Une lecture du combat de Jacob

Genèse 4:6-7 , Genèse 32:9-32 , Galates 5:13-26

Culte du 6 mai 2006
Prédication de pasteur Florence Taubmann

( Genèse 4:6-7 ; Genèse 32:9-32 ; Galates 5:13-26 )

Culte à l'Oratoire du Louvre,
par la pasteure Florence Taubman

Cette semaine une personne a partagé avec moi une belle citation de Philon d’Alexandrie : « Soyez compatissants, toute personne rencontrée mène un rude combat. »

Cette phrase est à la fois aussi énigmatique et sensible que la scène de Jacob luttant contre l’ange.

Pensant à cela je suis allée en voir la reproduction par Delacroix dans une grande fresque à Saint Sulpice.

Un rude combat ! Un combat contre l’ange ! ou contre Dieu !

Que signifie se battre contre l’ange, se battre contre Dieu ?

Plusieurs des lectures de la lutte nocturne de Jacob y voient: « le symbole de la lutte intérieure de l’homme contre les forces du mal. » et quelquefois, plus largement le symbole du combat que l’homme mène contre lui-même.

Et ce combat, c’est sans doute celui qui demande le plus de courage.

C’est ce rude combat de tout être, qui devrait solliciter chez chacun cette compassion demandée par Philon.

Combat à la fois existentiel et spirituel, c’est-à-dire combat qui concerne l’existence même de l’homme, le sens de cette existence, et qui requiert toutes les forces de son esprit, et plus encore toutes les forces de l’Esprit de Dieu en lui.

Mais quel est ce combat?

Quels sont ces combats courageux qu’un homme doit mener contre lui-même tout au long de son existence et pour que son existence soit une existence d’homme?

Ils sont nombreux ces combats intimes, que nous les partagions tous ou bien qu’ils soient plus spécifiques à certains d’entre nous : combat contre la peur, combat contre l’indifférence, combat contre l’égoïsme, combat contre le désespoir, combat contre le cynisme, contre le mensonge, contre la tentation du pouvoir et de la domination …combat contre la souffrance, et tant d’autres.

Pourtant celui que je retiendrai pour aujourd’hui n’est aucun de ceux-là, mais c’est le premier combat attesté dans la Bible, combat d’ailleurs perdu : combat contre le venin de la jalousie.

Dès le jardin d’Eden, le serpent attaque, et il instille dans l’esprit de la femme

Le venin de la jalousie vis à vis de Dieu lui-même.

« Y-a-t-il donc une bonne raison que Dieu soit supérieur à l’homme, et garde par devers lui ses secrets ? » demande-t-il perfidement.

Non suggère-t-il à la femme, tu peux l’égaler, toi, être comme lui. En savoir autant. Et devenir immortelle.

La femme qui s’appellera Eve perd ce combat contre la jalousie. Car en réalité elle n’a pas mené le combat. Par inconscience. Elle n’a pas vu le danger.

A la génération suivante Caïn, pour sa part, est prévenu par Dieu lui-même. Ombrageux à l’égard de son frère Abel, il reçoit cet avertissement: « Attention, le mal est tapi à ta porte et il cherche à t’atteindre, mais toi, sache le dominer. » Or la passion l’emporte et il tue son frère Abel. Il perd le combat.

Ce combat contre la jalousie est une épreuve terrible. Ce n’est pas seulement un combat psychologique ou moral. Autrement il ne concernerait que les gens jaloux et pas les autres.

Or ce combat contre la jalousie n’est étranger à personne.

C’est un combat ontologique, qui concerne l’être de l’homme dans sa relation à l’autre, c’est-à-dire dans sa relation à Dieu et dans sa relation au frère.

Parfois la jalousie semble justifiée par une injustice, une inégalité, ou une tromperie.

Mais elle peut aussi se développer en dehors de toute raison ou justification.

Car elle a partie liée avec la souffrance originelle, qui est souffrance de la

séparation, souffrance de la différence, souffrance de l’altérité des êtres. « Comment, ce Dieu qui m’est si proche et si bienveillant recèle un quant à soi lointain, inaccessible, auquel je n’ai nulle part ? »

« Comment, ce frère qui m’est si proche, si familier, si intime, cache quelque chose qui m’échappe totalement, qui en fait cet être unique, inconnu, que j’ai devant les yeux et que je ne puis pourtant percer à jour ? »

« Comment, cette femme, ou cet homme, ne m’appartient pas totalement ? »

Des écrivains, entre Shakespeare et Proust ou Robbe-Grillet ont mis en scène cette jalousie, en montrant bien que littéralement ou symboliquement elle conduit à l’étouffement, à l’obsession, à la mort, à la destruction.

Abel, l’insaisissable « buée », comme son nom l’indique, est toujours tué par son frère Caïn, le « possédé », selon une étymologie possible.

Caïn, pourtant prévenu, perd le combat contre la jalousie.

Il ne résiste pas à sa morsure…

Venons-en maintenant au combat de Jacob, ce combat qui peut être lu comme

« le symbole de la lutte de l’homme contre les forces du mal. »

Quelle part y tient la jalousie, alors que Jacob n’est pas présenté comme le jaloux, mais au contraire comme celui qui est jalousé par son frère, car il l’a supplanté ?

Pour rappel, il s’agit des jumeaux d’Isaac et Rébecca.

Esau est né le premier, talonné par Jacob, comme le souligne une première étymologie du nom Jacob.

Il lui a vendu son droit d’aînesse contre un plat de lentilles un jour où il revenait affamé de la chasse.

Et Jacob, pour assumer ce droit d’aînesse, a obtenu la bénédiction de son père Isaac à la place de son frère, ce qui fait de lui le « protégé » de Dieu selon une autre étymologie.

Sa tromperie a mis Esaü hors de lui. Esaü, voyant « rouge » comme son nom l’indique, a projeté de tuer Jacob. Et Jacob a dû fuir.

14 ans ont passé : 14 ans de refuge chez son oncle Laban dont Jacob a épousé les deux filles Rachel et Léa,

Il revient maintenant riche et puissant, se prépare dans la crainte à rencontrer, à affronter ce frère qu’il n’a pas revu.

Pour certains interprètes du récit du Yabbok, l’homme qui lutte avec Jacob est en réalité le « génie » malfaisant d’Esaü.

Ce « génie » d’Esaü peut être compris comme l’esprit de la jalousie.

En ce cas cela signifie que Jacob, au gué du Yabbok, lutte contre le serpent de la jalousie qui a mordu son frère.

Autrement dit, il assume sa propre part de responsabilité dans cette jalousie, il prend en lui le mal d’Esaü , son désir de meurtre, pour lui livrer combat.

Si on suit cette interprétation, l’enjeu de cette lutte de Jacob dans la solitude de la nuit est énorme.

C’est l’enjeu de la fraternité des frères, de la fraternité des humains, de la fraternité des peuples. Comment cette fraternité peut-elle se vivre autrement que dans la rivalité, la jalousie, la violence ?

Comment des frères peuvent-ils se séparer, c’est-à-dire se différencier, se singulariser sans déchirement, s’accepter mutuellement, et se retrouver dans la paix ? Et cette question qui vaut pour les frères vaut pour les peuples et les nations.

Le combat de Jacob contre l’ange peut être compris comme un combat pour devenir le frère qui pourra rencontrer son frère : chacun dans sa différence et son altérité enfin acceptée par l’autre.

Mais pour qu’ils deviennent ces frères l’un de l’autre, il faut qu’ils soient libérés

des liens de jalousie, c’est-à-dire des liens de haine et de peur qui les tiennent prisonniers depuis 14 ans.

Pour Jacob et Esaü ce combat sera victorieux. Dès le lendemain de la nuit au Yabbok, les deux frères se rencontreront , s’embrasseront, se pardonneront, puis iront chacun leur chemin, dans la paix retrouvée.

Mais si ce combat contre la jalousie est victorieux, on peut penser que c’est parce qu’il a été porté et vécu à un autre niveau.

L’homme – ou l’ange- qui a lutté contre Jacob ne représente pas seulement le génie d’Esaü. Il symbolise l’Eternel lui-même.

C’est bien contre Dieu que Jacob a lutté pendant toute la nuit, et pas seulement contre l’esprit de jalousie de son frère Esaü.

C’est bien contre Dieu qu’il a combattu et la bénédiction, le nom et la blessure physique reçues à l’aube le disent pour les siècles des siècles : Jacob le boiteux devient Israël, celui qui a lutté avec Dieu.

Avec Dieu et avec les hommes : « Jacob-Israël, tu as lutté avec Dieu et avec des hommes et tu as triomphé ».

Alors qu’est-ce que cela veut dire par rapport à la question de la jalousie ?

Faut-il lutter contre Dieu pour vaincre la jalousie ? Pour neutraliser ce venin qui empoisonne la vie des individus, des sociétés, des religions, et des nations !

Un commentateur fait remarquer que pour lutter contre le mauvais génie d’Esaü Jacob a finalement utilisé une triple défense : les cadeaux, la prière et le combat.

La lutte contre Dieu est-elle alors un combat de remplacement ?

Plutôt que se battre contre le frère, contre le prochain, plutôt que s’opposer à lui par la force et la violence, y aurait-il transfert de cette force et de cette violence sur Dieu ?

Pour que la relation fraternelle impossible devienne possible ?

Mais on peut comprendre autre chose.

On peut comprendre que la question de la jalousie est si profonde qu’elle concerne également l’être de Dieu.

Jacob ne lutterait donc pas seulement contre l’esprit de jalousie d’Esaü, mais également contre l’esprit de jalousie en Dieu et en lui-même.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, cet esprit de jalousie, ce venin du serpent, distille dans le cœur et la vie de l’homme la souffrance de la séparation, la souffrance de l’altérité, et donc de l’extrême solitude : l’autre ne m’appartient pas et ne m’appartiendra jamais. Il est séparé de moi par son altérité irréductible.

Comment Dieu lui-même n’éprouverait-il pas cette souffrance, lui qui a séparé l’homme de lui-même en lui offrant la liberté et l’altérité ?

Comment Dieu lui-même ne serait-il pas ce Dieu « ardent », accaparé par le souci de son peuple, de ses créatures, de ses enfants ? Ce Dieu anxieux de l’altérité et de la liberté dangereuses des hommes, qui peuvent les pousser à faire n’importe quoi, y compris à détruire la création en se détruisant eux-mêmes ?

Ce Dieu tenté parfois, comme dans le récit du déluge, d’engloutir sa création quand le mal s’y propage. Ou comme dans l’histoire du veau d’or, d’anéantir son propre peuple quand il se livre à l’idolâtrie ?

Ce Dieu dont le bras nécessite parfois le bras de l’homme pour l’arrêter ?

Il n’y aurait donc qu’un combat, qu’une lutte, cette lutte que symbolise la lutte de Jacob avec l’ange : lutte contre la jalousie originelle, c’est à dire contre la souffrance dévastatrice de la séparation, qui menace de faire couler le sang de l’homme dans la terre ou de faire couler l’eau du déluge pour engloutir le monde. Qui menace de tout détruire.

Celui qui lutte vraiment contre la jalousie de l’homme – la sienne ou celle du frère-, celui qui veut la vaincre, défaire ses liens, neutraliser son venin, celui-là rencontre la jalousie de Dieu, l’ardeur de Dieu, comme le signifie le mot hébreu.

Mais il découvre que cette jalousie de Dieu porte aussi l’amour de Dieu.

Comme Jacob réalise avec stupéfaction, au petit matin, qu’il a vu Dieu face à face et que son âme est restée sauve. »

La jalousie de Dieu n’est que l’expression de sa non-indifférence à l’humain. Expression désespérée, quand elle porte la souffrance de Dieu, la peur de Dieu pour ses enfants, son peuple, sa création.

Mais en même temps expression transformée, car entre lui et l’homme, Dieu a déjà posé le pacte de l’Alliance. Il a guéri la jalousie par l’Alliance.

Ce qui se joue alors dans le combat nocturne au gué du Yabbok, sur ce lieu frontalier, concernerait le cœur de l’Alliance :

Le cœur de l’Alliance est un arrachement, l’arrachement vital par lequel l’homme qui lutte contre Jacob et Jacob parviennent à se dessouder l’un de l’autre au terme d’une nuit de combat.

Le cœur de l’Alliance est la victoire de la séparation sur la fusion, de la vie sur la mort.

Autrement dit c’est la victoire de l’amour sur la jalousie.

Mais c’est le fruit d’un inévitable combat.

Inévitable car, semble-t-il, l’amour réel, c’est-à-dire l’amour vivant, l’amour incarné, ne peut grandir que sur le socle d’une jalousie originelle vaincue.

Il est le fruit d’une dépossession, ce qui indique bien qu’il y a eu, sinon possession, du moins désir ou tentation de posséder, de refuser toute altérité, toute séparation.

La jalousie originelle, dont nous avons la trace dans toutes les expressions de nos jalousies humaines, correspondrait à l’ardeur, à la pulsion naturelle qui porte un être vers un autre être au point de vouloir se fondre en lui , être lui …ne supportant ni séparation ni différence.

Et cet être serait aussi bien Dieu que l’homme …travaillé par un même désir et une même quête l’un de l’autre.

C’est donc ensemble qu’ils devraient de tout temps, accomplir la tâche de transformer la jalousie en amour.

Ensemble, dans la passion de cette lutte pour la vie contre la mort.

C’est la mémoire de cette lutte pour la vie, la cicatrice de cet amour vainqueur

qu’Israël porte dans son nom et son corps.

C’est aussi cette mémoire et cette cicatrice que Jésus le Christ porte sur la croix, où par sa lutte il vainc la mort, c’est-à-dire la victoire de la jalousie originelle.

Et pour nous, au cœur de notre foi chrétienne doivent retentir sans cesse ces paroles :

« Rendez-vous, par amour, serviteurs les uns des autres. Car toute la loi est accomplie dans une seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Mais si vous vous mordez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres. »

Frères et sœurs soyons, les uns pour les autres, plein d’amitié et de compassion : chacun d’entre nous, chaque personne rencontrée mène un rude combat.

Amen !

Lecture de la Bible

Genèse 4:6-7

Et l’Eternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu? 7 Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi: mais toi, domine sur lui.

Genèse 32:9-32

Jacob dit: Dieu de mon père Abraham, Dieu de mon père Isaac, Eternel, qui m’as dit: Retourne dans ton pays et dans ton lieu de naissance, et je te ferai du bien! 10 Je suis trop petit pour toutes les grâces et pour toute la fidélité dont tu as usé envers ton serviteur; car j’ai passé ce Jourdain avec mon bâton, et maintenant je forme deux camps. 11 Délivre-moi, je te prie, de la main de mon frère, de la main d’Esaü! car je crains qu’il ne vienne, et qu’il ne me frappe, avec la mère et les enfants. 12 Et toi, tu as dit: Je te ferai du bien, et je rendrai ta postérité comme le sable de la mer, si abondant qu’on ne saurait le compter. 13 C’est dans ce lieu-là que Jacob passa la nuit. Il prit de ce qu’il avait sous la main, pour faire un présent à Esaü, son frère: 14 deux cents chèvres et vingt boucs, deux cents brebis et vingt béliers, 15 trente femelles de chameaux avec leurs petits qu’elles allaitaient, quarante vaches et dix taureaux, vingt ânesses et dix ânes. 16 Il les remit à ses serviteurs, troupeau par troupeau séparément, et il dit à ses serviteurs: Passez devant moi, et mettez un intervalle entre chaque troupeau. 17 Il donna cet ordre au premier: Quand Esaü, mon frère, te rencontrera, et te demandera: A qui es-tu? où vas-tu? et à qui appartient ce troupeau devant toi? 18 tu répondras: A ton serviteur Jacob; c’est un présent envoyé à mon seigneur Esaü; et voici, il vient lui-même derrière nous. 19 Il donna le même ordre au second, au troisième, et à tous ceux qui suivaient les troupeaux: C’est ainsi que vous parlerez à mon seigneur Esaü, quand vous le rencontrerez. 20 Vous direz: Voici, ton serviteur Jacob vient aussi derrière nous. Car il se disait: Je l’apaiserai par ce présent qui va devant moi; ensuite je le verrai en face, et peut-être m’accueillera-t-il favorablement. 21 Le présent passa devant lui; et il resta cette nuit-là dans le camp. 22 Il se leva la même nuit, prit ses deux femmes, ses deux servantes, et ses onze enfants, et passa le gué de Jabbok. 23 Il les prit, leur fit passer le torrent, et le fit passer à tout ce qui lui appartenait. 24 Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. 25 Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, cet homme le frappa à l’emboîture de la hanche; et l’emboîture de la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. 26 Il dit: Laisse-moi aller, car l’aurore se lève. Et Jacob répondit: Je ne te laisserai point aller, que tu ne m’aies béni. 27 Il lui dit: Quel est ton nom? Et il répondit: Jacob. 28 Il dit encore: ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. 29 Jacob l’interrogea, en disant: Fais je te prie, connaître ton nom. Il répondit: Pourquoi demandes-tu mon nom? Et il le bénit là. 30 Jacob appela ce lieu du nom de Peniel; car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée. 31 Le soleil se levait, lorsqu’il passa Peniel. Jacob boitait de la hanche. 32 C’est pourquoi jusqu’à ce jour, les enfants d’Israël ne mangent point le tendon qui est à l’emboîture de la hanche; car Dieu frappa Jacob à l’emboîture de la hanche, au tendon.

Galates 5:13-26

Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu!