Sommaire du N° 780 (2009 T4)

Éditorial

  • Installations, James Woody

Dossier : sommes-nous tous calvinistes ?

  • Prières de Jean Calvin
  • Calvin, en chemin par l'Esprit, Marc Pernot
  • Le grand commencement, Olivier Abel
  • Castellion plutôt que Calvin, André Gounelle
  • Calvin plutôt que Castellion Jean-Luc Mouton
  • Celui que Dieu a dompté, Rémy Hebding
  • Calvin, entre angoisse et libération, Denis Crouzet
  • Bibliographie

Textes

  • Profession de foi, Laurie Cousin

Agenda

  • Calendrier des cultes
  • Agenda

Nouvelles de l'Oratoire

  • Reconnaissance des Conseils et installation du pasteur James Woody
  • Présentation des conseillers presbytéraux élus en avril
  • Bicentenaire du temple 1811-2011

Tribune des paroissiens

Aide et entraide

  • Accueil du mercredi, Rose-Marie Boulanger
  • Devenir bénévole à La Clairière, Gilles Petit-Gats

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Dossier du mois
Sommes-nous tous calvinistes ?

Prière du soir

 Seigneur Dieu, puisqu'il t'a plu de créer la nuit pour le repos de l'homme, comme tu as ordonné le jour pour son travail, veuille accorder à mon corps une nuit de repos, où mon âme s'élève à toi et où mon cœur soit rempli de ton amour.
Apprends-moi, ô Dieu, à te confier tous mes soucis terrestres et à me souvenir sans cesse de ta miséricorde, afin que mon âme puisse, elle aussi, jouir du repos spirituel. Fais que mon sommeil ne soit pas excessif, mais qu'il serve à réparer mes forces, pour que je sois plus disposé à te servir.
Qu'il te plaise également de me conserver pur dans mon corps et dans mon esprit, me préservant de toutes tentations et de tout danger, afin que mon sommeil lui-même soit à la gloire de ton nom.
Et puisque ce jour ne s'est point écoulé sans que je ne t'aie offensé en plusieurs manières, moi qui suis un pauvre pécheur, veuille, ô Dieu, de même que tu caches maintenant toutes choses dans ténèbres de la nuit, ensevelir aussi tous mes péchés, selon ta miséricorde, afin que je ne sois pas éloigné de ta face.
Exauce-moi, mon Dieu, mon Père, mon Sauveur, au nom de Jésus-Christ, ton Fils bien-aimé. Amen.

Prière du matin

Mon Dieu, mon Père et mon Sauveur puisqu'il t'a plu de me conserver par ta grâce pendant la nuit qui vient de finir et jusqu'au jour qui commence, fais que je l'emploie tout entier à ton service et que je ne pense, ne dise et ne fasse rien qui ne soit pour te plaire et obéir à ta sainte volonté, afin que toutes mes actions se rapportent a la gloire de ton nom et au salut de mes frères.
Et de même que pour cette vie terrestre, tu fais luire ton soleil sur le monde, veuille aussi éclairer mon intelligence Par la clarté de ton Esprit, afin de me diriger dans la voie de ta justice.
Ainsi ô mon Dieu, à quelque chose que je m'applique, que mon but soit toujours de te servir et de t'honorer, attendant tout mon bien de ta seule bénédiction et n'entreprenant rien qui ne te soit pas agréable.
Fais aussi, Seigneur, que tout en travaillant pour mon corps et pour la vie présente, j'élève mon âme plus haut jusqu'à cette vie céleste et bienheureuse que tu réserves à tes enfants.

Calvin, en chemin par l'Esprit


Pour être honnête, il faut bien reconnaître qu'au cours des études de théologie protestante je n'ai eu l'occasion de lire que quelques pages des œuvres de Calvin, et c'était dans un cours d'histoire. C'est un peu ingrat, dans un sens, de la part de notre église. Mais dans un autre sens, c'est peut-être ce qui est plus fidèle à la pensée de Calvin. L'esprit, ou plutôt l'Esprit qui l'animait est bien le plus important pour nous, c'est plus utile pour nous aujourd'hui que le point où en était arrivé la pensée particulière de Jean Calvin au milieu du XVIème siècle. Ce qui est remarquable, c'est qu'il a été capable de réforme, capable de cette mobilité et de ce courage, capable aussi d'une réforme non seulement personnelle, ce qui est déjà bien, mais d'une réforme qui n'oublie pas les autres, d'une réforme pour les autres, d'une réforme communicative.

C'est cet esprit qui est l'essentiel et si nous nous arrêtions aux simples fruits de la recherche de Calvin plutôt qu'à ce qui anime sa recherche nous passerions à côté de l'essentiel, nous renierions ce mouvement, cette vie.
Nous savons combien il est difficile d'évoluer, de nous réformer intelligemment. Nous avons plutôt tendance à garder les mêmes options politiques, religieuses, le même mode de vie et d'éducation que nos parents. Ou, au contraire d'en changer radicalement, par réaction.
Calvin n'a pas cherché à changer pour le plaisir de changer, mais il a simplement, si je puis dire, évolué, pour garder ou retrouver ce qu'il y avait de meilleur, pour se recentrer dessus, le débarrasser de ce qui le parasitait et inventer de nouveaux moyens pour le mettre en valeur. C'est ce mouvement de réforme qui est intéressant pour nous et qui est évidemment à poursuivre sans cesse dans bien des domaines.
Jean Calvin a trouvé cet élan dans le travail, bien entendu, il a appris les langues bibliques, et étudié à peu près tout ce que les théologiens des siècles et millénaires précédents ont pu écrire. Ce gros travail d'étude et de réflexion apparaît bien dans l'œuvre de Calvin. Mais il y a un autre travail qui existe derrière son génie, un travail qu'il ne dissimule pas mais dont il ne parle que fort peu, c'est celui de la foi, le travail de l'Esprit en lui.
C'est en quelques mots seulement dans son introduction à son commentaire du livre des Psaumes que Calvin déclare que l'expérience spirituelle a été décisive pour lui. Il explique qu'il était tout dévoué à ses études de droits, lorsque " Dieu par sa providence secrète, me fit tourner bride d'un autre côté ", il fit alors de plus en plus place à l'étude de la théologie et de la Bible dans son emploi du temps. Du point de vue des idées, il était, nous dit-il, " si obstinément adonné aux superstitions de la Papauté " qu'il a fallu un miracle " pour le tirer d'un bourbier si profond ", et c'est par une conversion subite que Dieu changea son cœur, lui donnant de goûter à la vraie piété, à cette douceur, à la connaissance de Dieu par l'expérience.
Du point de vue de sa personnalité, Calvin explique qu'il était d'un naturel timide, aimant à étudier tranquillement et solitairement dans les livres, que c'était pour lui une souffrance de parler en public, et donc qu'il n'avait aucune aspiration ni qualité pour devenir l'homme public qu'il est devenu. Et Calvin il explique qu'il est un peu comme David, qui a été tiré par Dieu de son humble travail et de la solitude des champs pour accomplir un service. Calvin se compare à Jonas qui tout fait pour refuser sa vocation de prophète envoyé par Dieu pour sauver ses ennemis. Il en a fallu à Dieu des prodiges pour l'exercer et l'accompagner dans cette route. Calvin dit combien ce travail de Dieu pour lui, en lui, avec lui est essentiel, mais il se contente de signaler qu'il y a là l'essentiel sans rien en dire d'autre, par pudeur et timidité, mais aussi parce que ce qui est de l'ordre de l'expérience est difficilement partageable : " si je voulais raconter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé (…), ce serait une longue histoire. Mais afin que je n'ennuie pas de paroles inutiles les lecteurs, il me suffira de dire (…) qu'il me semblait qu'à chaque pas Dieu me montrait le chemin, et que cela m'a été un merveilleux soulagement. "


Le moteur de cet esprit de réforme est donc bien résumé dans cette devise de Calvin " Ora et Labora ", " Prie et travaille ". Dans l'une et l'autre de ces deux activités il y a une recherche de fidélité à quelque chose d'essentiel qui nous précède mais aussi un élan pour avancer. La prière et le travail sont essentiel, mais la prière vient en premier. Pour Calvin, l'expérience spirituelle est essentielle comme point de départ décisif mais aussi à chaque moment de notre cheminement pour éclairer notre route et pour avoir la force de dépasser nos faiblesses.


Marc Pernot

Le grand commencement


Le Réformateur nous initie à une modernité encore à découvrir
Disons le d'abord : mon propos n'est pas d'arrondir les angles, ni de brosser le portrait moderne, libéral, démocratique, et gentillet du Réformateur en pasteur végétarien. C'est d'abord de comprendre en quoi la Genève de 1550 n'est pas une Calvingrad glaciaire, mais un volcan, une ville en état de révolution, attirant des réfugiés de toute l'Europe, et qu'il a fallu canaliser cette énergie - quand elle n'y est plus on ne comprend pas comment on a pu avoir besoin de canalisations aussi contraignantes, ni l'énergie qu'il a fallu pour briser les liens de l'ancien monde et instaurer nos tranquilles libertés. Calvin malgré lui n'a pas été un humaniste en robe de chambre, mais le refondateur d'une cité-école, d'une internationale entourée d'ennemis acharnés.


Tout commence avec le sentiment radical de la grâce divine. Quand le cardinal-évêque de Carpentras, Jacques Sadolet, exhorte les Genevois à se soucier du prix infini de leur âme et de leur salut éternel en revenant à l'Eglise romaine, Calvin répond que la question n'est pas là mais simplement d'obéir à Dieu sans s'occuper de soi - seule façon de trouver un rapport authentique à soi-même. La grâce, c'est l'insouci de savoir si on a la grâce. Il faut se vider de tout souci de soi, et de tout souci de son propre salut, et " détourner notre regard de nous-mêmes ". Il ne s'agit plus d'être sauvé, mais de reporter ce souci sur les autres, sur le monde.


La grâce n'est donc plus pour lui le couronnement de la nature ni de l'histoire, un achèvement, mais ce par quoi tout commence. C'est le perpétuel recommencement du monde. Tout est par grâce. Le monde n'est qu'un chant, qu'un rendre grâce. En quoi la nature rend-elle grâce ? Comprendre cela c'est comprendre la nature entière. En quoi nos Etats et nos Eglises rendent-elles grâce, les uns par la joie des humains de se témoigner leur amour mutuel, les autres par leur joie commune de chanter la louange de Dieu ? En quoi est-ce que je rends grâce d'exister ? Comprendre ma propre gratitude c'est me comprendre moi-même, de la tête aux pieds.


D'où l'incroyable énergie que Calvin met à tout recommencer. Comment l'arrêter ? Il n'est pas au port, en train d'arriver, il vient tout juste de commencer. D'où ce titre, Institution de la religion chrétienne ; carrément. Il s'agit aussi de mettre fin aux dérives qui menacent de l'intérieur la Réforme d'une sorte de dilution dans le n'importe quoi. Il sait que c'est cette menace intérieure qui disperse les forces et la légitimité de la Réforme. Il faut de toute urgence rappeler les limites. On ne peut laisser les dissidents dissider tout seuls. Il faut qu'ils dissident et diffèrent ensemble, dans certaines limites.
C'est ici qu'interviennent les Ecritures rendues à la parole vive et à ceux qui la reçoivent. On sent chez Calvin une confiance immense dans la parole, à elle seule capable d'ouvrir un monde : on se presse au culte, à Genève, on y vient de partout, il faut interdire de réserver des chaises, c'est comme un grand théâtre en train de s'ouvrir autour du Livre, qu'il s'agit d'interpréter, non au sens théorique, mais dans l'existence. Et il ne faut pas s'étonner si les enfants s'appellent Abraham, Ruth ou Samuel : on est " dans " le texte, et l'on s'interprète au miroir des Ecritures.


Au passage, la langue française s'élargit pour supporter une parole souveraine, une voix dont s'empare des milliers de nouveaux locuteurs. Il faut donc redire que Calvin est un protestant latin, formé au droit romain, penseur de l'institution et de la mesure, faisant rayonner dans l'Europe entière la langue française, et préparant Montaigne et Descartes. Avant Montaigne, Calvin, qui avait étudié Sénèque, se sépare du stoïcisme, dont il trouve qu'il prône un Homme imaginaire, aussi insensible qu'une bûche, et refusant les joies et les tristesses, les passions et les limites de l'homme ordinaire. Avant Descartes, Calvin affirme la transcendance, l'extériorité absolue de Dieu au monde, tout entier devenu mesurable. Calvin, c'est la France.


Calvin a longtemps réussi à tenir ensemble, par sa gouaille mordante et l'ampleur ordonnée de ses vues, le camp des rieurs qui se moquent des superstitions et des raisonnements creux des théologiens, et le camp résolu de ceux qui ont retourné leur vie sans crainte de se séparer, parce ce que l'amour de Dieu est plus grand que toutes les observations religieuses dans lesquelles on voudrait l'enfermer. Mais bientôt la panique et la persécution explose, tout bifurque et chacun doit choisir son camp. Calvin choisit l'exil et invente une issue géniale à l'alternative de se révolter ou d'accepter le martyre. Dieu n'est pas enclos dans nos petites cérémonies humaines, il est partout. Les individus sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances, et Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte social, de Hobbes à Rousseau, et c'est pourquoi Calvin est plus important pour la pensée politique moderne que Machiavel.


On voit en Calvin le prototype du puritain austère et moraliste. Mais jusqu'au début du XVIIème siècle, on lui reproche sa vie dissolue, sa débauche, son amour du vin, et il faut mesurer que c'est à cette propagande que Genève a du répliquer, pour montrer que la Réforme ne conduisait pas à l'immoralité, etc. Pour lui on ne peut recevoir cette grâce qu'en manifestant de la gratitude, et il fonde toute son éthique sur cette gratitude. C'est à la gratitude que l'on mesure l'émancipation, l'autonomie d'une sujet, sa sortie de la minorité : un sujet incapable de gratitude est encore puéril, qui croit ne rien devoir qu'à lui-même. Au contraire le sujet se tient " devant Dieu ", d'où l'idéal moral de sincérité, si important pour la formation du sujet moderne : ne pas se mentir à soi-même, aux autres ni à Dieu.


Et la pragmatique de l'idée de prédestination chez Calvin, bien loin de ce qu'on croit, indique cette confiance, mais aussi cette limite libératrice : ni les prêtres, ni les rois, ni même les sujets ne peuvent mettre la main sur cette partie de nous qui n'appartient qu'à Dieu, et une réserve est ainsi placée, un voile d'ignorance qui nous redonne chance, puisque jusqu'à la fin nous ne saurons jamais entièrement qui nous sommes, et qu'à la limite cela n'est pas notre affaire. Oui, la modernité toute entière, aujourd'hui si incomprise, est comme contenue dans cet intense commencement.

Olivier Abel


Castellion plutôt que Calvin


Les raisons du choix des protestants libéraux

Les protestants libéraux placent souvent Castellion au dessus de Calvin. En 1914, le pasteur Etienne Giran les oppose ; il voit en Castellion un véritable protestant, délivré du dogmatisme et de l'autoritarisme du Réformateur de Genève, encore très moyenâgeux. De nos jours, les pasteurs libéraux P. Vassaux et V. Schmid, tout en reconnaissant la valeur de ce qu'a apporté Calvin, ne cachent pas qu'ils se sentent plus proches de Castellion.
Pourquoi cette préférence ?


Alors que Calvin redoute la liberté de conscience, Castellion la défend. Le bûcher de Servet (dont il ne partage pas les idées) le révolte. " Tuer un homme, écrit-il, ce n'est pas défendre une doctrine ; c'est tuer un homme ". Il juge scandaleux de pratiquer le " forcement des consciences " en persécutant et massacrant ceux qui croient autrement. Il conseille de laisser chacun libre d'adhérer à la religion qu'il juge la meilleure. Au XVIème siècle catholiques et protestants rejettent avec indignation cette proposition qui nous semble aujourd'hui la seule juste.


Grand érudit, Castellion définit les règles d'une étude rigoureuse des textes bibliques : les comprendre dans leur contexte historique, tenir compte de leur genre littéraire (prophétie, enseignement, poésie), ne pas oublier que les manuscrits comportent des omissions et des erreurs. Tout dans la Bible n'est pas Parole de Dieu ; l'inspiration divine s'y mélange avec des idées et des formulations humaines. Alors que Calvin affirme leur parfaite clarté, Castellion souligne l'obscurité et l'ambiguïté de nombreux passages, ce qui rend légitimes des interprétations diverses.
Pour Castellion, la foi est confiance en Dieu, amour du prochain, et non savoir surnaturel. Les doctrines que les églises, catholique comme protestante, veulent imposer sont discutables. Que celui à qui elles conviennent les adopte, mais qu'il admette que d'autres en soient insatisfaits et cherchent à exprimer leur foi différemment. S'il ne faut pas donner aux doctrines et aux rites une valeur inconditionnelle, par contre la pureté de la vie et l'amour du prochain sont des impératifs absolus qu'on ne doit jamais enfreindre, même sous prétexte de rendre gloire à Dieu.
Liberté de conscience, interprétation critique de la Bible, pluralisme doctrinal, primat de l'éthique, voilà, ce qui, aux yeux de nombreux protestants libéraux, fait la supériorité de Castellion sur Calvin.


André Gounelle


Calvin plutôt que Castellion


Castellion le semeur d'idées, Calvin le fondateur, le créateur génial
Nul doute, pratiquement seul à l'époque, Sébastien Castellion s'est dressé contre le principe même de la mise à mort pour cause d'hérésie. Avec une modernité assez étonnante, Castellion écrit contre Calvin cette sentence magnifique et d'une évidence absolue pour les consciences du XXIème siècle " Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme ".
Sauf que l'ami Castellion n'avait pas beaucoup de chances d'être entendu au XVIème siècle. Sur ce plan, Calvin - contrairement à cette fausse réputation, tenace et complaisamment répétée - n'est pas l'horrible et froid persécuteur de Servet et autres " sorcières " mais le produit d'un temps où l'on exigeait que les compétences civiles et ecclésiastiques restent " conjointes et distinctes ". C'est dire que pour Calvin, comme pour tous les théologiens catholiques ou protestants du XVIème, le magistrat avait compétence pour punir l'hérésie.


Mais rappelons que Castellion est un fervent admirateur et disciple de Calvin qu'il rejoint à Strasbourg après avoir lu sa première version de l'Institution chrétienne. Mais aussi qu'il dirige quelque temps le Collège fondé par Calvin à Genève. Le brillant Sébastien prend cependant quelque ombrage de telle ou telle critique de son maître à propos de ses traductions bibliques. Les controverses théologiques ou d'exégèse biblique s'enveniment et les opposent sérieusement. Le différend prend même des allures de conflit familial au moment Castellion mène querelle contre un certain Pierre Musard qui n'est autre que le beau-frère de Calvin.


Au vrai, le contenu de ces différends est assez loin de conforter l'opposition entre " libéraux " et " orthodoxes calvinistes ". Deux exemples, Castellion rejetait du corpus biblique le Cantique des Cantiques qu'il tient pour un chant profane, mais soutient que Christ était bien allé aux enfers après sa mort, ce que Calvin considère comme une image ou une " fable ", selon le langage du temps!
Sur le fond, Castellion estime effectivement que l'exigence véritable de l'Evangile ne se situe pas sur le terrain métaphysique ou théologique, mais éthique. Pour lui, la foi chrétienne est plus une manière d'être et de se comporter qu'une certaine manière de croire. Une thèse d'essence libérale. Reste que sa tolérance renferme quelques limites : il suggère qu'on a le droit d'être chrétien, d'être mahométan ou juif, mais pas d'être athée, car la révélation de Dieu s'est faite dans le cœur de tout homme. De même, pour lui, celui qui a été chrétien a connu la vérité ne peut plus y renoncer. Nul n'a le droit d'être relaps, de changer de religion quand il a été chrétien. Un discours dont les relents d'intolérance n'ont visiblement pas totalement disparus.


C'est Pierre Bayle qui à la fin du XVIIème siècle développera un véritable discours sur la tolérance. Et la "conscience errante". La conscience peut errer, mais il n'y a pas de liberté sans la liberté de se tromper.
A propos de la comparaison entre ces deux hommes, c'est Castellion qui émet la plus juste sentence : " Non seulement Calvin s'est livré à une véritable débauche d'innovations […] ; en fait, il a plus innové lui-même en dix ans que l'Eglise catholique en dix siècles " écrit-il. Et il a parfaitement raison. Calvin en quelques moments n'a probablement pas été à la hauteur de ses propres intuitions ou visions prophétiques. Ainsi, si Sébastien Castellion est bien un semeur d'idées, justes, modernes, il n'a rien de cet immense bâtisseur qui a abordé tous les domaines de l'existence, politiques, sociaux, économiques, culturels et spirituels. Il n'est pas ce briseur d'idoles, iconoclaste et indomptable qu'est Calvin. Il n'est pas ce lutteur de la foi évangélique, cet homme suspecté et traqué par toute l'Europe qui se bat sur tous les fronts à la fois. Si Castellion a des intuitions géniales, Calvin est, lui, un géant de la foi.


Jean-Luc Mouton


Celui que Dieu a " dompté "



La Réforme comme dépassement de l'humanisme

Calvin parlait peu de lui-même. Il ne se répandait pas en confessions concernant ses élans les plus intimes. Néanmoins, dans la préface de son Commentaire sur les Psaumes, il concède à révéler les circonstances de ce qu'il faut bien appeler sa " conversion ". Il précise : " Dieu dompta et rongea à docilité mon cœur ". Point de doute, Calvin reconnaît bien là un tournant dans son existence. Une rupture avec une forme de pensée adoptée jusqu'à présent. Lui, dont le premier ouvrage paru est un commentaire du De Clementia de Sénèque, en vient à reconsidérer son adhésion aux idées humanistes alors florissantes en ce 16ème siècle.


La Renaissance opère un retour aux valeurs antiques en se ressourçant aux textes latins, grecs et hébreux. Cette modernité se détourne de l'insistance sur la souveraineté de Dieu qui avait caractérisé le Moyen Age pour se centrer sur l'homme et sa grandeur. Cela se traduit théologiquement par une identification de Jésus à la recherche d'un noble moralisme.
Les humanistes cultivent un spiritualisme lié à des valeurs profanes. Pour eux, il y a nécessité d'opérer une réforme institutionnelle de l'Eglise afin de la rendre plus conforme à l'esprit du moment.
Quant à Calvin, il demeure fidèle à la modernité intellectuelle représentée par l'humanisme tout en s'accordant la liberté de la subvertir dans ses fondements. Par sa culture, il conserve la méthode tout en se démarquant de l'exaltation de la nature humaine. On a pu dire que Calvin s'est servi de l'humanisme pour combattre l'humanisme. Et, en effet, dans Le Traité des scandales, il en vient à critiquer certains Pères de l'Eglise d'avoir voulu " complaire aux sages du monde ", ou, pour le moins, se gardant de leur déplaire, " ils ont mêlé la terre avec le ciel ".


De par sa formation de juriste, Calvin a acquis un esprit clair. Il classe et range les idées en se méfiant de toute confusion préjudiciable à toute saine compréhension. Le Réformateur se méfie de ce qui pourrait faire croire à une identification entre le christianisme et les idées païennes antérieures. De même, la christianisation des Anciens lui semble tout aussi inacceptable. Calvin pourchasse toute idée de liaison entre des idées qu'il juge de plus en plus irréconciliables. Il pourchasse toute confusion entre la terre et le ciel, l'annonce de l'Evangile et le recentrage sur les capacités humaines.
Calvin opère un retournement à l'intérieur de cette modernité dont il a été un des plus fidèles propagateurs. Et c'est en connaissance de cause qu'il en estime les limites et les prétentions. Il entrevoit dans l'approche luthérienne du salut par la foi une autre modernité bien plus radicale que celle consistant à faire de l'homme un être quasi divin. Plus radicale et plus ouverte sur un avenir de transformation et d'espérance. Cette gloire rendue à Dieu seul peut paraître à certains comme un retour au Moyen Age. Il s'agit effectivement des thèmes médiévaux mais qui, loin de demeurer statiques, permettent de rebondir plus loin, plus haut.


Ce qui semble, pour un temps, faire cause commune avec un retour à des thèmes dépassés, s'inscrit en réalité dans une modernité plus audacieuse. C'est la mise en cause des approches conformistes parées des couleurs d'une modernité de façade.
Calvin a eu l'audace de promouvoir une réforme de l'Eglise sans crainte de décevoir les tenants des idées nouvelles, mais pour un temps seulement. Ou plutôt, il a remis au devant de la scène un vieux débat, toujours à reprendre. Pour Luther, c'était avec Erasme. Pour Calvin, il s'agit de tout un courant prônant un retour à la sagesse antique. Le Réformateur est plus porté à souligner les discontinuités que les continuités avec la proclamation évangélique. Car, pour lui, avoir la conviction d'avoir été " dompté " par Dieu lui-même l'oblige à reconsidérer ses convictions de lettré humaniste pour désormais rendre compte de ce salut libérateur. Un salut qui n'est pas en l'homme mais en Dieu révélé en Jésus-Christ.


Rémy Hebding

 

Calvin et l'Histoire

Le texte proposé par Denis Crouzet, professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne, sous le titre " Calvin entre angoisse et libération ", rappelle qu'à la différence de Martin Luther, qui n'a cessé de se raconter, Jean Calvin a adopté une position de retenue sur ses propres sentiments et combats spirituels (" Si je vouloye reciter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé et par quelles epreuves il m'a examiné, ce seroit une longue histoire " ).
Pourtant, au coeur de l'identité chrétienne qu'il partage avec ses contemporains, s'affirme une crainte de Dieu, qu'il dénonce comme une " mauvaise crainte " et qui fut la sienne : " servile et contrainte ", la foi se définissait comme une lutte inconsciente contre un Dieu terrifiant que " menus fatras et cérémonies de nulle valeur " tentaient sans cesse d'apaiser. Ce Dieu était terrifiant parce que " incertain " : toute la rhétorique des sermons calviniens est au contraire fondée sur l'image davidique d'un Dieu " rocher " ou " forteresse ", que le chrétien peut regarder dans sa gloire avec confiance et émerveillement. La religion " papistique " que dénonce Calvin dans le Sermon sur le Psaume 119 est une religion du doute qui ne permet pas au chrétien, malgré rites et pratiques, de savoir si Dieu l'aime pour ses œuvres ou le condamne pour ses péchés, " car ils enseignent le povre monde qu'il faut tousjours estre en doute et en suspend " ; cette crainte manifeste l'illusion que l'homme peut être " maistre de sa vie " et se fabrique des " " dévotions à plaisir ", lui retirant tout véritable " courage de venir à Dieu ".
L'écho rencontré par l'immense travail de prédication de Jean Calvin s'explique par le reversement dialectique qu'il a opéré lui-même après sa " conversio subita " et qu'il a su faire partager à ses contemporains : à la piété de l'inquiétude, du " suspens ", pour reprendre une expression de Pierre Chaunu, répond la certitude d'un Dieu d'amour venu chercher l'homme dans sa faiblesse et ses faux-semblants.

Philippe Braunstein


Calvin entre angoisse et libération


Quelle trace a t-il laissé pour les historiens ?
Cinq siècles après sa naissance, Calvin demeure une énigme pour les historiens, à la différence de Luther qui n'a cessé de se raconter et de parler de lui-même. La vie intérieure du réformateur de Genève semble avoir été volontairement comme protégée par un écran disposé par lui-même. Il en résulte que c'est avant tout en tant que théologien ayant élaboré un système dogmatique et ecclésiologique que Calvin est abordé, comme s'il y avait, à son propos, une nécessité de coupure entre l'"ego" de l'auteur de l'Institution de la religion chrétienne et son travail d'écriture ou de parole au service de la Gloire divine. Comme si l'œuvre de réformation ne pouvait pas s'articuler à l'aventure d'une subjectivité. Il n'y a, en guise d'appui d'une tentative d'explication biographique de l'inspiration créatrice du réformateur, que les quelques pages qui ouvrent le Commentaire sur le Livre des pseaulmes ou celles de l'Epître à Sadolet, et aussi les deux vitae rédigées par Nicolas Colladon et Théodore de Bèze. Mais il y a encore cette confidence du réformateur qui invitait à savoir que le champ biographique se trouvait restreint du fait d'une posture volontariste de retenue: "maintenant, si je vouloye reciter les divers combats par lesquels le Seigneur m'a exercé depuis ce temps là, et par quelles épreuves il m'a examiné, ce seroit une longue histoire." Une longue histoire que Calvin n'a pas relatée, précisément. Calvin semble comme un absent non seulement de l'histoire mais aussi de sa propre histoire.


Pourtant, au centre du regard que l'on voit Calvin porter sur la religion romaine, il s'avère qu'il y a une crainte qu'il dénonce comme une mauvaise "crainte". Une crainte qui serait au cœur de son identité de chrétien, qui serait sa crainte.
Ce qui frappe immédiatement, à la lecture des sermons ou libelles de Calvin, c'est que la religion romaine, par-delà les accusations de corruption de la Vérité, d'idolâtrie, de mensonge qui la touchent d'emblée, est loin d'être relatée ou dépeinte comme un univers serein, lisse, confortant. Le chrétien qui vit dans les superstitions papistes est aux yeux de Calvin un chrétien angoissé, en recherche permanente d'une sécurité qu'il ne peut pas trouver ou qui se défait de lui dès qu'il s'imagine l'avoir rencontrée. Et ce sont peut-être les bribes d'une mémoire autobiographique qui surgissent au fil de la rhétorique calvinienne. La foi romaine que le réformateur dénonce depuis Genève, est dite fondée avant tout sur la crainte et le doute, ou plutôt sur ce qu'il nomme lui-même une " mauvaise crainte ".
Premier point, cette crainte est négative et abominable parce qu'elle est une perversion, un faux amour qui est une haine cachée de Dieu.


Dès L'Institution de la religion chrétienne, Calvin s'attarde ainsi à décrire comment la connaissance de Dieu demeure corrompue par la "sottise" ou la "malice" des hommes. Il distingue deux perversions capitales. Il y a tout d'abord ceux qui, pour éviter de se savoir sous le regard de Dieu, pour éviter d'éprouver la crainte et pour vivre dans une sécurité de la vie d'ici-bas, ont la tentation de distinguer un Dieu oisif au Ciel, désintéressé du sort des hommes. Calvin discerne dans cette attitude un système de défense, illusoire bien sûr à ses yeux, contre l'imaginaire de la mort, puisque le péché, ajoute-t-il, dans ces conditions d'un détachement de Dieu par rapport aux hommes, reste impuni et qu'il suffit que l'homme se pardonne ses fautes pour que celles-ci soient oubliées.
Mais il affirme primordialement qu'il y a ensuite ceux qui, à l'opposé, font Dieu sur-présent dans le monde. C'est la seconde perversion et c'est celle à propos de laquelle la mauvaise crainte intervient. Il s'agit d'hommes tout aussi impies que les précédents, mais sur un mode différent. Ils n'ont pas en eux la crainte volontaire de Dieu qu'immédiatement Calvin dit être la " bonne crainte ", ils sont traversés et perpétuellement effrayés par une crainte que Calvin qualifie de "servile et contrainte". Leur foi n'est pas spontanée, elle est une foi contrainte par leur peur, qui est, selon des gradations variables de conscience, la peur de la justice divine. Leur Dieu les terrifie dans sa justice, et, en réalité, ils ne vont vers lui que malgré eux, comme "trainez" par leur peur. Ce n'est pas un amour spirituel qui règle le cheminement de leurs consciences et qui leur fait multiplier les intercessions, les pèlerinages, les offrandes, les prières, mais une passion qui fait que le croyant pense plus, dans ses exercices récurrents de piété, à lui-même qu'à Dieu. Il se fait centre dans son obsession de sauver son âme. Il s'aime lui-même. Il pense avant tout à échapper à la figure terrorisante de Dieu qu'il s'est façonnée ou qui lui a été imposée, il ne pense pas vraiment à aimer Dieu.

Il est fondamental de voir que le décryptage que donne Calvin de la foi de l'Eglise romaine le conduit à procéder à une inversion du sens de la piété que les papistes s'imaginent vivre. Ce qui leur semble de la piété et de l'amour de Dieu repose sur la crainte, mais cette crainte est impure au sens où elle cache, dans ses tréfonds, obscurément ce qui est une haine de Dieu puisqu'elle soupçonne sans cesse Dieu de ne pas être pleinement un Dieu d'amour. Il est impossible d'aimer véritablement en ayant en soi la peur à tout instant. La mauvaise crainte est une peur, une passion qui s'ignore.
Ces hommes qui cultivent la mauvaise crainte détestent donc secrètement Dieu, et leur vie sous le règne de la tyrannie papale n'est, pour le réformateur de Genève, qu'une longue et absurde bataille engagée inconsciemment contre Dieu, un Dieu qui leur apparaît avant tout assis sur son "siège judicial" afin de "punir les transgressions". Cette lutte inconsciente contre Dieu se traduit par l'usage des pratiques superstitieuses, l'adoration des "pollutions" que sont les idoles, les "menus fatras et cérémonies de nulle valeur", l'ordre extérieur de l'"apparence" d'une religion qui n'est pas une religion du cœur. Une crainte panique monte sans cesse dans l'esprit de ces hommes, une crainte qui leur suggère toujours et toujours plus encore de chercher à apaiser Dieu par des mérites qui se relativisent au fur et à mesure qu'ils s'accumulent.

A la source des gestes de piété de l'Eglise romaine, il y a une peur qui s'ignore mais qui se nourrit elle-même. Il y a donc pour Calvin deux ordres dans la foi romaine: l'ordre de l'apparence qui fait aller les papistes vers Dieu et leur en donne l'illusion, l'ordre de la vérité qui fait qu'ils ont tellement peur de la justice de Dieu qu'ils sont incapables d'aimer Dieu, qu'ils haïssent Dieu en doutant de lui.
Le croisement avec les fragments autobiographiques livrés par Calvin s'impose ici. Ce n'est pas un hasard si, à l'occasion du court récit dans lequel il retrace son séjour parisien au temps de ses études au collège de Montaigu, Calvin rapporte que sa vie ne pouvait pas se maintenir sur une unique ligne droite. En 1539, il écrit qu'il ne vivait pas alors en "tranquillité de conscience". Certes, la clémence de Dieu lui était prêchée, clémence envers les hommes se rendant dignes de la recevoir par leurs œuvres et par la confession. Certes, il était rempli de l'espérance d'une rémission possible du péché. Mais il ressentait comme une fracture entre ce qui lui était enseigné et la manière dont il vivait cet enseignement.


Il ajoute, toujours en 1539, que Dieu lui apparaissait, dans ces années de jadis, comme un juge de rigueur, au regard "épouvantable", qui pouvait être, bien sûr, apaisé par l'intercession du Christ, de la Vierge ou des saints, mais dont la justice avait sur lui un effet angoissant, immensément angoissant parce qu'elle lui demeurait indéterminée, fluctuante. Il y eut une crainte calvinienne avant le temps de la conversion et avant le temps des sermons genevois, que Calvin projette sans doute dans la représentation des papistes qu'il donne dans ses écrits et dans ses sermons. Avant l'événement de la conversion, Calvin dit se souvenir avoir été comme pris au piège d'un doute le plongeant dans l'effroi: "Car toutes fois et quantes que je descendais en moi ou que j'élevais le cœur à Toi, une si extrême horreur me surprenait qu'il n'était ni purifications ni satisfactions qui m'en pussent aucunement guérir. Et tant plus que je me considérais de près, de tant plus aigres aiguillons étaient ma conscience pressée, tellement qu'il ne me demeurait autre soulas ni confors sinon de me tromper moi-même en m'oubliant." À l'opposé de cette évanescence de toute manifestation de foi, à l'opposé de ce Dieu terrorisant parce qu'incertain, toute la rhétorique des sermons calviniens sera fondée sur l'image davidique d'un Dieu "rocher" ou forteresse, insensible précisément à tout balancement, un Dieu que le chrétien peut regarder intérieurement, sans peur, dans sa gloire. Un Dieu antinomique du Dieu papiste, vers lequel le chrétien ne va que dans la haine qu'il se dissimule à lui-même sous le voile de la crainte qui le traverse et qu'il ne parvient jamais à surmonter ou épuiser.


Deuxième point: Une seconde image, après celle de cette haine inconsciemment ressentie à l'égard Dieu, surgit: celle d'une dérive. Tout, dans ce système de la mauvaise crainte, gravite autour de l'illusion qu'entretiennent les bonnes œuvres, autour du parcours sans terme qu'elles conditionnent. Dans le vingt-quatrième sermon sur la Seconde épître de Timothée, Calvin revient longuement sur les "corruptions" forgées par l'esprit humain; il s'agit du jeûne à la veille de certaines fêtes, de l'observance du Carême, les prières aux saints et saintes, des parcours obligés qui mènent d'autels en autels et de chapelles en chapelles, de l'assistance aux offices, des fondations de messes, des pèlerinages… Toutes ces œuvres sont des œuvres, observe-t-il, qui ne profitent pas à l'homme, un "badinage" qui est comparé à un voyage qui ne peut pas trouver son terme parce qu'il repose sur une accumulation infinie.


Calvin décrit encore, dans le neuvième sermon sur l'Epître à Tite, la piété comptable encouragée par les traditions de l'Église romaine, dans une dénonciation qui, sans doute, rapporte les données d'un regard de jadis sur soi. Il y a, Calvin l'affirme, une contradiction essentielle qui éclate dans le système des cérémonies de la "papisterie". L'homme peut payer pour ses péchés, il peut pécher tout en compensant son péché par des œuvres; il peut même s'imaginer, facticement et temporairement, être parvenu jusqu'à une situation d'équilibre. Les œuvres des papistes sont censées s'accumuler comme si Dieu s'achetait, comme si le péché pouvait être évalué selon un principe d'économie marchande, voire usuraire: "Quand ils font plus que Dieu ne leur a commandé, il leur semble qu'ils s'acquittent envers luy, et qu'ils le contentent d'un tel payement: il font leur conte là dessus, quand ils auront jeusné leurs vigiles, qu'ils n'auront point mangé chair en vendredi, qu'ils auront ouy la messe dévotement, qu'ils auront prins de l'eau bénite, il leur semble, di-je, que Dieu ne leur doit plus rien demander, qu'il n'y a plus rien à redire en eux."


Mais surtout c'est une histoire sans fin qui est distinguée par Calvin dans les tentatives papistes pour plaire par effet d'accumulation comptable à Dieu non pas véritablement par amour, mais par peur et par haine. Le papiste, écrira-t-il, écoute une messe, mais celle-ci ne suffit pas à son désir de se concilier Dieu, prima causa omnium, il doit assister à une autre, puis à une autre et ainsi de suite. Jamais une unique cérémonie ne lui suffit pour le rassurer sur sa capacité d'atteindre Dieu. La dévotion à un saint implique la dévotion à un autre saint, un pèlerinage en nécessite un autre, une offrande en exige une autre, et ainsi à l'infini. Se précise la mémoire d'une fuite en avant, d'une dérive qui place les papistes dans une situation de toujours réitérer leurs gestes rituels: "Brief, on n'y trouvera ne fin ne mesure, comme c'est un abysme […] Il est certain qu'ils entrent en un labyrinthe si confus, qu'il surmonte tous les abysmes du monde." Prières, confessions, aspersions, ambulations, "c'est tousjours à recommencer", sans fin. L'amour divin se révèle incernable et indiscernable, et, même si elle n'est pas totalement consciente, la crainte est là, immense, sans fin, elle fait dériver l'homme sans cesse, sans point fixe.


Surtout, l'image à laquelle Calvin recourt est significativement l'image d'un univers mouvant: "Il n'y a ne fond ne rive en tant de loix et statuts que le diable a là forgez." C'est à nouveau comme une transcription du drame que, sous l'effet de la mauvaise crainte, il dut peut-être vivre lui-même et qu'il voulut dénoncer à ses contemporains encore plongés dans les ténèbres de l'ignorance _ ne jamais parvenir à savoir si Dieu recevait avec plaisir ses œuvres, vivre dans la crainte de ce que les œuvres accomplies précisément par crainte de la justice de Dieu ne satisfassent pas Dieu; le drame d'un effritement de toute tentative pour faire à Dieu les preuves de sa fidélité, le drame de la mauvaise crainte, crainte égocentrique. Le drame d'un imaginaire flottant… D'où une image de Dieu que l'on peut deviner très incertainement miséricordieuse parce que portant le chrétien à aller toujours plus loin dans les œuvres, à rajouter œuvre à œuvre, sans fin. L'image d'un Dieu toujours en balancement, allant de la justice à la miséricorde, de la miséricorde à la justice, balançant diachroniquement entre amour et haine.


Il est possible de supposer que cette représentation se construisit dans le cadre d'une mémoire personnelle. La découverte de la mauvaise crainte fut d'abord une découverte individuelle, une invention prenant sens dans la conversion, avant d'être ce par quoi Calvin s'efforça de persuader ses contemporains que leur fidélité à Rome était une infidélité à Dieu, qu'elle les entraînait inconsciemment à haïr Dieu en ne lui témoignant pas la totale confiance qu'il exige. La parole calvinienne visa, dans cette articulation virtuelle de l'expérience passée du réformateur à sa parole de prophète de Dieu, à faire s'opérer une prise de conscience en révélant aux papistes ce qu'est leur foi. Le grand instrument dont usa Calvin pour stigmatiser la religion romaine comme une religion de la mauvaise crainte, fut peut-être sa propre expérience, la mémoire de ses doutes et de ses angoisses. Le calvinisme fut une biographie personnelle occultée par un discours instituant, enseignant la volonté de Dieu, mais une biographie ayant valeur universelle. Une des formes de diffusion de la réforme calvinienne, en conséquence, fut la vie cachée de Calvin, vie cachée dans des paroles et des écrits qui sont, même si cela n'apparaît pas, des fragments autobiographiques. Et, dans cette vie, il y a le souvenir d'une crainte face à l'errance constante de Dieu, insaisissable, qui fait que l'homme lui-même est dans l'errance. Et toujours, vient et revient le motif de la haine que le papiste porte sans le savoir à Dieu. Il y eut une crainte calvinienne avant le temps de la conversion et avant le temps des sermons genevois, une "mauvaise crainte" que Calvin n'eut ensuite de fin que de projeter dans la représentation des papistes qu'il donna dans ses écrits et dans ses sermons. Une crainte qui était toujours réminiscente en lui et dont il voulait faire prendre conscience à ses contemporains pour les révéler à eux-mêmes et les faire parvenir à la Vérité.


La troisième image corrélative de la mauvaise crainte intervient en continuité de l'image de la dérive: il s'agit de celle du doute: les papistes, tout en prononçant leurs oraisons, "disent qu'ils ne doivent iamais estre asseurez". La promesse, à leur yeux, n'est alors jamais certaine. Aux yeux de Calvin, le papiste ne peut pas avoir confiance en Dieu dans la mesure où il ne sait pas si Dieu écoute les paroles "de vent" dans lesquelles il se complaît, qui sont évoquées par Job et que Calvin interprètera comme des paroles de "nulle fermeté, c'est-à-dire, qui ne peuvent édifier un homme". Etre dans le mal de la mauvaise crainte, c'est ne pas appliquer tous les "sens" et les "esprits" à la parole de Dieu et, alors, "sens" et "esprits" "voltigent cependant d'un costé et d'autre, et la parole de Dieu s'en va comme en vent". La religion "papistique" est, dans le cours du dix-neuvième sermon sur le Psaume 119, à dénoncer comme une religion du "doute", dans laquelle le chrétien ne sait jamais le "profit" attaché à ses prières, demeure toujours perplexe sur lui-même et par voie de conséquence sur un Dieu dont il ne parvient pas à savoir s'il l'aime pour ses œuvres ou le hait pour ses péchés: "Pour cela nous voyons qu'en toute la Papauté, on ne sauroit deuëment prier Dieu: ie di, suivant la doctrine qui est là tenue. Et pourquoy? Car ils enseignent le povre monde qu'il faut tousiours estre en doute, et en suspend."


Il y a crainte et crainte, affirme encore Calvin en commentant le Psaume 119: la crainte "libérale" de ceux qui sont régis par l'Esprit de Dieu, et la mauvaise crainte, celle des infidèles à Dieu, nourris de la peur de Dieu au point d'être "esperdus et tellement abattus" qu'ils n'ont pas le courage de chercher à "approcher" réellement de Dieu parce qu'ils doutent de lui. Il leur paraît, toujours, que Dieu est en instance de leur tourner le dos, de les abandonner et ils essaient de faire pression sur Dieu.
Cette mauvaise crainte est un "enfer" de la conscience: une crainte annihilante, destructrice, déterminant une absence de véritable "courage de venir à Dieu". Elle connaît d'ailleurs son instant de paroxysme lorsque l'homme voit la mort approcher: instant critique parce qu'il pourrait y avoir chez le croyant la peur envahissante et submergeante d'être pour toujours séparé de Dieu, de perdre Dieu pour l'éternité, Calvin affirme que l'angoisse doit se défaire aussi vite qu'elle est venue, quand le mourant se souvient de la "bonne volonté" de Dieu à son égard et ne ressent aucun doute sur la grâce divine. Chez les papistes, selon ce qu'il écrira, le doute ne peut que demeurer en devenant angoisse, il ne peut pas y avoir de belle mort sereine, malgré ce que certains avancent illusoirement: "il est vray qu'on barbottera beaucoup, qu'on dira des Patres, et meslera-on des Ave Maria parmy, et mesme on adressera bien son Pater au marmoset de sainct Aguathe, ou de quelque autre sainct, comme à Dieu." Mais en vain, car l'angoisse demeure. Rien ne peut la réduire, parce que le mourant pense avant tout à lui-même, s'aime lui-même alors qu'il ne devrait aimer, avec la foi la plus grande, que Dieu.
Etre papiste, le réformateur ne cessera de le dire et de le redire, c'est être hors de la constance, cheminer dans le "doute" perpétuel qu'engendre une sorte de ruse face au fantasme du regard de Dieu, une manière de se cacher ce regard, et qui conduit les hommes à se fabriquer "leurs devotions à plaisir" pour mieux tenter d'attiédir ou de forcer une justice divine dont ils doutent. Et, à l'origine de ce soupçon, il y a l'illusion que l'homme peut "estre maistre de sa vie", en être le "conducteur", l'illusion qu'il peut se commander à lui-même ce qui est juste et ce qui est injuste, suivant ainsi "son semblant, son cuider"; l'illusion qui fait qu'en s'imaginant aller vers Dieu, il hait Dieu puisqu'il se met à la place de Dieu, il pense qu'il peut plier Dieu à sa volonté. Et ici, le quatorzième sermon sur le Psaume 129 semble recéler de précieuses notations, lorsque Calvin s'attarde sur les "pauvres incrédules qui pensent plaire à Dieu en aimant et honorant Dieu "par contrainte […] comme forcez et contraints", et qui ne retirent que du tourment de cette relation dont ils ne peuvent jamais savoir si elle atteint vraiment sa cible. Une relation qui désigne le salut personnel comme but même de la piété et donc repose sur le concept d'intéressement astreignant l'homme à se finaliser égoïstement et orgueilleusement comme centre de lui-même, alors qu'il est né pour Dieu et que seul Dieu détient la puissance de sauver.


Et Job, comme David, est un miroir de la possibilité du dépassement de l'être qui ne trouve de fermeté ou de stabilité nulle part, qui ne vit que dans la mauvaise crainte, ne rencontrant aucune assurance de ce que ses prières rencontrent l'écoute divine. Il est l'homme qui s'est détourné de l'angoisse de l'amour ou du désamour de Dieu, l'homme qui a ignoré tout doute: même lorsque des afflictions et des malheurs, des peines et des souffrances lui étaient envoyés, Dieu demeurait pour lui un Dieu de consolation, de repos et non pas d'effroi. Sont de faux prophètes, Calvin le dit et le redit, tous ceux qui "foudroyent et tempestent" lorsqu'ils parlent des desseins de Dieu et des péchés des hommes, mettant "le pied sur la gorge aux gens craignans Dieu". Le réformateur de Genève s'élève encore contre les prédicateurs du présent français aussi, qui, à l'opposé de Job et comme François Le Picart, usent d'une "gravité inhumaine", d'une "haultesse inhumaine pour abbatre les povres gens et les effrayer". C'est, affirme Calvin, mépriser Dieu que de ne voir en lui que violence et dureté, que d'enseigner qu'"en priant il faut tousiours estre en perplexité et en doute".


Plusieurs hypothèses peuvent ici être suggérées. Le doute et l'angoisse, sous l'appellation de "mauvaise crainte", sont au cœur de la représentation que Calvin façonne et projette de la piété de l'Eglise romaine, au cœur de la figuration qu'un chrétien réformé doit avoir de la religion papiste. Ils sont ce que tout fidèle doit dénoncer et révéler à ceux qui sont encore dans les ténèbres de l'ignorance de la Vérité évangélique, afin de les attirer vers l'amour d'un Dieu qui ne balance pas diachroniquement entre haine et amour, entre justice et miséricorde, mais dont la justice est synchroniquement miséricorde et la miséricorde est justice. La parole réformée est une parole qui cherche à aller au-delà de la surface des mots et des rituels, au delà des opinions reçues. Elle propose, avant tout, un autre système de sens, ou plutôt une inversion du sens. Elle enseigne à rejeter, selon une méthode empruntée peut-être à la dialectique platonicienne, un ordre de l'apparence et de l'illusion qui est l'ordre de la surface des choses: l'homme qui s'imagine aimer Dieu en multipliant les œuvres par crainte de la justice divine est un homme qui n'aime pas Dieu, qui s'aime avant tout lui-même et qui se cache une haine à l'égard de Dieu. Il ne voit en Dieu qu'un juge effrayant. La didactique calvinienne veut porter l'homme, et c'est là que réside la clef de la conversion, à saisir que c'est dans la haine de lui-même qu'il peut, une fois désengagé de la haine qu'il porte inconsciemment à Dieu, rencontrer une sérénité aussi positive que toujours néanmoins relative. Elle est donc une autre manière de penser, une manière de penser les données immédiates de la conscience comme les données d'une illusion.


Mais l'expérience de la mauvaise crainte racontée par Calvin possède aussi, sur le plan historique, une autre implication. Elle permet de mieux comprendre les traverses empruntées par les hommes qui firent le choix de rompre avec Rome. Calvin certifie que la foi traditionnelle dissimulait ou portait en elle une puissance anxiogène, puisqu'il décrypte, par ce qui projette son propre et probable parcours biographique, l'angoisse comme ce qui fait de cette foi une illusion, une "singerie". Malgré tous les instruments qu'elle proposait aux chrétiens pour les sécuriser dans leur quête du salut, elle avait la capacité de se retourner ou de se convertir en une angoisse eschatologique. C'est là où toutefois une certaine complexité problématique surgit.

Certes, il y avait dans la religion "flamboyante" une béance dans laquelle la parole calvinienne s'engouffre lorsqu'elle décrypte que la crainte papiste de Dieu est une mauvaise crainte. Cela peut laisser entendre que la religion romaine a pu être vécue tragiquement, avec une intensité d'angoisse plus ou moins forte selon les personnes croyantes, de manière plus ou moins consciente, par les chrétiens du début du XVIe siècle à tous les moments de leur vie terrestre. Cela peut aussi signifier que Calvin, en fonction de son propre parcours de conversion, se donna le rôle d'accoucheur de la conscience individuelle ou collective de cette angoisse qui serait demeurée latente. A partir de là, on voit que c'est un faux problème que de nier qu'il y ait une aptitude de la religion romaine, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, à emmener les chrétiens vers une angoisse. Même si cette angoisse n'était pas lisible sur la surface des imaginaires, même si elle ne se laissait pas percevoir dans l'immédiateté des représentations ou discours, elle était là, souterraine peut-être, mais prête à se déverser dans le système de résolution vécu puis élaboré par Calvin.

Comprendre la résonance ou l'écho formidable que Calvin rencontra à partir de 1536, ce serait comprendre qu'eut lieu, par l'immense travail de discours du réformateur de Genève, comme un transfert introspectif, au cœur duquel un jeu de désangoissement fut matriciel. Le Calvin anxieux et dubitatif d'avant la prise de conscience d'un apostolat évangélique, d'avant la " conversio subita ", était, dans ses angoisses, comme un reflet des tensions de la piété romaine. Se laisse deviner, en parallèle des indices de sa désorientation singulière, un imaginaire au sein duquel se troublaient et se brouillaient, parallèlement, les frontières de l'humain et du divin, les limites entre l'amour et le désamour. Était venu le temps où, malgré une extraordinaire machinerie permettant aux chrétiens de se préparer au face-à-face eschatologique, malgré de multiples instruments de sécurisation relevant d'une " comptabilité de l'Au-delà ", il devenait de plus en plus difficile aux hommes de foi de savoir comment aimer vraiment Dieu et comment être aussi aimés de Dieu, de pressentir si Dieu les aimait ou ne les aimait pas, de deviner si Dieu demeurait proche d'eux ou s'éloignait d'eux, les écoutait ou était sourd à leurs prières, recevait leurs œuvres méritoires avec un regard de compassion ou d'insatisfaction. Une piété du "suspens" pour reprendre une expression de Pierre Chaunu, un âge du tragique, plus ou moins avivé et latent selon les individus, face à l'événement imminent du Jugement dernier.




Denis Crouzet


Bibliographie


Jean Calvin, Olivier Abel, Pygmalion, 298p. , 21,90 €
La pensée du réformateur ne cesse de nous interpeller encore aujourd'hui.

Jean Calvin et la modernité de Dieu, Jérôme Cottin, Ed. du Signe, 64 p. , 3 €
Une petite biographie de poche sous forme de mémento illustré. Pour se souvenir des grandes étapes de la vie du Réformateur.

Pour comprendre la pensée de Jean Calvin, Rémy Hebding, Olivétan, 134p. , 12,50 €
Les grandes lignes d'une pensée décapante, iconoclaste, toujours actuelle. Une introduction claire à la théologie du Réformateur.

Calvin, Olivier Millet, Infolio, 200p. , 10 €
Plus qu'un livre d'histoire, la description du contexte politico-religieux propre à la Genève du temps de Calvin. Et la conception nouvelle du rapport de l'homme et de Dieu.

Calvin, Jean-Luc Mouton, Folio Gallimard, 395 p. , 7,60 €
Calvin mérite beaucoup plus que la réputation de rigueur qui lui est faite. C'est un prophète jeté dans le monde moderne, chargé de ramener ses contemporains à la pureté de l'Evangile.

Le protestantisme et Calvin, Que faire d'un aïeul si encombrant ? Bernard Reymond, Labor et Fides, 134p. , 11 €
Un pamphlet pour montrer les hésitations à intégrer Calvin dans la patrimoine libéral.

Jean Calvin, le réformateur de Genève, Giorgio Tourn, Olivétan, 127p. , 12,50 €
Les grands moments du parcours de Calvin dans une Europe
saisie par les idées réformatrices.

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