Un parfum de nard pur

Deutéronome 34:1-5 , Marc 14:3-9

Culte du 8 octobre 2017

Vidéo de la partie centrale du culte

film réalisé bénévolement par Soo-Hyun Pernot

Dimanche 8 octobre 2017
prédication de la pasteure Marion Muller-Colard

Ces deux textes nous offrent chacun à leur manière une méditation sur la mort. Si je les ai choisis c’est qu’il m’apparaît de plus en plus que méditer la mort relève d’une hygiène spirituelle essentielle, en particulier dans une société qui n’a rien à en dire ni à en faire, si ce n’est susciter à l’endroit de cette grande énigme des pensées magiques plus ou moins élaborées ou conscientes. La Bible n’est pas le livre de la pensée magique. Elle est le livre du réel métamorphosé par la Parole. D’un réel rugueux, et parfois inhospitalier, où la Parole créatrice et re-créatrice de Dieu creuse pour nous un espace habitable.

Ces textes donc invitent chacun à méditer sur sa propre mort, cet incroyable vecteur d’égalité entre les humains car que nous soyons puissant ou misérable, jeune ou vieux, en bonne santé ou affaibli, nous sommes tous mortels également, non pas plus ou moins mortel mais également mortels.

Alors que la panique nous fait parfois chercher une issue de secours dans la religion, arrive une femme, dans l’Evangile, qui contrarie nos besoins religieux de déviation de la mort, et celui des propres disciples de Jésus qui assistent à cette scène et rechignent depuis un moment à l’idée qu’après avoir trouvé enfin le Messie il faille le voir mourir. Et cette femme ne dit rien mais elle fait un geste qui atteste que oui, lui aussi, le Messie, va mourir.

En un seul geste, chez Marc, elle l’oint et imite ainsi l’onction royale destinée au Messie, et elle atteste de sa mort à venir. En un seul geste elle le fait Messie et mortel, et elle articule ainsi l’inarticulable, elle abolit l’espérance religieuse mal placée qui mise sur l’échappement, pour nous faire entrer, par une toute petite porte, dans une espérance tellement plus vaste que celle qui consisterait seulement à trouver le Maître de l’évitement de la mort. La possibilité d’un Dieu qui ne soit pas « méta-physique », pur hélium insaisissable, abstraction nuageuse, prometteur de fumée et promoteur d’illusions. Un Dieu concret, un Dieu corps, un Dieu réel qui nous rejoint au cœur du réel. Ma subjectivité prêterait volontiers cette parole au geste pourtant muet de la femme : « C’est aussi parce que tu n’es pas une issue de secours, un évitement, que je peux te suivre et te croire »

Mais rien n’y fait. Le texte nous parle de nard et les disciples s’évertuent à parler de parfum. C’est une sorte d’euphémisme olfactif que vous avez pu sentir en faisant passer entre vous ces effluves de nard pur. Le nard n’est pas à proprement parler un parfum. C’est une huile essentielle d’une plante rare, une huile qui était utilisée dans de nombreuses traditions comme huile de passage, jusqu’à être associée dans la mythologie grecque au Phénix. Le nard porte en lui-même cette préfiguration de la mort, cette acceptation profonde qu’il n’y a pas d’autre chemin possible. Son nom hindou, qui est aussi le nom scientifique qui lui est attribué aujourd’hui, est Jatamansi. Et ce mot en hindou signifie : esprit incarné. C’est ce sceau de l’esprit incarné que Jésus portera sur lui tout au long de sa passion et jusqu’à la Croix, posé par une femme qui a compris que Dieu s’incarne à ce point qu’il ne contourne pas la condition de mortel qui est la nôtre mais l’épouse pour nous donner courage à tous.

Mettons-nous cependant d’accord : j’ai horreur de la mort. Et oui, elle me fait peur. Je suis suffisamment attachée à moi-même pour peiner vraiment à imaginer qu’un jour je ne sois plus. Et on pourra m’expliquer les choses indéfiniment, d’ailleurs Jésus le fait à longueur d’Evangile, rien n’y fait : non, je ne veux pas. Et je m’attache : à mon corps - et je pâlis devant les premiers stigmates de la vieillesse ; à mes biens -et je les cumule dans l’idée de rendre palpable mon agitation terrestre et de marquer mon passage d’un quelconque héritage; je m’attache encore à mes ancrages -au cas où ils pourraient me lester et se disputer ma personne et ma consistance devant l’échéance pourtant incontournable. Je ne vous parle pas des livres qui sont bien sûr un des symptômes de base de prétention d’immortalité de l’écrivain…

Cela fait de moi quelqu’un de relativement banal. Mais je ne peux m’empêcher de penser que s’il existe un exercice spirituel incontournable c’est celui de méditer sa mort. Plonger en Evangile requiert cette capacité, sinon nous voilà comme les disciples au Mont des Oliviers, incapables de garder un oeil ouvert. Or vivre de l’Evangile, c’est vivre les yeux ouverts. Il y a dans cette capacité à apprivoiser notre finitude un enjeu également d’amour, et le récit de la femme de Béthanie nous le dit à sa manière. Qui sont ces disciples qui disent être les plus proches de Jésus et sont si peu capables d’envisager sa mort ? Se pourrait-il qu’aimer ne puisse se qualifier qu’à cette condition là : aimer à ce point où la mort oui, est envisageable ? C’est un paradoxe de ce texte qui retourne nos a priori contemporains et nous offre de repenser l’amour à l’aune de la mort. Il se pourrait que celle qui aime le plus, ou du moins le mieux, ici, soit celle qui accepte la mort de l’aimé.

Aimer ne va pas sans une médiation de la mort, et de sa propre mort aussi, en ce qu’elle conditionne notre capacité à transmettre -et on le voit avec Moïse qui ne possèdera pas la terre promise mais mourra avant de la posséder ; il mourra en pleine capacité pourtant de la transmettre.

Comme l’écrit Nathalie Sarthou-Lajus dans Le geste de transmettre : « La panne actuelle de la transmission est en grande partie liée à la difficulté de s’inscrire dans la différence des générations, à la peur de vieillir et d’assumer son rôle d’aîné, mais aussi à la difficile acceptation de mourir et de céder sa place aux générations suivantes. (…) Nous ressemblons aujourd’hui à des adolescents apeurés qui découvrent qu’ils ne peuvent vivre toute leur vie selon une logique de croissance illimitée et de dépense sans frein, mais qu’ils ont des compte à rendre - pas seulement à leurs banquiers, à leurs parents, à leurs enfants, aux générations futures, à la Terre, mais avant toute chose à la mort. Nous devons consentir à mourir pour que d’autres naissent et vivent. C’est le cœur du processus de transmission et du rapport entre les générations. »

Et nous voilà avec Moïse, le pauvre homme. Il est, tout jeune, flanqué d’une mission impossible pour laquelle il n’a ni désir ni appétit et qu’il accepte pourtant. Dire qu’elle lui procure des ennuis est peu dire. Il a ce genre de poste où l’on se trouve systématiquement entre le marteau et l’enclume, le marteau étant Dieu lui-même et l’enclume étant le peuple hébreu, indéfiniment nostalgique d’un pays de servitude dans lequel il se sentait plus en sécurité que dans le désert de sa libération. Et voilà que pour n’avoir pas cru au miracle des eaux de Mériba, l’Eternel informe Moïse qu’il n’entrera pas dans cette terre promise qui le met en route depuis quarante années contre tout bon sens et perspective d’avenir. Lorsqu’il monte ce jour-là au Mont Nébo, il sait qu’il y va pour mourir. Mais que fait-il avant cela ? Il ne maudit pas le ciel pour cet ultime coup de Trafalgar. Il bénit les Israélites, tribu après tribu. Il leur confirme l’accession à la terre promise que la mort imminente dérobe de sous ses pieds. Il transmet. Il accepte sa mort qui confirme sa vie comme une étape, une portion de chemin, tout à la fois essentielle et infime, comme chacune de nos vies où avec notre pugnacité, notre tiédeur, notre couardise, notre courage, nos amours et nos lâchetés, nous essayons singulièrement le monde, nous essayons singulièrement la vie. Dans l’énumération panoramique du Mont Nébo on entend encore la diversité des paysages : « L’Eternel lui fit voir tout le pays : Gallad jusqu’à Dan, tout Nephthali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le Négueb, la dépression du Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tsoar. » Tout y est, l’abondance et l’aridité, la mer, le désert, les palmiers, monts et vallées, les chemins droits, les chemins courbes. La vie, en abondance, à transmettre. Et il me plaît à croire que Moïse alors vit quelque chose du frémissement d’une espérance pure, en cet instant précisément où le sol promis se refuse à ses pieds mais se donne à voir. L’espérance telle que la nomme Frédéric Boyer dans son très beau livre Là où le cœur attend :

« L’espérance est si difficile, souvent, car il eût fallu trop recevoir si nous l’avions reçue. (…) Est-ce que la secousse eût été trop brusque et trop forte si l’on avait tout reçu pour le posséder immédiatement ? Ou est-ce que nous obtenons quelque chose dans ce geste de l’espérance qui est de recevoir sans posséder ? »

Par la grâce et dans la force de l’Evangile il nous est donné, comme Moïse, comme dans le geste de bénédiction et d’envoi de la femme de Béthanie, de « recevoir sans posséder ».

Amen.


Lecture de la Bible

Deutéronome 34:1-5

Moïse monta des plaines de Moab sur le mont Nébo, au sommet du Pisga, vis à vis de Jéricho. L’Eternel lui fit voir tout le pays : Gallad jusqu’à Dan, tout Nephthali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, le Négueb, la dépression du Jourdain, la vallée de Jéricho, la ville des palmiers, jusqu’à Tsoar. L’Eternel lui dit : C’est là le pays que j’ai promis par serment à Abraham, à Isaac et à Jacob, en disant : Je le donnerai à ta descendance. Je te l’ai fait voir de tes yeux mais tu n’y entreras pas.

Moïse, serviteur de l’Eternel, mourut là, dans le pays de Moab, selon l’ordre de l’Eternel.

Marc 14:3-9

Il est à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, étendu à table. Vient une femme. Elle a un flacon d’albâtre d’un parfum de nard pur, fort cher. Elle brise le flacon et le lui verse sur la tête.

Alors certains s’en irritent entre eux : « Pourquoi gaspiller ce parfum ? Oui, ce parfum pouvait être vendu trois cents deniers et plus à donner aux pauvres. « Et ils la rudoient. Mais Jésus dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tracasser?

Elle a bellement agi envers moi. Oui, les pauvres, vous en aurez toujours avec vous et quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien. Mais moi vous ne m’aurez pas toujours. Ce qu’elle avait, elle l’a fait. Elle a agi par avance , et parfumé mon corps pour l’ensevelissement. Amen, je vous dis : partout où l’annonce sera clamée, dans tout l’univers, ce que cette femme a fait sera raconté aussi en mémoire d’elle. »

(Cf. Traduction Chouraqui)

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