomie quand elle a été violée ; ce sentiment n’a pas d’autre raison que lui-même et il peut, jusqu’à un certain point, être qualifié pour parler à la place de l’autonomie. La souffrance du remords n’est pas une souffrance de diversion et elle ne l’est pas davantage que l’intérêt pur que nous portons à la loi morale ; elle va jusqu’à jouer un rôle de substitution qui aura une fonction de régénération. C’est parce qu’elle vient de nous, de notre intérieur, en la souffrant nous-mêmes, que la douleur est utile et effectue notre salut.

            En allant plus loin - beaucoup plus loin -, Jankélévitch se sert de cette souffrance particulière du remords et de sa caractéristique d’éternité - de métempiricité - pour en attendre une voie fragile - de cette fragilité [20] même qui fonctionne à l’envers du plaisir dont Aristote disait qu’il s’ajoutait à l’acte vertueux comme aux hommes dans la force de l’âge la fleur de la jeunesse (Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174 b 32-33) - mais absolument réelle de salut. « Entre l’oubli qui est immoral et la réparation qui est impossible, entre ces deux solutions inverses, et qui toutes deux volatilisent le problème plutôt qu’elles ne le résolvent, n’en existe-t-il pas une troisième qui le prend corps-à-corps au lieu de l’escamoter ? » demande-t-il. La mauvaise conscience peut-elle jouer ce rôle et ainsi se dépasser elle-même ? Et Jankélévitch de trouver la « solution » du côté de la souffrance qu’il paraît distinguer de la douleur, même s’il ne thématise pas cette distinction. Curieusement, sans avoir pu lire Canguilhem qui n’avait pas encore publié Le normal et le pathologique, il développe une idée voisine - dont le problème est de savoir si elle n’est pas purement métaphorique quand on l’utilise en éthique - : l’auteur de Le normal et le pathologique ne pense pas que la douleur et, peut-être mieux encore, la souffrance soit par elle-même pathologique : étant quelque chose de la maladie sans s’identifier totalement à la maladie, elle est plutôt l’indication du pathologique qui donne au patient et à son médecin quelques prises pour recouvrer la santé [21] ; sans doute pas celle dont le patient disposait avant de tomber malade, mais un état acceptable qui met en condition de retrouver ce qu’on peut appeler sa santé. C’est exactement le modèle dont Jankélévitch se sert pour traiter du dépassement de la mauvaise conscience en éthique. Peut-être pourrions-nous aller jusqu’à dire que la douleur doit se transformer en souffrance, souffrir devenant alors une attitude à l’égard de la douleur, une façon active, passive-active de la prendre en compte. « La douleur elle-même est un symptôme de notre guérison [j’ajouterai volontiers : pourvu que nous la transformions en souffrance, en endurance] ; toute stérile qu’elle paraisse, la douleur restaure, libère, édifie [toujours avec cette condition et l’on ne voit pas en quoi ce serait une faute d’endurer la douleur]. On peut distinguer en elle un aspect exotérique et un aspect ésotérique ; contemplée du dehors dans ses effets visibles, la douleur paraît de prime abord un dérangement, un désordre du corps et de l’âme, un phénomène de déficit ; mais il y a aussi, dans la douleur, quelque chose de fécond, et pour ainsi dire d’ésotérique que la biologie contemporaine a mis pleinement en lumière. Non seulement la douleur n’est pas une moindre vitalité, une raréfaction de conscience : mais encore elle ne représente bien souvent que l’effort d’un organisme pour se transformer ou se rétablir dans sa forme ; par rapport au passé, la douleur est certainement un mal, puisqu’elle trouble l’ordre de la santé ; envisagée au contraire dans l’optique du futur, elle apparaît comme un prélude, et non plus comme un effet ; elle manifeste la résistance d’un organisme qui se défend et refuse les mutilations définitives, en [ne voulant] pas redevenir matière » [22].

            Certes il faut faire la part de la métaphore dans cette page pourtant tellement décisive dans l’ouvrage puisqu’il s’agit du dépassement de la mauvaise conscience ; mais, de l’image médicale et de l’image éthique, quelle est la métaphore de l’autre ? Il est, je crois, indiscutable que la douleur du remords, qui est plutôt quelque chose du remords sans être tout à fait le remords lui-même, permet néanmoins son déplacement et, par conséquent, ne ferme pas la porte à toute espérance de régénération. Cette idée est évidemment puisée chez Kierkegaard dont il n’est pas toujours nommément question dans La mauvaise conscience, mais dont on voit trop bien la présence, qui lui est reprise, d’un péché qui est lui-même la condition du dépassement de sa propre misère [23] : dépassement qui est rendu possible précisément parce qu’il mobilise - rend mobiles - les termes entre lesquels s’effectue la transfiguration. La faute n’est pas davantage bloquée dans l’inachèvement que ne l’est la sainteté dont nous acceptons qu’elle soit toujours en devenir. [24]

            C’est donc parce que la mauvaise conscience est mauvaise, difficile à vivre, qu’elle peut paradoxalement nous conduire à son dépassement, la douleur se faisant souffrance, puis l’espèce de paix de la bonne conscience retrouvée, qui n’oublie certes pas ses fautes mais qui ne s’y morfond pas non plus. Il s’agit de trouver la grâce dans la pure douleur qu’est le remords [25] ; avec la difficulté supplémentaire que le remords ne doit pas prendre conscience de lui-même au moment où il répare : « nous savons que le désespoir guérit le désespéré ; que souffrir d’une faute irréparable, c’est déjà réparer, mais cela, le désespéré, au moment où il souffre, n’en sait rien, ne doit pas le savoir ; sinon il ne serait pas désespéré, ou plutôt son désespoir serait une belle attitude, une douleur de commande, sans humilité ni sincérité. La pénitence est cette comédie » [26]. Il y aurait donc une ruse du remords qui, par la souffrance, se transforme en regret. L’annonce de la grâce a une fâcheuse tendance à transformer la douleur et le désespoir du remords en simple repentir dont le happy end est acquis à l’avance [27]. Ainsi, « le remords ne sert pas à réparer le péché, comme dans quelque économie de nature utilitariste ; il est lui-même la première fêlure qui, en cheminant, minera notre faute ; la douleur morale ne se rachète pas, elle témoigne par sa seule présence que le péché est déjà inoffensif » [28].

            La voie est étroite, surtout quand elle est sincère ; elle ne conduit pas forcément à la vie sauvée ; elle peut conduire aussi à la mort. On a au moins deux exemples qui ne se terminent pas forcément par le salut ou la vie sauvée dans la Bible ; le renvoi à la conscience se solde par une pendaison pour l’un, dont on ne sait plus rien par la suite, ni de son suicide, ni de ce qui est au-delà de son suicide, pour l’autre elle se termine par deux morts foudroyantes, dans un laps de temps très petit, de deux époux qui s’étaient conduits hypocritement à l’égard d’un engagement auquel ils avaient librement souscrit et qu’ils n’ont respecté - pire : qu’ils n’ont que partiellement respecté. Voici les deux textes que vous connaissez bien, je crois :

Matthieu 27, 3-5 sur Judas
« Voyant qu'il avait été condamné, Judas, qui l'avait livré, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux grands prêtres et aux anciens, en disant : J'ai péché, en livrant le sang innocent. Ils répondirent : Que nous importe ? C'est ton affaire. Judas jeta les pièces d'argent dans le sanctuaire et s'éloigna pour aller se pendre ».

           Renvoyé à sa conscience par des gens présentés ordinairement comme des gens qui préfèrent insister sur la loi, Judas en meurt. Il n’y a plus personne pour l’aider à porter sa faute ; il a fait tuer celui qui était censé l’aider et sa solitude le tue.

           L’autre cas - ou plutôt les deux autres cas - qui est - ou qui sont - plus spectaculaire-s-, est celui d’Ananias et de celui de Saphira. Ce n’est évidemment pas un hasard si ces deux cas se trouvent traités ensemble dans les Actes par les amis de Paul, chez qui nous avons déjà repéré l’accentuation mise sur la conscience :

Actes 5, 1-11
1. Or un nommé Ananias, avec Saphira, sa femme, vendit aussi une propriété ; 2 avec le consentement de sa femme, il détourna une partie du prix, puis il apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres. 3. Pierre lui dit : Ananias, pourquoi le Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l'Esprit saint en détournant une partie du prix du champ ? 4. Lorsque celui-ci était encore à toi, ne pouvais-tu pas le garder ? Et même quand il a été vendu, son prix ne restait-il pas sous ton autorité ? Comment as-tu pu envisager pareille action ? Ce n'est pas à des humains que tu as menti, mais à Dieu ! 5. Quand Ananias entendit cela, il tomba et expira. Une grande crainte saisit tous ceux qui l'apprirent. 6. Les jeunes gens se levèrent, l'enveloppèrent, l'emportèrent et l’ensevelirent. 7. Environ trois heures plus tard, sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé. 8. Pierre lui demanda : Dis-moi, est-ce bien à tel prix que vous avez vendu le champ ? Oui, répondit-elle, c'est bien à ce prix-là. 9. Alors Pierre lui dit : Comment avez-vous pu vous accorder pour provoquer l'Esprit du Seigneur ? Sache-le : ceux qui ont enseveli ton mari sont à la porte ; ils t'emporteront aussi ! 10. À l'instant même, elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens, à leur entrée, la trouvèrent morte ; ils l'emportèrent et l'ensevelirent auprès de son mari. 11. Une grande crainte saisit toute l'Église et tous ceux qui apprirent cela.

          Dès lors que nous acceptons la distinction qui est faite entre la conscience et la loi, nous manipulons une distinction qui est très dangereuse, surtout quand on les oppose et qu’on ne fait pas de la conscience une conscience de la loi et de la loi une loi en conscience.

            Il est curieux que, à aucun moment de son propos, Jankélévitch ne cite Nietzsche qui a fait une étude très profonde, à mes yeux, sur la « mauvaise conscience », en particulier dans la terrifiante deuxième Dissertation de La généalogie de la morale. Texte dans lequel il établit, avec des moyens ethnologiques et ethnographiques très douteux il est vrai, que la mauvaise conscience consiste, pour le débiteur de fautes réelles ou imaginaires, à passer sa vie à ressentir que l’on doit toujours quelque chose ; et de la part du créancier, à faire ressentir à l’autre qu’il est débiteur par une faute qu’il ne peut pas réparer par lui-même, qui implique une intervention supérieure et qui même autorise le créancier à des actes cruels à son égard. L’immense intérêt de l’analyse de Nietzsche est de bien pointer le devoir, à tort ou à raison, comme constituant la bonne et surtout la mauvaise conscience ; la bonne conscience étant le sentiment, bien-fondé ou pas, que l’on ne doit rien à personne ; la mauvaise conscience étant de vivre en ressentant que l’on doit toujours quelque chose à quelqu’un ; ce quelqu’un nous faisant ressentir que nous lui sommes débiteur par une faute qu’il ne peut pas forcément réparer par lui-même, que nous ne pouvons pas réparer par nous-mêmes et qui implique une intervention supérieure. On retrouve la souffrance du débiteur et la satisfaction de la souffrance dans le plaisir du créancier de faire du mal à quelqu’un pour le plaisir de le faire. On retrouve l’idée, morbide pour le coup, puisqu’il agit de faire mal à l’autre pour se dédommager d’un mal qu’il nous a fait et qui est plus ou moins imaginaire. Il y a, dans l’idée et dans l’acte réel de se donner le droit de faire souffrir l’autre pour des fautes imaginaires ou des peccadilles, un désir de compensation cruel, dont Nietzsche retrace la logique :

« Rendons-nous compte de la logique qu’il y a dans cette forme de compensation : elle est assez étrange. Voici en quoi consiste l’équivalence : aux lieu et place d’un avantage, qui compense directement le dommage causé (donc au lieu d’une compensation en argent, en terre, en possession d’une quelconque nature), il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en matière de remboursement et de compensation, - la satisfaction d’exercer, sans aucun scrupule, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la « volupté de faire le mal pour le plaisir de le faire », la jouissance du viol : et cette jouissance est d’autant plus vive que le rang du créancier sur l’échelle sociale est plus bas, que sa condition est plus humble, car alors le morceau lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des seigneurs : il fait enfin, lui aussi, par goûter le sentiment exaltant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui « est au-dessous de lui » - ou, du moins, dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégué à l’ « autorité », de voir méprisé et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté » (La généalogie de la morale, IIe Dissertation, §5).

            Nous voilà au cœur d’une dialectique d’une dialectique qui n’en finit pas et qui est celle même de la conscience. Nous nous sommes servis, pour le montrer de Nietzsche, mais nous aurions pu nous servir, avant lui, de Pascal et encore avant lui de Luther.

            Dans les Provinciales, on trouve ce jeu entre les lois, les mœurs et la conscience instrumentalisée, dont la coupure à l’égard des lois ou pr rapport aux lois est accentuée de telle sorte qu’elle devienne un choix qui peut être de contrariété absolue entre les premières et la seconde, avec, chez les Jésuites, un primat accordé à la seconde par rapport aux premières. Pascal dénonce que l’on puisse s’autoriser des actes contraires aux lois avec la meilleure conscience possible. Plutôt que de travailler sur les lois, on peut s’aviser en effet de travailler sur le gouvernement des consciences, au mépris de toutes règles. C’est de ce machiavélisme que Pascal accuse les Jésuites. On peut prendre le contrepied de la loi en arguant de sa conscience.

           Il est même possible que la conscience se délègue. Je puis céder à d’autres le soin d’agir en conscience à ma place : « je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous pourriez les suivre en sûreté car ce sont d'habiles gens » (Ve Lettre, 20 mars 1656). « Un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté » (Ve Lettre). « Nous qui gouvernons les consciences », fait-il dire dans la Ve Provinciale à son adversaire jésuite.

            Dans la VIe lettre, il montre la méthode qui lie la probabilité avec la notion de conscience et la gouvernement des consciences : « C'est, répliqua le Père, par la plus subtile de toutes les nouvelles méthodes, et par le plus fin de la probabilité. Je vais vous l'expliquer. C'est que, comme vous le vîtes l'autre jour, l'affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune quelque probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies avec sûreté de conscience. Ce n'est pas que le pour et le contre soient ensemble véritables dans le même sens, cela est impossible ; mais c'est seulement qu'ils sont ensemble probables, et sûrs par conséquent ».

           Dans la VIIe Lettre, il montre bien cet écartèlement entre la loi dont se servent les juges et l’intention dont se servent les Jésuites : « Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les consciences, ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous regardons principalement à l'intention ; et de là vient que nos maximes sont quelquefois un peu différentes des leurs ».

           « Ils n'auront plus à vaincre les remords de la conscience, qui arrêtent la plupart des crimes dans leur naissance, et ils ne penseront plus qu'à surmonter les obstacles du dehors » (XIVe Lettre). Le travail sur les intentions : travailler à même les consciences de telle sorte que l’on n’ait aucun travail à faire sur les lois et à l’égard des lois.

            Quant à Luther, nous avons déjà cité son propos déclaré devant la Diète de Worms : «  … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me vienne en aide ! ». (Deutsche Reichstagsakten, Nlle série, vol. II, no 80, p. 581–582.)

Conclusion

          En conclusion, nous insisterons, non pas sur cette conception quelque peu optimiste et surtout dangereuse que « le mal est à lui-même son propre médecin » [29], mais plutôt sur ce qui aurait pu constituer une partie de notre exposé, en partant, cette fois, pour analyser la « bonne conscience » et la « mauvaise », de la conscience, du Gewissen, qui est leur véritable racine et en repérant les effets qu’elle produit dans les affaires éthiques ; effet dont il est possible de constituer un nouveau tableau, du style de celui par lequel nous avons commencé, mais tout de même différent de celui-ci. Globalement, il faut dire que c’est la conscience qui gâte tout, si l’on veut, ou qui, du moins, complique tout dans ce va-et-vient entre l’intuition et les concepts ; dès qu’elles se considèrent, la bonne et la mauvaise consciences se dégradent. Il importe que le remords soit désespéré pour qu’il soit un salut ; s’il ne l’est pas, s’il se regarde l’être, s’il se met en scène, fût-ce de façon impartiale, comme chez A. Smith, il ne saurait être à lui-même son propre salut [30]. Il est impossible que la conscience ne soit pas, mais, dès qu’elle est, elle fait par elle-même obstacle au salut, par la distance qu’elle introduit à l’égard de ce qui pourrait la sauver. En d’autres termes, qui ne sont pas exactement ceux de Jankélévitch, mais qui seraient plutôt ceux de Hare qui parle de « levels », de niveaux, il faut, en éthique, sans doute partir d’une intuition qui a toutes les chances d’être fautive, et qui doit se purifier par la mise en œuvre de principes, de concepts et de calculs, sans toutefois se faire une idole de cette rationalisation, laquelle doit le céder à une sorte de nouvelle intuition, sans l’action de laquelle la morale ou l’éthique ne seraient plus qu’un scrupule sans élan, qu’une obéissance aveugle et sans jugement à la règle ou une simple affaire de stratégie ou de calcul sans inspiration [31].

Voici le dernier tableau auquel on aboutit et que nous voudrions commenter rapidement :


bonne conscience
mauvaise conscience
bon mouvement bonne conscience
du bon mouvement (pharisaïsme)
mauvaise conscience
du bon mouvement (purisme ; éthique du scrupule)
mauvais mouvement bonne conscience du mauvais mouve­ment (machiavélisme) mauvaise conscience du mauvais mouve-ment (purification)

           Sans faire lui-même le tableau, Jankélévitch s’exprime ainsi :

« Entre les deux pôles de l’inconscience substantielle [celle de la bonne conscience la plus épaisse, celle qui, comme le dira Jankélévitch, un peu plus loin, procède de la « grotesque sollicitude pour soi »] et de l’extrême innocence [la naïveté pré-adamique, celle qu’on imagine avant le péché], l’une qui est indivision du sujet, l’autre qui est « pur » et « simple » amour tout déversé en son aimé, nous pourrions distinguer les quatre modes suivants de l'impureté [que Jankélévitch développe linéairement alors que nous avons transformé cette ligne en table] : 1° la bonne conscience du bon mouvement, qui est l’impureté du pur, c’est-à-dire le pharisaïsme, c’est-à-dire le contentement par- dessus la vertu, le bien qui veut être trop bien et qui tourne en mal (car le mieux est l’ennemi du bien) ; 2° la bonne conscience du mauvais mouvement, qui est l’impureté de l’impur, la double impureté, et qui s’oppose à l’impureté du pur comme le machiavélisme au pharisaïsme ; 3° la mauvaise conscience du bon mouvement, c’est-à-dire la super-pureté du pur, qui se nie à force de se vouloir pure : celle-ci est plutôt purisme que pureté ; c’est donc la mauvaise conscience du mauvais mouvement, c’est la demi-pureté de l’impur, parce qu’elle exclut tout retour d’intérêt propre, qui ressemble le plus au premier mouvement spontané de l’innocence ; elle est le retour de l’impur au pur et, littéralement, la purification. Si l’impure bonne conscience, tout empêtrée dans sa philautie, n’engendre que le contentement bourgeois, la satisfaction statique et l’euphorie repue, comment la catharsis qui est conversion à l’Autre et transfiguration d’un moi purifié de son « autos », ne nous procurerait-elle pas l’ivresse de la joie ? Car [...] il y a joie où l’on célèbre, dans l’instant, la fête de la création et l’avènement au Tout-autre-ordre de l’homme nouveau. Dépassant à la fois la grotesque sollicitude pour soi de la bonne conscience et l’état de déchirure ou de guerre intérieure de la mauvaise, l’homme guéri par cette médecine du remords redevient l’ami de lui-même » (p. 270-271) [32].

           Encore une fois, il faut comprendre ce tableau non pas comme contenant des entités qui auraient la consistance de choses ; mais comme figeant un instant des positions qui ont la volatilité du bien et du mal eux-mêmes qui ne sont ni dans le plaisir, le contentement, la douleur ou la souffrance, ni dans la structure dont la raison se plaît à les accompagner, mais quelque part dans une improbable articulation de la structure et des affects.

           Nous préférons, quant à nous, l’interpréter, peut-être avec plus de clarté, dans ces termes qui combinent Le formalisme en éthique de Max Scheler avec La mauvaise conscience de Jankélévitch [33], car il faut, pour comprendre le jeu de la bonne et de la mauvaise conscience, introduire un intermédiaire qui est masqué par ces deux vocables et qui ne sont autres que ce qu’on pourrait appeler les deux fonctions de la conscience qui, si elles ne sont pas distinguées font plus de dégâts en éthique qu’elles n’y apportent un bénéfice.

           Ce que nous appelons bonne ou mauvaise conscience ne tient pas ultimement et tout seuls ; ces vocables ne sont guère que des propos d’étiquetage de feuillets de ce que nous pourrions appeler un feuilletage que la conscience constitue dans la vie éthique ou morale ; feuillets que nous occupons tour à tour. Le point est très fréquent en morale ou en éthique : la sympathie a très exactement cette fonction de faire tourner les passions dans des positions où elles apparaissent tour à tour subjectives et objectives, quand je me mets à la place de l’autre ou quand je remplis le vide lié au fait que l’autre me semble avoir une passion que je n’ai pas ou qu’il me semble avoir une passion qu’il n’a pas ; en un jeu qui paraît inlassable et qui constamment fait bouger le système des passions. Il en va de même de la conscience qui semble bénéficier d’un double statut, celui de coïncider avec des lois et des principes moraux qui finissent par avoir une sorte de rigueur objective et celui d’un recul, toujours possible à l’égard de ces lois et de ces principes qui ne peuvent tenir tout seuls sans une permanente rectification, interprétation et ré-interprétation. Invoquer sa conscience, c’est se donner le droit de dire Non même quand la loi et les principes nous disent ce que nous avons à faire, comme si ces lois et ces principes pouvaient encore être jugés au nom d’une instance qui leur est supérieure qui ne coïncide pas avec eux. C’est ainsi que la conscience se pose comme un instinct, un sentiment, une intuition, supérieurs aux principes moraux ; ou se référant à d’autres principe moraux qui dérobent le caractère souverain aux précédents. La conscience s’arroge le droit de juger - subjectivement, avant de devenir à nouveau un principe objectif - les principes moraux, d’apprécier quand ils sont applicables et quand ils ne le sont pas, comme s’ils en étaient par eux-mêmes incapables. Ce discernement moral se pose au-dessus de toute règle. C’est là où nous retrouvons le principe de l’éclatement que nous trouvons dans le dernier tableau qui nous était inspiré par Jankélévitch. On peut déduire toutes les positions qui jouent entre la règle et son appréciation d’abord subjective, avant qu’elle ne devienne objective. Si ce discernement moral s’autorise tous les dépassements possibles de la règle, fût-ce pour la rétablir, le risque est grand de tomber dans ce que Jankélévitch appelle le machiavélisme et qui serait peut-être mieux appelé le cynisme : conscient que la morale ne tient pas par elle-même, on crée un état supérieur à la morale, uniquement fait pour soi : la morale devient alors, toute objective qu’elle est, la morale pour moi et je sais alors ou prétends savoir comment m’en servir. Si le discernement s’interdit toute supériorité à la règle, il devient une conscience malheureuse et n’est plus qu’une figure de la mauvaise conscience qui ne parvient pas à prendre son parti que la loi ne se suffit pas à elle-même et qu’il lui faut s’accompagner d’un principe subjectif pour la rendre supportable et applicable. Cet étouffement de soi par la règle et la volonté d’étouffer les autres par elle porte le nom de pharisaïsme. Mais il est une autre forme de mauvaise conscience qui, une fois comprise l’inévitable duplicité de la morale, se perd dans les deux fonctions et ne parvient, se rentrant vers soi, au lieu de se tourner vers l’Autre, qu’à être scrupuleuse. Le scrupule est une figure de la mauvaise conscience car, passant son temps à se demander si les changements qu’on entend apporter à la loi lui sont conformes, l’acte éthique est miné de l’intérieur et perd de sa dynamique, tout à la crainte d’avoir transgressé une loi ou quelque chose de plus objectif que le simple discernement moral. Et puis il y a peut-être une position équilibrée qui admet qu’il n’y a pas de loi morale ni de principe moral sans leur estimation, mais qui n’oublie jamais cette loi et ce principe et qui leur accorde un caractère ultime plutôt qu’à l’estimation subjective, laquelle, préfère dans ce rôle conduit à une espèce d’anarchie. C’est bien cette anarchie - ce détrônement des principes - que craignait Auguste Comte qui était parfaitement conscient des désordres du cœur qui, selon lui, caractérisait le monde moderne. Mais c’était pharisaïsme, si je puis dire, que de vouloir réduire à néant la marge qui apparaît toujours et inévitablement entre les principes moraux et leur discernement.

           Il y a un jeu subtil entre ce qui est subjectif et ce qui est objectif dans la morale [34]. Quand cette subtilité n’est pas saisie, elle aboutit fatalement à une accusation réciproque de pharisaïsme et de radicale anarchie morale. Même quand elle l’est, on voit bien qu’il est possible d’en tirer parti pour un tout autre but qu’une visée morale C’est ce que dénonce Pascal dans les Provinciales. La leçon que nous pouvons en tirer pour le libéralisme qui est le nôtre, c’est qu’il n’a rien à gagner dans cette anarchie en revendiquant la liberté de conscience à tout va ou à tout crin. Elle n’a de sens, cette liberté, que lorsqu’elle tient le plus grand compte des valeurs objectives que sont les lois morales. Même s’il est vrai qu’il y a un libre jeu entre les lois dans leur objectivité et le discernement moral, aucun des moments ne doit ignorer l’autre.

           Enfin, même si Jankélévitch nous livre comme « une chose tristement réelle » que « le mal est plus évident que le bien, plus enveloppant, plus volumineux » [35] que lui, il ne laisse pas de dire, par un optimisme impénitent que, « de même qu’un atome de vinaigre, selon Hamlet, suffit à dégrader la substance la plus pure, et ceci comme par l’effet du « mélange total », de même une bonne inspiration, si humble soit-elle, suffit à racheter l’âme la plus pervertie - car le bon et le mauvais mouvement opèrent l’un et l’autre sans égard au volume ». [36] Pourquoi en effet regarder toujours les choses du mauvais côté comme si elles avantageaient systématiquement la mauvaise conscience, le remords et le péché ? Il n’y a pas davantage lieu de figer le monde moral que de figer le monde physique. Si le remords « arrive » dans ce monde par un événement en rupture avec le cours ordinaire des autres événements, il n’y a pas de raison qu’il ne se délivre par son poids de souffrance de la même façon.

            Le seul point sur lequel nous pourrions mettre en cause l’analyse de Jankélévitch, c’est qu’il ne paraît pas questionner la valeur du premier mouvement intuitif et pas encore critique. Ce premier mouvement a forcément lieu sans doute, mais il n’est pas forcément juste. Pascal le montre bien dans cette théorie des jeux qu’est le calcul des partis : il se trouve que celui qui parle le premier a raison et aura raison ; mais si le perdant avait parlé en premier, ne laissant au second que la possibilité de le contredire, le premier mouvement de ce perdant avait toutes les chances d’être faux. « Il y a, croit pouvoir remarquer Jankélévitch, dans une fausse conscience, quelque chose de violent et d’artificiel que désavoue notre vraie nature » [37] (p. 257). Peut-être ; mais celle qui dit le vrai n’est pas moins violente et artificielle que l’autre. Il nous semble que Jankélévitch accorde trop de valeur à « ce premier mouvement spontané, qui est plus rapide que nos calculs d’intérêts, qui devance l’espoir et la crainte mercenaire » : ne pourrait-il être faux ? N’est-il pas quelque contingence qui s’attache au fait que ce soit le gagnant qui s’est emparé le premier de la parole ? Ce mouvement alerte ne revenant pas forcément à celui qui a raison. 

Béatrice et Jean-Pierre Cléro, à Paris, 28 novembre 2023

Notes :

[1]  Rabelais qui, malgré ses charges contre l’Église papale, n’est pas protestant, naît la même année que Luther : en 1483. On trouve aussi bien chez l’un que chez l’autre, une valorisation de la conscience. Faut--il rappeler la brillante et solennelle déclaration de Luther devant la Date de Worms : «  … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me vienne en aide ! ». (Luther M., Deutsche Reichstagsakten, Nlle série, vol. II, no 80, p. 581–582.)

[2] Job 1:6-12 : Un jour, les fils de Dieu vinrent se présenter devant le SEIGNEUR, et l'Adversaire aussi vint au milieu d'eux. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : D'où viens-tu ? L'Adversaire répondit au SEIGNEUR : De parcourir la terre, pour m'y promener. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : As-tu remarqué Job, mon serviteur ? Il n'y a personne comme lui sur la terre ; c'est un homme intègre et droit, qui craint Dieu et s'écarte du mal. L'Adversaire répondit au SEIGNEUR : Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l'as-tu pas protégé, lui, sa maison et tout ce qui lui appartient ? Tu as béni l'œuvre de ses mains, et son troupeau s'accroît dans le pays. Mais étends ta main, je te prie, et touche à tout ce qui lui appartient : à coup sûr, il te maudira en face. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : Eh bien, tout ce qui lui appartient est en ta main ; seulement, ne porte pas la main sur lui ! Alors l'Adversaire se retira de devant le SEIGNEUR.

[3] Genèse 42:21-24 : tout en se disant l'un à l'autre : Vraiment, nous avons eu tort en ce qui concerne notre frère ; car nous avons vu sa détresse quand il nous suppliait, et nous ne l'avons pas écouté. C'est pour cela que cette détresse est venue sur nous. Ruben leur dit : Ne vous ai-je pas dit : « Ne péchez pas contre cet enfant ! » Mais vous n'avez pas écouté. Maintenant son sang nous est réclamé. Ils ne savaient pas que Joseph comprenait, car il y avait entre eux un interprète. Il s'éloigna d'eux pour pleurer. Puis il revint leur parler ; il prit parmi eux Siméon et le fit mettre en prison sous leurs yeux.

[4] I Rois 17:17-18 : Après cela, le fils de la femme, maîtresse de la maison, tomba malade, et sa maladie fut si violente qu'il ne resta plus en lui de respiration. Elle dit alors à Elie : Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, homme de Dieu ? Es-tu venu chez moi pour évoquer ma faute et pour faire mourir mon fils ? 

[5] Psaume 1:1-3 : Heureux l'homme qui ne suit pas les projets des méchants, qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, et qui ne s'assied pas parmi les insolents, mais qui trouve son plaisir dans la loi du SEIGNEUR, et qui redit sa loi jour et nuit !
Il est comme un arbre planté près des canaux d'irrigation, qui donne son fruit en son temps, et dont le feuillage ne se flétrit pas : tout ce qu'il fait lui réussit.

[6] Hébreux 10:22 : Approchons-nous donc d'un cœur sincère, avec une pleine foi, le cœur purifié d'une mauvaise conscience (συνειδἠσεως πονηρας) et le corps lavé d'une eau pure. Continuons à reconnaître publiquement notre espérance, sans fléchir, car celui qui a fait la promesse est digne de confiance. Veillons les uns sur les autres pour nous inciter à l'amour et aux belles œuvres. N'abandonnons pas notre assemblée, comme quelques-uns en ont coutume, mais encourageons-nous mutuellement.

[7] Hébreux 13:18 : Priez pour nous ; nous sommes en effet persuadés d'avoir une bonne conscience, avec la volonté de nous bien conduire à tous égards. Je vous encourage instamment à le faire, pour que je vous sois rendu plus tôt.

[8]  « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l’épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d’être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir ».

[9]  « Sans que la Nature ait rien gravé dans le cœur des hommes, je suis assuré qu’il y en a plusieurs qui, par la même voie qu’ils parviennent à la connaissance de plusieurs autres vérités, peuvent venir à reconnaître la justice et l’obligation de plusieurs règles de morale. D’autres peuvent en être instruits par l’éducation, par les compagnies qu’ils fréquentent, et par les coutumes de leur pays : et cette persuasion, une fois établie, met en action leur conscience, qui n’est autre chose que l’opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faisons. Or si la conscience était une preuve de l’existence des principes innés, ces principes pourraient être opposés les uns aux autres : puisque certaines personnes font par principe de conscience ce que d’autres évitent par le même motif » (Essai philosophique concernant l’entendement humain, L. I, chap. II, § 8, Vrin, Paris, 1972, p. 28-29). On pourrait citer encore bien d’autres textes de Locke qui sont tous convergents.

[10] Jean 8:3-11: Alors les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en adultère, la placent au milieu et lui disent : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi, donc, que dis-tu ? Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! De nouveau il se baissa et se mit à écrire sur la terre. Quand ils entendirent cela,(et accusés par leur conscience : καὶ υπὀ της συνειδησέως ἐλεγχομονοι) , ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés. Et il resta seul avec la femme qui était là, au milieu. Alors Jésus se redressa et lui dit : Eh bien, femme, où sont-ils passés ? Personne ne t'a donc condamnée ? Elle répondit : Personne, Seigneur. Jésus dit : Moi non plus, je ne te condamne pas ; (va, et désormais ne pèche plus.]

[11]  La Mauvaise Conscience [ci-après LMC] est parue à Paris, chez Aubier-Montaigne en 1966 ; Ce livre est la réédition d’un ouvrage paru en 1931 sous le titre Valeur et signification de la mauvaise conscience (Paris, Félix Alcan, 1931).

[12]  Voir Penser en morale. Entre intuition et critique, Paris, Hermann, 2020, Chap. 10, sec. 2, p. 325-330.

[13]  LMC, p. 237.

[14]  « La fidélité à soi est une belle chose ; mais il y a une vertu qui est peut-être plus rare encore : c’est le consentement à évoluer, le courage de se dédire, enfin cette espèce d’humilité dont les renégats sincères ont tant besoin pour briser en eux l’entraînement des décisions irrévocables. Mieux encore : la fidélité profonde consiste, non point du tout dans une cohérence imperturbable, mais au contraire dans ces hérésies et apostasies d’une âme courageuse qui ne craint pas de se renier elle-même et de tourner casaque. Hermann Cohen parle quelque part d’une fidélité qui est évolution et diversité. Si la fidélité « grammatique » reste attachée à la lettre, dût la sincérité en souffrir, la fidélité « pneumatique" préfère, fût-ce au prix d’une rétractation, perpétuer l’esprit constituant qui posa le premier acte de la fidélité thétique. Celle-là devient infidèle à force de fidélité, celle-ci ne craint pas d’être infidèle par amour de la fidélité. Abjurer n’est pas toujours se parjurer » (LMC, p. 183). Ce texte est très proche du fragment que nous rapportons du Chapitre X de Penser en morale ; entre intuition et critique : « On a parfois suggéré que, si la faute [celle d’avoir des enfants qui rendaient leurs parents coupables au nom des principes mêmes que leurs parents leur avaient donnés] revenait aux parents, c’était parce qu’ils avaient été trop progressistes dès le départ, parce qu’ils n’avaient pas poursuivi leurs propres principes jusqu’au bout, mais la raison est tout autre : leur seule faute est de ne pas avoir initié suffisamment tôt leurs enfants à la pensée critique. Ils ont produit une génération contenant un nombre disproportionné de fanatiques incapable de pensée critique parce qu’ils n’ont pas fait cette initiation. D’autres parents, anti-progressistes, cette fois, ont fourni leur propre contingent à l’armée radicale en essayant d’intimer à leurs enfants des principes si rigides et, dans certains cas, si absurdes que, dans le climat actuel, les enfants à qui on n’a pas appris à penser de façon critique, se sont rebellés et ont adopté des principes contraires, mais tout aussi peu critiques » (p. 329). Nous conseillons à nos amis de lire l’intégralité de ce chapitre.

[15] Ecclésaste 7:15-18 : J'ai vu tout cela pendant mes jours futiles. Il y a tel juste qui disparaît par sa justice, et tel méchant qui prolonge son existence par sa méchanceté.Ne sois pas juste à l'excès et ne te montre pas trop sage : pourquoi te détruirais-tu ?Ne sois pas méchant à l'excès, ne sois pas fou : pourquoi mourrais-tu avant ton temps ?Il est bon que tu retiennes ceci sans laisser échapper cela ; car celui qui craint Dieu trouve une issue en toutes situations.La sagesse rend le sage plus fort que dix gouverneurs dans une ville.Il n'y a pas sur la terre de juste qui fasse le bien sans pécher.

[16]  LMC, p. 77 : « Le passé du remords ne « revient » pas, car il ne m’a jamais quitté, car il n’a jamais cessé d’être présent : l’idée fixe de la faute commise est un passé continuellement présent. [...] Le remords est cette chose même qui survit. Là où le regret où la mémoire essaient de retenir, le remords voudrait au contraire dissoudre. Pourtant le remords se souviendra, quoi qu’il fasse. Cette impuissance est sa marque propre et, si l’on peut dire, sa signature ».

[17]  LMC, p. 81 : « Le remords est bien plus que souvenir ; il est le passé complet, littéral, « textuel », il est présence réelle, survivance intégrale. Le remords ne cherche pas, à la manière du regret, quelque chose de disparu ; il étouffe dans la fixité de ses mauvais souvenirs, comme dans un cauchemar éveillé qui l’oppresse. Et pourtant remords n’est pas éternité ; cette faute dont l’image me harcèle, elle a commencé, elle a pour origine une initiative de mon libre vouloir. L’éternité est compacte et sans fissure [...]. À la vérité, la mauvaise action qui me tourmente sera peut-être immortelle une fois qu’elle aura été commise, mais avant elle n’était pas commise, elle n’existait pas du tout : ce qui importe, c’est le moment privilégié et solennel où quelque chose se produit, une décision du vouloir, une libre nouveauté. Plutôt que d’éternité immuable et intemporelle, il vaudrait donc mieux parler d’irréversibilité ».

[18]  LMC, p. 62 : « La plupart des hommes ont ainsi une conscience sans le savoir, mais ils la découvriront un jour parce qu’on aura blessé en eux quelque chose qui leur était cher, parce qu’une certaine façon d’agir les aura scandalisés ou, comme on dit, « choqués ». En chacun de nous s’établit comme un seuil de moralité, une sorte de niveau moyen en-deçà duquel il n’y a pas encore de conscience en acte ».

[19]  LMC, p. 60 : « En somme, la conscience ne dit pas autre chose que ceci : tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité, parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance inexplicable qui les freine ; quelque chose en elle ne va plus de soi. Telle est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une espèce d’horreur sacrée ».

[20]  LMC, p. 67 : « Le remords naît de la mauvaise action aussi naturellement que la fièvre naît d’un état infectieux ; et cependant - le sens commun ne s’y trompe pas - le remords naît exprès pour nous châtier ; il ne résulte pas fatalement du péché bien qu’il lui soit intimement apparenté ; mais au contraire il y ajoute quelque chose de nouveau, une certaine souffrance gratuite, et si contingente que les chrétiens l’ont toujours considérée comme un avertissement du Saint-Esprit ».

[21]  On trouve cette idée exposée dans La mauvaise conscience, p. 190-191 ; elle fait écho à ce que Canguilhem écrira dix ans plus tard, en 1943, en citant Leriche : « La maladie ne nous apparaît plus comme un parasite vivant sur l’homme et vivant de l’homme qu’elle épuise. Nous y voyons la conséquence d’une déviation, initialement minime, de l’ordre physiologique. Elle est, en somme, un ordre physiologique nouveau, auquel la thérapeutique doit avoir pour but d’adapter l’homme malade » (Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1972, p. 56). Quant à la douleur, c’est encore en se référant à Leriche que Canguilhem souligne « la participation et la collaboration de tout l’individu à sa douleur », ce qui permet de la qualifier de « comportement » (p. 57). L’analogie médicale est constante chez Jankélévitch : « La honte lutte contre la faute, comme la fièvre contre l’infection ; mais de même que la fièvre prouve la vitalité d’un organisme qui résiste désespérément au danger de mort, ainsi la honte témoigne de notre pudeur, ou, comme on dit, de notre conscience ; nous ne rougirions pas si nous n’avions gardé mauvaise conscience, mais nous n’aurions pas mauvaise conscience si nous n’avions gardé le sentiment de notre dignité et cette espèce de fierté délicate et secrète qui ennoblit tant de consciences déchues. Le plus grand désespoir, dit Kierkegaard, c’est de n’être pas désespéré » (p. 187). Il est un autre point encore sur lequel l’éthique peut s’inspirer de la médecine ou la médecine de l’éthique, bien souligné de part et d’autre par Canguilhem et par Jankélévitch dans l’utilisation que font l’une et l’autre du mot « faire » : on fait de la tension, on fait un infarctus, on fait de la fièvre, on fait de l’acétone, on fait de la tachycardie, soulignant ainsi que les maladies sont en partie notre œuvre ; et, parallèlement, Jankélévitch met en relief que le remords, la mauvaise conscience, le péché sont notre « faire », notre ineffaçable faire, qui resterait éternellement encore que toutes les traces empiriques en seraient effacées (LMC, p. 174). On ne peut pas effacer que l’on ait fait un acte, quand bien même il n’en paraîtrait plus rien. Le parler populaire accentue souvent et aspect tant de l’éthique que de la médecine : « il m’a fait de la fièvre », comme on dit « il se fait du mouron » ou du « mauvais sang », « de la bile » ou « faire des histoires ».

[22]  LMC, p. 185.

[23]  LMC, p. 184 : « La douleur du remords n’est pas sans quelque espérance de régénération ».

[24]  LMC, p. 181 : « S’il n’y a pas de sainteté définitive, la faute, elle aussi, est toujours inachevée ; elle ne nous condamne pas à un démérite irrémédiable, pas plus que la pratique des vertus ne nous confère des droits solides et absolument éternels ».

[25]  LMC, p. 192.

[26]  LMC, p. 264. Jankélévitch avait déjà auparavant rencontré le thème, par exemple, p. 205-206 : « Pour que la transfiguration de notre détresse ait une véritable efficacité morale, il faut que le remords ait effectivement désespéré, c’est-à-dire ne louche pas vers le levant dans l’attente de cette aube qu’il a conscience de mériter comme une compensation due à sa fausse angoisse ».

[27]  LMC, p. 140-141.

[28]  LMC, p. 198.

[29]  LMC, p. 192.

[30]  LMC, p. 256 : « Le plus grand danger de la vie morale, c’est ce qu’on peut appeler l’obsession du témoin virtuel ; nous « posons » continuellement, sinon pour autrui, du moins pour nous-mêmes, pour u autre moi tour à tour apitoyé, laudatif, admiratif et qui est toujours là pour nous excuser ou nous rassurer. C’est une malédiction ». Un peu plus loin, p. 267-268, il résume la situation : « La mauvaise conscience du mal est un bien ... si elle est sincère, c’est-à-dire sans complaisance ; la conscience de la faute rachète mystérieusement la faute ... à condition qu’elle n’ait pas conscience exprès pour racheter cette faute, ou parce que la honte serait censément un moyen de s’acquitter : car la honte devient inopérante dès l’instant qu’elle enveloppe l’arrière-pensée d’un salaire ; car le désespoir devient [alors] une comédie de désespoir, un disperato de théâtre et une ridicule affectation dès l’instant que l’effleure la plus fugitive arrière-conscience de sa propre efficacité ».

[31]  En éthique, comme en médecine, « c’est bien le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle » (Le normal et le pathologique, p. 139).

[32]  Il faudrait ajouter, à la lecture de ce paragraphe, celle de la page précédente, p. 269, qui explique bien les prémisses d’une mise en tableau.

[33]  Cette combinaison n’a rien d’anachronique, puisque Le Formalisme en éthique est un ouvrage composite de M. Scheler, publié à Cologne, d’abord en 1916, puis en 1921. La Mauvaise conscience cite M. Scheler sur des points essentiels.

[34]  Le formalisme en éthique, p. 333 : « Ce qui constitue l’essence même de la conscience morale, c’est le sédiment du discernement que j’ai (à partir de la propre expérience de ma vie) de ce qui est bon en tant que cela est « bon pour moi ». En ce sens, il appartient essentialement à la conscience morale de ne pouvoir être remplacée par aucune « norme », par aucune « loi des mœurs », etc. Son action commence précisément là où cesse celle de ces normes ou de ces lois, là où la conduite et le pouvoir satisfont déjà à leurs exigences. Il en résulte que, dans une situation identique, plus ma conscience parle à l’état pur, plus elle doit dire autre chose que la conscience d’autrui, et elle se tromperait certainement si elle parlait le même langage. À la conscience prise en ce sens, on peut appliquer sans réserves le principe de la liberté de conscience, qui signifie par conséquent que, dans les questions qui ne sont (et, par ma nature même, ne sauraient être) résolues par la partie objectivement universellement valable des principes axiologiques de contenu discernable et des normes bâties sur des principes, chacun est libre d’écouter la voix de sa conscience morale. En face des prétentions injustifiées des lois des mœurs n’ayant d’autre validité qu’universelle, ce principe assure dont la sauvegarde du droit de l’individu moral en tant qu’individu. C’est précisément pourquoi la conscience morale et la liberté de conscience morale, ne portent atteinte ni à l’idée d’une réalité objectivement bonne, donc la conscience morale est justement l’organe permettant de la connaître dans la mesure où il s’agit de ce qui est objectivement bon pour un « individu », ni à l’idée et aux prérogatives d’un discernement valable concernant les principes axiologiques et les normes qui s’appliquent à tout le monde. Ces principes et ces normes, tout à fait indépendamment de la conscience, peuvent être les objets d’un rigoureux discernement et possèdent un caractère d’obligation qui ne dépend aucunement de leur reconnaissance par les consciences individuelles. Au sens propre, la liberté de conscience ne saurait être invoquée contre une connaissance rigoureusement objective et contraignante des principes moraux universellement valables ni davantage des principes moraux d’ordre matérial. En ce sens, il n’est aucunement « principe d’anarchie » morale ». Les textes essentiels se trouvent p. 332 à 340 de Le formalisme en éthique.

[35]  LMC, p. 265.

[36]  LMC, p. 201-202.

[37]  LMC, p. 257.

TEXTES POUR LA SÉANCE DE THÉOPHILE DU 29 NOVEMBRE 2023 LA BONNE CONSCIENCE ET LA MAUVAISE CONSCIENCE

Luther M., Deutsche Reichstagsakten, Nlle série, vol. II, no 80, p. 581–582.
« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me vienne en aide ! ».

Rousseau, J.-J., Émile ou de l’éducation, L. IV, Profession de foi du Vicaire Savoyard, GF-Flammarion, Paris, p. 378.
« Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! C’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l’épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d’être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir ».

Locke J., Essai philosophique concernant l’entendement humain, L. I, chap. II, § 8, Vrin, Paris, 1972, p. 28-29.
« Sans que la Nature ait rien gravé dans le cœur des hommes, je suis assuré qu’il y en a plusieurs qui, par la même voie qu’ils parviennent à la connaissance de plusieurs autres vérités, peuvent venir à reconnaître la justice et l’obligation de plusieurs règles de morale. D’autres peuvent en être instruits par l’éducation, par les compagnies qu’ils fréquentent, et par les coutumes de leur pays : et cette persuasion, une fois établie, met en action leur conscience, qui n’est autre chose que l’opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faisons. Or si la conscience était une preuve de l’existence des principes innés, ces principes pourraient être opposés les uns aux autres : puisque certaines personnes font par principe de conscience ce que d’autres évitent par le même motif ».

Yona GHERTMAN, Une lecture du Livre de Job, la foi mise à l’épreuve. Éds LICHMA, p 32.
« Les sages du Talmud n’assimilent-ils pas d’une manière énigmatique le Satan au mauvais penchant de l’homme ( yester hara) et à l’ange de la mort ( malakh hamavét) ? L’homme s’estime, il a conscience de son envie de bien faire, ce qui lui confère une valeur certaine à ses propres yeux. Mais lorsqu’il regarde à l’intérieur de lui, des pulsions morbides l’envahissent alors, il ressent le besoin de s’éprouver, de remettre en question ses habitudes bien ancrées car c’est souvent la seule manière d’avancer. Partagé entre ses certitudes et ses tourments, Job décide inconsciemment de tout bouleverser chez lui. L’issue de cette prémisse d’introspection est encore incertaine. Une introspection très poussée et mal dirigée peut mener à un rejet de toute croyance ( yester hara) et à l’autodestruction ( malakh hamavét) ».

Job 1:6-12
Un jour, les fils de Dieu vinrent se présenter devant le SEIGNEUR, et l'Adversaire aussi vint au milieu d'eux. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : D'où viens-tu ? L'Adversaire répondit au SEIGNEUR : De parcourir la terre, pour m'y promener. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : As-tu remarqué Job, mon serviteur ? Il n'y a personne comme lui sur la terre ; c'est un homme intègre et droit, qui craint Dieu et s'écarte du mal. L'Adversaire répondit au SEIGNEUR : Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l'as-tu pas protégé, lui, sa maison et tout ce qui lui appartient ? Tu as béni l'œuvre de ses mains, et son troupeau s'accroît dans le pays. Mais étends ta main, je te prie, et touche à tout ce qui lui appartient : à coup sûr, il te maudira en face. Le SEIGNEUR dit à l'Adversaire : Eh bien, tout ce qui lui appartient est en ta main ; seulement, ne porte pas la main sur lui ! Alors l'Adversaire se retira de devant le SEIGNEUR.

Genèse 42:21-24
Tout en se disant l'un à l'autre : Vraiment, nous avons eu tort en ce qui concerne notre frère ; car nous avons vu sa détresse quand il nous suppliait, et nous ne l'avons pas écouté. C'est pour cela que cette détresse est venue sur nous. Ruben leur dit : Ne vous ai-je pas dit : « Ne péchez pas contre cet enfant ! » Mais vous n'avez pas écouté. Maintenant son sang nous est réclamé. Ils ne savaient pas que Joseph comprenait, car il y avait entre eux un interprète. Il s'éloigna d'eux pour pleurer. Puis il revint leur parler ; il prit parmi eux Siméon et le fit mettre en prison sous leurs yeux.

I Rois 17:17-18
Après cela, le fils de la femme, maîtresse de la maison, tomba malade, et sa maladie fut si violente qu'il ne resta plus en lui de respiration. Elle dit alors à Elie : Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, homme de Dieu ? Es-tu venu chez moi pour évoquer ma faute et pour faire mourir mon fils ?

Psaume 1:1-3
Heureux l'homme qui ne suit pas les projets des méchants, qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, et qui ne s'assied pas parmi les insolents, mais qui trouve son plaisir dans la loi du SEIGNEUR, et qui redit sa loi jour et nuit !
Il est comme un arbre planté près des canaux d'irrigation, qui donne son fruit en son temps, et dont le feuillage ne se flétrit pas : tout ce qu'il fait lui réussit.

Hébreux 10:22
Approchons-nous donc d'un cœur sincère, avec une pleine foi, le cœur purifié d'une mauvaise conscience (συνειδἠσεως πονηρας) et le corps lavé d'une eau pure. Continuons à reconnaître publiquement notre espérance, sans fléchir, car celui qui a fait la promesse est digne de confiance. Veillons les uns sur les autres pour nous inciter à l'amour et aux belles œuvres. N'abandonnons pas notre assemblée, comme quelques-uns en ont coutume, mais encourageons-nous mutuellement.

Hébreux 13:18
Priez pour nous ; nous sommes en effet persuadés d'avoir une bonne conscience, avec la volonté de nous bien conduire à tous égards. Je vous encourage instamment à le faire, pour que je vous sois rendu plus tôt.

Jean 8:3-11: 
Alors les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en adultère, la placent au milieu et lui disent : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi, donc, que dis-tu ? Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! De nouveau il se baissa et se mit à écrire sur la terre. Quand ils entendirent cela,(et accusés par leur conscience : καὶ υπὀ της συνειδησέως ἐλεγχομονοι) , ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus âgés. Et il resta seul avec la femme qui était là, au milieu. Alors Jésus se redressa et lui dit : Eh bien, femme, où sont-ils passés ? Personne ne t'a donc condamnée ? Elle répondit : Personne, Seigneur. Jésus dit : Moi non plus, je ne te condamne pas ; (va, et désormais ne pèche plus.]

Nous pouvons assez bien classer les difficultés et, pourvu que nous ne prenions pas les positions qui sont dans chaque case autrement que comme des indications, plus nominales et rhétoriques qu’essentielles et qui peuvent encore et toujours se dialectiser, nous nous aiderons volontiers du tableau suivant :


bonne conscience
mauvaise conscience
bon mouvement
ou
bon fondement
bon mouvement de la bonne conscience (ou bon fondement de la bonne conscience)
une certaine paix de l’âme qu’il n’est pas forcément mauvais de ressentir
bon mouvement de la mauvaise conscience (ou bon fondement de la mauvaise conscience)
le remords qu’il n’est pas forcément mauvais de ressentir (dans certains cas)
mauvais mouvement
ou
mauvais fondement
mauvais mouvement de la bonne conscience (ou mauvais fonde­ment de la bonne conscience)
L’ignorance ou la négligence d’autrui; celle du « bien-pensant »
mauvais mouvement de la mauvaise conscience (ou mauvais fondement de la mauvaise conscience)
le ressentiment
la volonté d’en découdre avec autrui

Jankélévitch, V., La Mauvaise Conscience, Champs-Essais, Flammarion, 2019, p. 183.
« La fidélité à soi est une belle chose ; mais il y a une vertu qui est peut-être plus rare encore : c’est le consentement à évoluer, le courage de se dédire, enfin cette espèce d’humilité dont les renégats sincères ont tant besoin pour briser en eux l’entraînement des décisions irrévocables. Mieux encore : la fidélité profonde consiste, non point du tout dans une cohérence imperturbable, mais au contraire dans ces hérésies et apostasies d’une âme courageuse qui ne craint pas de se renier elle-même et de tourner casaque. Hermann Cohen parle quelque part d’une fidélité qui est évolution et diversité. Si la fidélité « grammatique » reste attachée à la lettre, dût la sincérité en souffrir, la fidélité « pneumatique" préfère, fût-ce au prix d’une rétractation, perpétuer l’esprit constituant qui posa le premier acte de la fidélité thétique. Celle-là devient infidèle à force de fidélité, celle-ci ne craint pas d’être infidèle par amour de la fidélité. Abjurer n’est pas toujours se parjurer ».

Hare, R.M., Penser en morale. Entre intuition et critique, Paris, Hermann, 2020, Chap. 10, sec. 2, p. 329.
« On a parfois suggéré que, si la faute [celle d’avoir des enfants qui rendaient leurs parents coupables au nom des principes mêmes que leurs parents leur avaient donnés] revenait aux parents, c’était parce qu’ils avaient été trop progressistes dès le départ, parce qu’ils n’avaient pas poursuivi leurs propres principes jusqu’au bout, mais la raison est tout autre : leur seule faute est de ne pas avoir initié suffisamment tôt leurs enfants à la pensée critique. Ils ont produit une génération contenant un nombre disproportionné de fanatiques incapable de pensée critique parce qu’ils n’ont pas fait cette initiation. D’autres parents, anti-progressistes, cette fois, ont fourni leur propre contingent à l’armée radicale en essayant d’intimer à leurs enfants des principes si rigides et, dans certains cas, si absurdes que, dans le climat actuel, les enfants à qui on n’a pas appris à penser de façon critique, se sont rebellés et ont adopté des principes contraires, mais tout aussi peu critiques ».

Ecclésiaste 7:15-18 : 
J'ai vu tout cela pendant mes jours futiles. Il y a tel juste qui disparaît par sa justice, et tel méchant qui prolonge son existence par sa méchanceté.Ne sois pas juste à l'excès et ne te montre pas trop sage : pourquoi te détruirais-tu ?Ne sois pas méchant à l'excès, ne sois pas fou : pourquoi mourrais-tu avant ton temps ?Il est bon que tu retiennes ceci sans laisser échapper cela ; car celui qui craint Dieu trouve une issue en toutes situations.La sagesse rend le sage plus fort que dix gouverneurs dans une ville.Il n'y a pas sur la terre de juste qui fasse le bien sans pécher.

Jankélévitch V., La Mauvaise Conscience, p. 77.
« Le passé du remords ne « revient » pas, car il ne m’a jamais quitté, car il n’a jamais cessé d’être présent : l’idée fixe de la faute commise est un passé continuellement présent. [...] Le remords est cette chose même qui survit. Là où le regret où la mémoire essaient de retenir, le remords voudrait au contraire dissoudre. Pourtant le remords se souviendra, quoi qu’il fasse. Cette impuissance est sa marque propre et, si l’on peut dire, sa signature ».

Jankélévitch V., La Mauvaise Conscience, p. 81.
« Le remords est bien plus que souvenir ; il est le passé complet, littéral, « textuel », il est présence réelle, survivance intégrale. Le remords ne cherche pas, à la manière du regret, quelque chose de disparu ; il étouffe dans la fixité de ses mauvais souvenirs, comme dans un cauchemar éveillé qui l’oppresse. Et pourtant remords n’est pas remords n’est pas éternité ; cette faute dont l’image me harcèle, elle a commencé, elle a pour origine une initiative de mon libre vouloir. L’éternité est compacte et sans fissure [...]. À la vérité, la mauvaise action qui me tourmente sera peut-être immortelle une fois qu’elle aura été commise, mais avant elle n’était pas commise, elle n’existait pas du tout : ce qui importe, c’est le moment privilégié et solennel où quelque chose se produit, une décision du vouloir, une libre nouveauté. Plutôt que d’éternité immuable et intemporelle, il vaudrait donc mieux parler d’irréversibilité ».

Jankélévitch V., La Mauvaise Conscience, p. 62.
« La plupart des hommes ont ainsi une conscience sans le savoir, mais ils la découvriront un jour parce qu’on aura blessé en eux quelque chose qui leur était cher, parce qu’une certaine façon d’agir les aura scandalisés ou, comme on dit, « choqués ». En chacun de nous s’établit comme un seuil de moralité, une sorte de niveau moyen en-deçà duquel il n’y a pas encore de conscience en acte ».

Jankélévitch V., La Mauvaise Conscience, p. 60.
« En somme, la conscience ne dit pas autre chose que ceci : tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité, parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance inexplicable qui les freine ; quelque chose en elle ne va plus de soi. Telle est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une espèce d’horreur sacrée ».

Jankélévitch V., La Mauvaise Conscience, p. 67.
« Le remords naît de la mauvaise action aussi naturellement que la fièvre naît d’un état infectieux ; et cependant - le sens commun ne s’y trompe pas - le remords naît exprès pour nous châtier ; il ne résulte pas fatalement du péché bien qu’il lui soit intimement apparenté ; mais au contraire il y ajoute quelque chose de nouveau, une certaine souffrance gratuite, et si contingente que les chrétiens l’ont toujours considérée comme un avertissement du Saint-Esprit ».

Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1972, p. 56.
L’idée exposée dans La mauvaise conscience, p. 190-191 consonne avec ce que Canguilhem écrira dix ans plus tard, en 1943, en citant Leriche :
« La maladie ne nous apparaît plus comme un parasite vivant sur l’homme et vivant de l’homme qu’elle épuise. Nous y voyons la conséquence d’une déviation, initialement minime, de l’ordre physiologique. Elle est, en somme, un ordre physiologique nouveau, auquel la thérapeutique doit avoir pour but d’adapter l’homme malade ».

La Mauvaise Conscience, p. 187.
Quant à la douleur, c’est encore en se référant à Leriche que Canguilhem souligne « la participation et la collaboration de tout l’individu à sa douleur », ce qui permet de la qualifier de « comportement » (p. 57). L’analogie médicale est constante chez Jankélévitch : « La honte lutte contre la faute, comme la fièvre contre l’infection ; mais de même que la fièvre prouve la vitalité d’un organisme qui résiste désespérément au danger de mort, ainsi la honte témoigne de notre pudeur, ou, comme on dit, de notre conscience ; nous ne rougirions pas si nous n’avions gardé mauvaise conscience, mais nous n’aurions pas mauvaise conscience si nous n’avions gardé le sentiment de notre dignité et cette espèce de fierté délicate et secrète qui ennoblit tant de consciences déchues. Le plus grand désespoir, dit Kierkegaard, c’est de n’être pas désespéré ».

La Mauvaise Conscience, p. 181.
« s’il n’y a pas de sainteté définitive, la faute, elle aussi, est toujours inachevée ; elle ne nous condamne pas à un démérite irrémédiable, pas plus que la pratique des vertus ne nous confère des droits solides et absolument éternels ».

La Mauvaise Conscience, p. 205-206.
Jankélévitch avait déjà auparavant rencontré le thème, par exemple, p. 205-206 : « pour que la transfiguration de notre détresse ait une véritable efficacité morale, il faut que le remords ait effectivement désespéré, c’est-à-dire ne louche pas vers le levant dans l’attente de cette aube qu’il a conscience de mériter comme une compensation due à sa fausse angoisse ».

Matthieu 27:3-5 sur Judas.
« Voyant qu'il avait été condamné, Judas, qui l'avait livré, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux grands prêtres et aux anciens, en disant : J'ai péché, en livrant le sang innocent. Ils répondirent : Que nous importe ? C'est ton affaire. Judas jeta les pièces d'argent dans le sanctuaire et s'éloigna pour aller se pendre ».

Actes 5:1-11
« 1. Or un nommé Ananias, avec Saphira, sa femme, vendit aussi une propriété ; 2 avec le consentement de sa femme, il détourna une partie du prix, puis il apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres. 3. Pierre lui dit : Ananias, pourquoi le Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l'Esprit saint en détournant une partie du prix du champ ? 4. Lorsque celui-ci était encore à toi, ne pouvais-tu pas le garder ? Et même quand il a été vendu, son prix ne restait-il pas sous ton autorité ? Comment as-tu pu envisager pareille action ? Ce n'est pas à des humains que tu as menti, mais à Dieu ! 5. Quand Ananias entendit cela, il tomba et expira. Une grande crainte saisit tous ceux qui l'apprirent. 6. Les jeunes gens se levèrent, l'enveloppèrent, l'emportèrent et l’ensevelirent. 7. Environ trois heures plus tard, sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé. 8. Pierre lui demanda : Dis-moi, est-ce bien à tel prix que vous avez vendu le champ ? Oui, répondit-elle, c'est bien à ce prix-là. 9. Alors Pierre lui dit : Comment avez-vous pu vous accorder pour provoquer l'Esprit du Seigneur ? Sache-le : ceux qui ont enseveli ton mari sont à la porte ; ils t'emporteront aussi ! 10. À l'instant même, elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens, à leur entrée, la trouvèrent morte ; ils l'emportèrent et l'ensevelirent auprès de son mari. 11. Une grande crainte saisit toute l'Église et tous ceux qui apprirent cela ».

Nietzsche F., La généalogie de la morale, IIe Dissertation, §5, in : Œuvres, vol. II, Robert Laffont, Paris, 2009.

« Le plus grand danger de la vie morale, c’est ce qu’on peut appeler l’obsession du témoin virtuel ; nous « posons » continuellement, sinon pour autrui, du moins pour nous-mêmes, pour u autre moi tour à tour apitoyé, laudatif, admiratif et qui est toujours là pour nous excuser ou nous rassurer. C’est une malédiction » (La Mauvaise Conscience, p. 256). Un peu plus loin, p. 267-268, il résume la situation : « La mauvaise conscience du mal est un bien ... si elle est sincère, c’est-à-dire sans complaisance ; la conscience de la faute rachète mystérieusement la faute ... à condition qu’elle n’ait pas conscience exprès pour racheter cette faute, ou parce que la honte serait censément un moyen de s’acquitter : car la honte devient inopérante dès l’instant qu’elle enveloppe l’arrière-pensée d’un salaire ; car le désespoir devient [alors] une comédie de désespoir, un disperato de théâtre et une ridicule affectation dès l’instant que l’effleure la plus fugitive arrière-conscience de sa propre efficacité ».

« Rendons-nous compte de la logique qu’il y a dans cette forme de compensation : elle est assez étrange. Voici en quoi consiste l’équivalence : aux lieu et place d’un avantage, qui compense directement le dommage causé (donc au lieu d’une compensation en argent, en terre, en possession d’une quelconque nature), il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en matière de remboursement et de compensation, - la satisfaction d’exercer, sans aucun scrupule, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la « volupté de faire le mal pour le plaisir de la faire », la jouissance du viol : et cette jouissance est d’autant plus vive que le rang du créancier sur l’échelle sociale est plus bas, que sa condition est plus humble, car alors le morceau lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des seigneurs : il fait enfin, lui aussi, par goûter le sentiment exaltant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui « est au-dessous de lui » - ou, du moins, dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégué à l’ « autorité », de voir méprisé et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté ».

Scheler M., Le formalisme en éthique, NRF-Gallimard, Paris, 7e éd., 1955, p. 333.
« Ce qui constitue l’essence même de la conscience morale, c’est le sédiment du discernement que j’ai (à partir de la propre expérience de ma vie) de ce qui est bon en tant que cela est « bon pour moi ». En ce sens, il appartient essentialement à la conscience morale de ne pouvoir être remplacée par aucune « norme », par aucune « loi des mœurs », etc. Son action commence précisément là où cesse celle de ces normes ou de ces lois, là où la conduite et le pouvoir satisfont déjà à leurs exigences. Il en résulte que, dans une situation identique, plus ma conscience parle à l’état pur, plus elle doit dire autre chose que la conscience d’autrui, et elle se tromperait certainement si elle parlait le même langage. À la conscience prise en ce sens, on peut appliquer sans réserves le principe de la liberté de conscience, qui signifie par conséquent que, dans les questions qui ne sont (et, par ma nature même, ne sauraient être) résolues par la partie objectivement universellement valable des principes axiologiques de contenu discernable et des normes bâties sur des principes, chacun est libre d’écouter la voix de sa conscience morale. En face des prétentions injustifiées des lois des mœurs n’ayant d’autre validité qu’universelle, ce principe assure donc la sauvegarde du droit de l’individu moral en tant qu’individu. C’est précisément pourquoi la conscience morale et la liberté de conscience morale, ne portent atteinte ni à l’idée d’une réalité objectivement bonne, dont la conscience morale est justement l’organe permettant de la connaître dans la mesure où il s’agit de ce qui est objectivement bon pour un « individu », ni à l’idée et aux prérogatives d’un discernement valable concernant les principes axiologiques et les normes qui s’appliquent à tout le monde. Ces principes et ces normes, tout à fait indépendamment de la conscience, peuvent être les objets d’un rigoureux discernement et possèdent un caractère d’obligation qui ne dépend aucunement de leur reconnaissance par les consciences individuelles. Au sens propre, la liberté de conscience ne saurait être invoquée contre une connaissance rigoureusement objective et contraignante des principes moraux universellement valables ni davantage des principes moraux d’ordre matériel. En ce sens, il n’est aucunement « principe d’anarchie » morale ».

Voici le dernier tableau auquel on aboutit :


bonne conscience
mauvaise conscience
bon mouvement bonne conscience
du bon mouvement (pharisaïsme)
mauvaise conscience
du bon mouvement (purisme ; éthique du scrupule)
mauvais mouvement bonne conscience du mauvais mouve­ment (machiavélisme) mauvaise conscience du mauvais mouve-ment (purification)